Pour sortir de ma tristesse, je vais te ramener quelques années en arrière, aux temps heureux où l’on buvait l’eau de la Dordogne.
Avant les barrages, l’eau montait au printemps avec les giboulées et la fonte des neiges. La Dordogne débordait, envahissait les prés. De la barque, que c’était beau de voir les assées noires sauter hors de l’eau et gober les fleurs de boutons d’or.
Tu ne les a pas connus les Sioracois d’autrefois, tous braconniers de Dordogne.
Les gens de Belvès, eux, sont des pêches-lunes, ils ramassent tout juste quelques écrevisses et des truites minuscules dans les ruisseaux, du bricolage ; à Siorac, c’est du sérieux, mais nous avons aussi nos amateurs.
Par exemple, Servolle, que l’on appelait “ le Commandant ”, avait une grande peur des gendarmes et des gardes-pêche, et pourtant il n’était qu’un braconnier amateur. Il aurait bien voulu un certain jour attraper des assées noires dans la Nauze, mais il avait confié ses craintes à Magnanou.
« Tu peux partir tranquille, lui avait dit le restaurateur, les gendarmes déjeunent chez moi. Ils en ont pour un bon moment, je leur ai préparé des barbeaux, et l’oseille n’a pas fait fondre toutes les arêtes. »
A vélo, le “ Commandant ” s’est rendu à Séguinou et a placé son petit tramail dans la Nauze. La première levée fut bonne, mais, aux cris de « Vous êtes pris ! vous êtes pris ! », il s’est retourné et il a entrevu dans les feuillages des uniformes et des képis. Il s’est jeté à l’eau, qui est profonde de plus de deux mètres à cet endroit, il a manqué s’entortiller les jambes dans le tramail, s’est hissé sur la berge opposée et a couru aussi vite qu’il pouvait jusque chez Montagne.
« Je suis perdu, les gendarmes me galopent, cachez-moi ! »
Les Montagne, il n’y avait pas plus braves gens, après l’avoir séché l’ont mis au lit avec des bouillottes. Le lendemain, le danger paraissant écarté, sa femme lui a apporté des vêtements propres et il est revenu chez lui, sans savoir que tout Siorac, derrière les rideaux ou les volets, le regardait passer en se tordant de rire.
Bien plus tard, des âmes charitables lui ont révélé que le gendarme qui lui avait fait si peur n’était que Magnanou : il portait la veste et le képi du tambour de ville. Dans cette chasse au braconnier, Pierrot Fournet l’accompagnait pour faire nombre.
Le “ Commandant ” ne méritait pas le titre de braconnier, c’était un amateur. Les professionnels méprisaient les ruisseaux ; sur la Dordogne, nous étions dans notre élément.
Pour faire de bonnes pêches, nous étions obligés de travailler la nuit ; on ne pouvait pas vivre sans ça. Quand j’avais pris le courant, j’allumais une bougie dans le fond du bateau, pour voir le poisson dans les mailles du filet. Ma figure n’était pas éclairée, on ne pouvait pas me reconnaître. Cette luciole qui descendait au fil de l’eau indiquait ma présence aux gendarmes. Quand les pandores me suivaient sur la rive, je collais la bougie sur un bout de planche, et je la laissais filer dans le courant. Les gendarmes la suivaient, puis criaient « Abordez ! Abordez ! » Ils pouvaient chanter, comme si la bougie allait leur obéir. Et pendant qu’ils descendaient vers le Coux ou Le Buisson, je remontais tranquillement la Dordogne avec mes prises.
Comment je savais que les gardes étaient sur la rive ? C’étaient les hirondelles et les pies qui me prévenaient de leur présence. Accrochées à l’extrémité des branches de bélisses*, juste au-dessus de l’eau, elles sont à l’abri des belettes, des genettes ou des renards qui feraient vibrer leur perchoir. Le bateau glisse sur l’eau sans les déranger, mais les gendarmes les réveillent en frôlant les branches. J’entends alors le frou-frou des hirondelles et parfois je les vois. Les pies aussi se lèvent, toujours en jacassant, et s’il y en a deux ou trois à caqueter, je suis sûr qu’on me guette. Et puis, aux basses eaux, les bruits de pas sur les galets résonnent et les sons portent loin, la nuit sur la rivière.
Cette nouvelle est extraite de l’ouvrage de Michel Carcenac Braconniers d’Eau Douce et autres nouvelles, Edition du Hérisson. Belvès :
Dans ses récits contemporains, Michel Carcenac anime une galerie de personnages hauts en couleur : le truculent Hubert qui épie de son bateau l’envol des hirondelles dans la nuit, tandis qu’en amont l’Ange blanc glisse sur le courant. L’officier de la deuxième DB aux prises avec des gitans, et Pascal d’Eygurande qui sauve son village de la famine. Il nous entraîne dans les histoires du coq et des tourterelles, du verrat et de la chevrette, sans oublier les tribulations des veaux. Perché dans son tilleul, le geai Zizi-pan-pan la Riflette médite sur le bonheur de vivre à la campagne.
D’un bond de kangourou blanc, nous sautons du Bugue à Siorac, de Pissos à Amsterdam, de la Double au Quercy et à l’Agenais, mais la Dordogne reste toujours le personnage principal de ce tableau bucolique.
Découvrir Le Périgord d’Antoine Carcenac : (photographies 1899 - 1920).