Pourquoi ai-je été résistant plutôt que milicien ? Une question, aussi saugrenue, ne m’est jamais venue à l’esprit. Ce sont les autres qui me l’ont posée.
Éliminons l’opportunisme de celui qui sent le vent tourner et se met du côté du vainqueur, et la position de celui qui ne veut pas prendre de risques, qui ne désire qu’une chose, continuer à vivre tranquillement en dehors des aléas de l’Histoire et qui a souvent d’excellentes raisons. Les chefs de famille ont pourtant été nombreux à risquer leur vie en toute connaissance de cause. Le docteur Nessmann, chirurgien à Sarlat, est mort sous la torture pour s’être engagé dans la Résistance, bien qu’il fut père de six enfants en bas-âge.
Pour des jeunes gens passionnés, il est aisé de prendre une décision quand on n’a que son destin à mettre dans la balance ; encore faut-il la prendre, cette décision. Après la défaite, j’étais seul maître de mes choix, de mes engagements. Toutes les grandes interrogations se ramenaient pour moi et pour beaucoup à une seule : être pour les Allemands ou contre eux. Les autres débats ne me semblaient être que jeux politiques. Pas de dilemme ; viscéralement, j’étais contre les « Boches », contre Pétain, et pour de Gaulle. Jamais je n’ai douté du bien-fondé de mon choix. J’étais manichéen, pour le bon, contre le méchant, sans aucune nuance. Il ne pouvait en être autrement.
- © Photo archives Michel Carcenac
Michel, Jean, Marcel, Angély sont mes prénoms. Ils n’ont pas été choisis au hasard. Bien souvent, depuis des siècles, le nouveau-né porte le prénom du grand-père, ou du frère décédé en bas âge. C’est une façon de nier la mort, de contrarier le destin, d’empêcher l’oubli.
Marcel était le frère cadet de ma mère. Il est mort à vingt-deux ans, à la Grande guerre, dans les tranchées. Angély le frère aîné, le poète, est mort à trente-quatre ans. Il fut mobilisé quinze jours avant son mariage.
Officiellement, Marcel et Angély Andrieu ne sont pas morts ; ils sont portés disparus. Les messes, les prières, ne les ont pas fait revenir à Varen, sur les bords de l’Aveyron.
Pendant des années, ma grand-mère est allée le soir les attendre au bout du chemin. N’ayant aucune preuve de leur mort, elle espérait les voir arriver. La nuit, elle se réveillait, croyant les entendre frapper à la porte. Ma mère et mes tantes n’essayaient pas de la raisonner. On ne parlait jamais des disparus devant mes grands-parents, mais leur présence était constante, pesante. Plus tard, tout espoir de retour ayant disparu, les prières pour le salut de leur âme étaient inutiles, ils étaient des martyrs et des saints.
Je me suis trouvé investi de la charge officielle, attestée par le maire et par le curé, de porter leurs prénoms pour que, même dans les actes administratifs, ils soient toujours présents. Personne ne m’avait confié un quelconque rôle de vengeur, ma famille maternelle était trop chrétienne pour avoir de pareilles idées. Mais je ne pouvais être l’ami des Allemands qui occupaient la France. A quoi auraient servi les sacrifices de Marcel et d’Angély ?
Du côté paternel, j’avais l’exemple de mon grand-père Zéphyrin qui combattit pendant la guerre de 1870-71. Incorporé dans les Mobiles de la Dordogne à seize ans, par suite d’une erreur d’état-civil, il devient un franc-tireur chargé de harceler les Prussiens, de faire une guerre de buissons. Ses lettres, pieusement conservées, reflètent sa fougue patriotique. En 1944, comme lui, je combattrai les Allemands dans une guerre d’embuscades, mal habillé, mal armé, mais avec la même hargne.
J’étais loin d’être un cas unique. Des milliers de Français ont fait ce choix, sans jamais le remettre en cause. Les autres avaient peut-être au départ leurs raisons d’être des adeptes de la collaboration avec les Allemands, mais pourquoi ne pas avoir changé d’avis, dès que leur présence en France les a fait connaître sous leur vrai jour à qui ne voulait pas être aveugle ?
Les faits que je rapporte sont réels dans mon livre Les Combats d’un ingénu. Après cinquante ans, les souvenirs butent sur des faits, des dates, mais les émotions demeurent intactes, c’est l’essentiel ; je ne suis pas un historien. Depuis longtemps je voulais écrire ces aventures mais je n’en avais pas le temps et j’estimais ne pas en avoir le talent, ayant passé l’essentiel de ma vie professionnelle à rédiger… des ordonnances. Brigitte Levarlet m’a incité à écrire les histoires que je lui avais racontées. Elle n’a pas voulu les utiliser, estimant qu’elles m’appartenaient et que moi seul devais les écrire. Au fil des pages, j’ai fait parler les autres, les amis.
J’ai évoqué l’histoire des Gimenez parce que la guerre d’Espagne se confond pour moi avec notre guerre, elle n’en était que le prélude. Les républicains espagnols ont toute mon estime. J’ai honte que mon pays les ait accueillis d’une façon si odieuse et les ait livrés quelques mois plus tard à Hitler.
Pourquoi ai-je raconté l’aventure des dix Périgourdins à Oléron ? Cette histoire n’a jamais été écrite, on a plutôt cherché à l’occulter. La moitié des acteurs sont des amis et j’ai voulu leur rendre hommage en couchant sur le papier leur odyssée.
Les situations rapportées sont peu de chose dans l’Histoire. C’est une modeste contribution à la connaissance des faits, des sentiments des contemporains de l’époque, vus par un adolescent. Il m’a semblé utile d’en fixer la mémoire avant que les acteurs ne disparaissent.