Allez, encore un coup de cahors, et si vous avez le temps accompagnez-moi à Pech Maurel, me dit René Marty.
Je n’étais pas pressé, un dimanche après-midi, et j’ai visité la ferme. En passant devant les étables, René Marty me montra une petite construction, prolongée par un enclos de murailles. « C’était la porcherie de Tintin, me dit-il d’un air triste... » Mais il vaut mieux que je cède la parole au fermier, sa voix rude, rocailleuse, sonne comme une dégringolade des pierres de sa colline.
Tintin, notre verrat, était impressionnant avec ses trois cent cinquante kilos, mais il était bien gentil avec nous, ses parents nourriciers. Sa vraie mère était une truie anglaise. Au milieu de la courette s’élevait le montoir, une sorte de caisse ; le verrat s’appuyait sur les planches et n’écrasait pas la femelle de sa masse énorme. Tintin me suivait comme un chien, je le menais avec une baguette pour lui choisir les belles truies, celles qui le supporteraient, mais les petites je les lui présentais dans le montoir.
Ces bêtes peuvent être dangereuses, elles sont carnassières et ont mangé des enfants. Parfois des filles mères se sont débarrassées de leur nouveau-né sans laisser de traces, en les jetant aux cochons.
Demandez à Henriette, ma cousine, je lui avais donné un porcelet, un seul c’est suffisant pour une veuve. Les premiers jours, le cochonnet avalait sa pâtée, mais plus tard il la refusa et par la suite ne prenait que de l’eau. Henriette vint me confier son inquiétude devant ce cas et je passais l’inspection des lieux et de la bête. Le cochon n’avait pas l’air malheureux, son cuir luisait et il profitait. Ce n’était pas normal. Les piqûres et les vitamines du docteur Andral furent sans effet, au grand désespoir d’Henriette. Quant à moi, je croyais avoir découvert un cochon qui allait révolutionner les élevages, une espèce de mutant et je me maudissais d’avoir castré un tel phénomène. La porcherie était fermée, à l’intérieur on ne remarquait rien d’anormal et Henriette surveillait les lieux. Enfin, un jour, elle vit sortir de la paille un petit poulet que le cochon croqua aussitôt, sans laisser par terre une seule plume.
Pensez ! si nous avions vu des plumes nous aurions compris. La paille nous cachait un trou dans le mur, assez gros pour laisser passer un poulet curieux. Henriette avait bien remarqué la disparition de la volaille, mais elle l’avait mise sur le compte du renard et elle avait alerté le président de la société de chasse. Les chasseurs avaient occis deux renards sans ralentir les disparitions des poulets, il ne restait plus qu’à prévenir les gendarmes. Les voisins en parlent encore du cochon nourri à l’eau fraîche. Mais revenons-en à mon gros verrat.
Un jour, une petite chevrette rousse a sauté la barrière et s’est plantée devant le cochon. Qu’est-ce qu’ils se sont raconté ? je n’en sais rien mais je n’ai pas pu la faire sortir de l’enclos. Elle avait quatre ou cinq mois la chevrette, seule devant cette masse de sept cents livres, et je pensais qu’elle se ferait croquer comme une poulette.
Tintin ne lui a pas fait de mal, elle est restée et a dormi avec lui, couchée sur son flanc, et ainsi tous les jours. Quand j’avais rempli la mangeoire, son compagnon attendait qu’elle ait fini avant de se mettre à table.
Un jour d’été, ce que j’ai vu m’a paru incroyable et à la maison ils ont pensé que je me moquais d’eux. Il a fallu qu’ils s’en rendent compte par eux-mêmes, en se cachant.
Contre le mur, il y avait un prunier et ses branches chargées de fruits ombrageaient l’enclos. Le verrat regardait les fruits avec envie, puis il s’est brusquement couché sur le ventre, les pattes de devant allongées, comme un chameau qui baraque. La chevrette est grimpée sur son dos et je me demandais bien ce qu’ils allaient fabriquer. Tintin s’est levé doucement pour ne pas déséquilibrer sa cavalière, puis la chevrette s’est dressée sur les pattes de derrière, debout comme un homme. Ah ! il fallait voir ça, c’était beau ! Avec les dents ou les sabots, elle s’est mise à remuer les branches. Les prunes tombaient et Tintin ne bougeait toujours pas. Quand la chevrette est descendue de son perchoir, les deux amis se sont régalés.
J’ai pris des photos sans qu’ils me voient, regardez-les, mais j’ai manqué celle où la chevrette est debout.
Je ne sais pas si je dois vous raconter la suite, elle est bien triste.
Mes voisins, sur la colline en face, avaient un fils d’une vingtaine d’années qui était très malade. Ce jeune homme avait entendu parler des prouesses de la chevrette et m’avait fait demander si je voulais la lui offrir. J’ai hésité avant de séparer les deux animaux, ça me faisait mal au cœur, mais je ne pouvais refuser une simple biquette à un mourant, personne n’aurait compris. Je l’ai apportée et quand j’ai vu la joie de ce pauvre garçon, j’ai pensé que j’avais bien agi, que les humains devaient toujours passer avant les bêtes.
Mais, à partir de ce jour-là, Tintin a fait la grève de la faim. J’ai fait venir le docteur Andral qui n’y comprenait rien, ne trouvait aucune maladie, et lui a fait sans résultat des piqûres de fortifiants. Je ne lui ai pas raconté l’histoire, il m’aurait dit : « Rendez-lui la chevrette et il guérira. Donnez-en une autre au jeune homme. » Ça je le savais, mais ce n’était pas possible.
Quand la chevrette bêlait sur la colline en face, Tintin se tenait raide comme une statue, l’écoutait. Peut-être la chevrette lui disait-elle ce qu’elle faisait, si elle était bien traitée, allez savoir avec les bêtes. Je m’asseyais sur la muraille, caressais mon cochon, lui parlais, mais il ne me prêtait aucune attention. Je ne comprends pas le langage des bêtes, mais je suis sûr qu’il lui disait combien il était malheureux sans elle. Ses grognements étaient des sanglots.
Tintin est mort de faim, mais surtout de chagrin.
Cette nouvelle est extraite de l’ouvrage de Michel Carcenac Braconniers d’Eau Douce et autres nouvelles, Edition du Hérisson. Belvès :
Dans ses récits contemporains, Michel Carcenac anime une galerie de personnages hauts en couleur : le truculent Hubert qui épie de son bateau l’envol des hirondelles dans la nuit, tandis qu’en amont l’Ange blanc glisse sur le courant. L’officier de la deuxième DB aux prises avec des gitans, et Pascal d’Eygurande qui sauve son village de la famine. Il nous entraîne dans les histoires du coq et des tourterelles, du verrat et de la chevrette, sans oublier les tribulations des veaux. Perché dans son tilleul, le geai Zizi-pan-pan la Riflette médite sur le bonheur de vivre à la campagne.
D’un bond de kangourou blanc, nous sautons du Bugue à Siorac, de Pissos à Amsterdam, de la Double au Quercy et à l’Agenais, mais la Dordogne reste toujours le personnage principal de ce tableau bucolique.
Découvrir Le Périgord d’Antoine Carcenac : (photographies 1899 - 1920).