Je suis né le 20 octobre 1920 à Bayac et j’ai été maire de cette commune pendant 36 ans, de 1953 à 1989. Mon oncle avait loué le moulin du château, mais il avait tellement de travail qu’en 1904 il a fait venir mon père pour l’aider et bientôt lui succéder. Quand Gaboriaud est arrivé, en 1925, il a reconduit le bail. Le prix, six mille anciens francs par an, n’a jamais changé ; mais le moulin, devait fournir l’électricité au château et toute l’eau pour les besoins domestiques, le jardin et les bêtes. Il y avait un très grand réservoir et si on attendait qu’il soit vide, il fallait au moins deux jours pour le remplir. Monsieur Gaboriaud venait ici aux vacances. Il avait deux secrétaires, Andrée et Odette. Vers la fin de la guerre, il s’est marié avec Odette. Il avait un solide appétit : quand il décidait de manger du poulet rôti, il y avait un poulet pour madame et un pour monsieur.
Madame Odette Gaboriaud était charmante, une très jolie femme de quarante ans, qui parlait beaucoup avec les gens du pays. Son mari était moins souriant, il n’était pas grand, mais très large, trapu. Sa tête ronde ressemblait à celle de son chien Milord, un bouledogue blanc, petit mais hargneux. Il portait d’énormes lunettes d’écaille, et quand il se mettait en colère ses grosses narines se gonflaient, palpitaient comme les ailes d’un papillon. Une casquette masquait sa calvitie et il portait toujours des pantalons de golf. Il avait une adoration pour son chien, quel drame quand il est mort ! Milord a été inhumé dans le parc, dans un cercueil capitonné et j’ai été invité, comme à l’enterrement d’un chrétien.
Gaboriaud était franc-maçon et à sa mort en 1945 le corps a été hébergé dans le caveau d’un franc-maçon de Bergerac avant de partir pour Paris.
Il habitait boulevard Malesherbes, écrivait dans “ L’Œuvre ” et était propriétaire du journal “ L’Ere Nouvelle ”. Il était riche, l’entretien du château lui coûtait cinq cent mille francs par an. Il avait un jardinier, un chauffeur pour conduire sa 27 CV Panhard, une ou deux femmes de ménage, une cuisinière et une femme de chambre. Les deux dernières lui sont restées fidèles jusqu’à sa mort, et il leur a laissé plusieurs millions en héritage.
Avant la guerre, il recevait beaucoup d’amis. Presque tous les présidents du Conseil sont passés ici, et comme les gouvernements se succédaient, il en est venu beaucoup. Ils restaient deux ou trois jours, quelque fois une semaine. Je me souviens de Georges Bonnet, un assidu, d’Yvon Delbos, de Camille Chautemps, d’Anatole de Monzie. Ces gens-là taquinaient les truites, la pêche leur était sévèrement réservée sur la propriété. J’étais gamin à l’époque, je cherchais les vers et leur portais le seau, mais jamais ils ne m’ont donné un sou, ni même un bonbon.
A la débâcle, Gaboriaud a hébergé Gamelin pendant un mois. Je n’ai pas vu le général, mais sa femme venait au moulin avec madame Gaboriaud et elles écoutaient la radio anglaise.
Pendant l’occupation, monsieur Jaugeard, un grand ami de Gaboriaud, venait inspecter les toiles du Louvre entreposées dans les châteaux de Paleyrac et de Lapoujade à Urval. J’étais son chauffeur, mais lui non plus ne m’a pas donné un sou, un radin.
Quand Gaboriaud a mis son chauffeur à la porte, je l’ai remplacé. Tous les mercredis, je le conduisais à Bergerac à l’hôtel Germain où il retrouvait ses amis de la loge maçonnique. Il y avait en particulier Dussaillant, un boucher de Sigoulès, un bon vivant chez qui ils faisaient aussi des gueuletons. On se mettait à table à midi, on se levait à huit heures du soir, en pleine occupation. Jamais il n’a mangé avec le sous-préfet qui pas une fois n’est venu à Bayac. Il n’avait pas non plus de relations avec le préfet.
J’avais fait les chantiers de jeunesse et en 1943 j’ai été convoqué pour aller travailler dans l’Organisation Todd sur la côte méditerranéenne. Mais comme mon père était amputé du bras droit, j’étais indispensable à la marche du moulin. Nous sommes allés voir monsieur Gaboriaud et le lendemain nous sommes partis à Périgueux. Mon père a demandé :
« Croyez-vous que le préfet nous recevra ? Monsieur Gaboriaud a répondu :
- Quand je m’annoncerai, il me recevra. »
Le lendemain, j’étais affecté au moulin pour assurer le ravitaillement de la population. Deux mois plus tard, j’ai reçu une nouvelle convocation et à ce moment-là, monsieur Gaboriaud m’a dit : « Mon petit Yvon, pour vous faire rester ici maintenant, il faudrait que je m’adresse aux autorités allemandes ; je ne veux pas le faire. »
Il m’a indiqué une personnalité de la Résistance qui résidait au Mayne de Lalinde et qui m’a proposé de partir pour l’Angleterre. Je n’ai pas accepté, je ne voulais pas laisser mon père seul, mais j’ai eu droit à une fausse carte d’identité au nom de Delattre Léon, né à Tlemcen.
Gaboriaud n’était ni résistant ni collaborateur et il n’a jamais reçu de grands collaborateurs, les francs-maçons n’étant pas leurs amis. Je suis resté un pied dans le moulin, un pied dans les bois. Dès qu’une colonne allemande était annoncée, toute la famille partait se cacher ; la nuit je couchais dans une ferme, jamais la même.
Un matin, nous avons vu arriver des miliciens et le contrôle économique. Monsieur Gaboriaud avait été dénoncé pour dépôt d’armes et pour complicité avec le meunier pour cacher du blé. La récolte avait été bonne et comme nous n’avions plus de place, nous avions entreposé une centaine de sacs de blé dans une dépendance du château, mais je l’avais déclaré à l’Office national du blé. Des mauvaises langues avaient dit que ce blé servait à nourrir les cochons du château, ce qui était faux. De temps en temps j’en sortais une vingtaine de kilos pour donner de la farine blanche à la cuisinière, mais ça n’allait pas plus loin. Les miliciens ont trouvé huit cents litres d’essence et cent kilos d’huile, camouflés par l’autorité militaire. Gaboriaud ne touchait pas à ce stock ; quand il allait à Bergerac, il passait à la sous-préfecture et ramenait un bon de vingt litres d’essence qui suffisaient pour la semaine. Il avait une clef de cette pièce et le colonel de la place de Bergerac la clef d’une autre serrure, de sorte que ce local ne pouvait être ouvert qu’avec les deux personnes. Les miliciens ne se sont pas embarrassés, ils ont fait sauter les serrures à coup de pistolet et ils ont chargé l’essence et l’huile dans un camion portant l’inscription “ Chicorée Willot ”. Après avoir contrôlé les stocks de blé et de farine chez nous, ils ont perquisitionné dans le château. Dans la chambre de monsieur Gaboriaud ils ont trouvé, dans un étui rouge, un parabellum. « Monsieur, a dit le chef, vous êtes dénoncé pour avoir des armes et nous commençons à en trouver. » Monsieur Gaboriaud a sorti de son portefeuille un papier, le milicien a remis l’arme dans son étui.
« Pourquoi avez-vous perquisitionné chez moi ? »
Le directeur du Contrôle économique a répondu :
« Par ordre du préfet. »
Gaboriaud a sursauté et répliqué : « En rentrant à Périgueux ce soir, dites bien à votre préfet, de ma part, que j’ai fait et défait des préfets avant la guerre et que je ferai et déferai des préfets après la guerre. »
Il a téléphoné à Vichy et le lendemain, le camion de la chicorée Willot a ramené l’essence et l’huile et le directeur du contrôle économique a été cassé.
Quelques jours plus tard, nous sommes partis à Vichy, « Laval n’aurait jamais permis qu’on envoie la milice chez moi, je le connais depuis de nombreuses années ; je sais ce qu’il est et il sait qui je suis. »
C’était la première fois qu’il allait à Vichy. Nous sommes partis de bonne heure, vers quatre heures ; je n’y voyais pas grand chose sur la route, les phares étaient peint en bleu avec juste un petit rectangle lumineux. Sur le plateau des Millevaches, nous avons été arrêtés par des Allemands, des GMR, des gendarmes et même des maquisards. Dès que tous ces gens voyaient les papiers, ils nous laissaient passer. Je me suis toujours demandé ce qu’il y avait sur ces papiers, qui valaient pour tous. En entrant dans Vichy, nous avons trouvé des soldats Allemands armés jusqu’aux dents, et nous avons passé le pont de l’Allier sans qu’on me demande rien, à moi qui était réfractaire avec de faux papiers. Ceux de Monsieur suffisaient.
A l’Hôtel du Parc, où siégeait le gouvernement, j’avais une chambre au septième étage avec tout le confort, ascenseur, douche et je mangeais au sous-sol, au repas des “ courriers ” comme on disait. J’ai deux ou trois fois rencontré le Maréchal Pétain dans l’ascenseur, il me faisait l’effet d’un vieillard pas méchant. Par contre Laval avait une sale gueule, comme de Brinon ; ces gens-là vous faisaient peur rien qu’à les regarder. La Delahaye blindée de Laval était un vrai char d’assaut, fusil-mitrailleur sur la plage arrière. Le chauffeur me donnait des cigarettes américaines, c’était un as du volant qui passait à toute vitesse sous le porche très étroit du Ministère de l’Intérieur.
L’appartement de Monsieur Gaboriaud était au troisième étage ; tous les matins à dix heures, je me présentais à lui. Un jour il m’a dit : « Vous savez, mon petit Yvon, ce n’est pas Laval qui me reçoit, c’est moi qui le convoque et le reçois ici à telle heure, dans mon appartement. » C’est vous dire la puissance de ce type-là qui n’avait pas digéré la perquisition chez lui. Il connaissait à fond l’histoire de Laval, et Laval ne tenait peut-être pas à ce qu’on la raconte.
Nous n’avons pas fait d’autre expédition à Vichy, seulement au domaine du Lys, à côté de Pompadour, où Georges Bonnet, ministre des Affaires étrangères au moment de Munich, se cachait avec sa famille. Il recevait l’ambassadeur de France en Espagne et avec le chauffeur de l’ambassadeur, on nous a envoyés déjeuner au restaurant à Pompadour. Nous avons fait un repas de guerre épouvantable, avec des pois chiches. Heureusement que le chauffeur espagnol avait ses poches pleines de cigarettes américaines. En repartant pour Bayac, monsieur Gaboriaud m’a demandé si j’avais bien mangé ; ce que je lui ai raconté ne lui a pas fait plaisir. « Chez moi, quand je reçois des personnalités, les chauffeurs mangent à la cuisine les mêmes plats et boivent les mêmes vins. Georges Bonnet va en entendre parler. »
Il ne fallait pas lui monter sur les pieds, car alors il devenait terrible. Il avait licencié deux chauffeurs, avant de me prendre : René parce qu’il était au bistrot au lieu de rester à sa disposition, Louis parce qu’il lui avait répondu.
Maurice Arbaudie était resté quelques mois au château comme jardinier. Un soir de battages à la Beynerie, les copains l’ont fait boire et lui ont dit : « Piron, t’es pas chiche de monter au château. » Et Piron a chanté sur l’air de l’Internationale, a crié qu’il emmerdait Gaboriaud. Heureusement que sa femme et sa fille l’ont arrêté à l’entrée du parc, car Gaboriaud l’attendait sous le cèdre avec son parabellum. Gaboriaud a téléphoné aux autorités, mais pas au sous-préfet ni au préfet, ce n’étaient pas des gens assez importants pour lui. Il a dû s’adresser directement à Vichy d’où sont partis les ordres.
Les gendarmes ont arrêté Arbaudie et l’ont emmené, on ne savait pas où. Ça n’a pas rendu le châtelain populaire dans le pays. Tous les gens le désapprouvaient, on disait : “ Piron va partir en Allemagne à cause de lui ”. Mais il est sorti quelques mois après. On pensait que sa mère était intervenue ; Victoria était une brave femme, honnête, droite, très pieuse ; elle avait d’excellentes relations avec le clergé ; l’église était très influente à l’époque. L’arrestation et la libération de Piron, ce n’est pas à Périgueux que ça s’est décidé, mais à Vichy.
Que de révélations sur Gaboriaud dans ce témoignage de monsieur Yvon Dumain . L’on comprend sa personnalité : il manifeste son autorité envers Laval comme envers son chauffeur, mais il défend “ ses gens ”, sa “ maison ”. Il n’admet pas que l’on méprise son chauffeur ou celui de l’ambassadeur. Qui était-il pour être aussi puissant ?
Cette nouvelle est extraite de l’ouvrage de Michel Carcenac Braconniers d’Eau Douce et autres nouvelles, Edition du Hérisson. Belvès :
Dans ses récits contemporains, Michel Carcenac anime une galerie de personnages hauts en couleur : le truculent Hubert qui épie de son bateau l’envol des hirondelles dans la nuit, tandis qu’en amont l’Ange blanc glisse sur le courant. L’officier de la deuxième DB aux prises avec des gitans, et Pascal d’Eygurande qui sauve son village de la famine. Il nous entraîne dans les histoires du coq et des tourterelles, du verrat et de la chevrette, sans oublier les tribulations des veaux. Perché dans son tilleul, le geai Zizi-pan-pan la Riflette médite sur le bonheur de vivre à la campagne.
D’un bond de kangourou blanc, nous sautons du Bugue à Siorac, de Pissos à Amsterdam, de la Double au Quercy et à l’Agenais, mais la Dordogne reste toujours le personnage principal de ce tableau bucolique.
Découvrir Le Périgord d’Antoine Carcenac : (photographies 1899 - 1920).