« Gaspar... Antonio ? Bien sûr que je l’ai connu, il a habité un temps dans une petite maison que possédait mon père. »
Gabriel Roche et Auguste Pistolozzi m’aidèrent à faire plus ample connaissance avec cet étranger. Un procès verbal dressé contre lui se trouve dans les archives du cabinet du préfet de la Dordogne.
Antonio avait été recruté par Lapouge, un entrepreneur de routes, non pas de nationales ou de départementales, mais de petites voies communales. Lapouge ne se bornait pas à élargir les chemins déjà existants, il créait de vraies routes. Nul besoin de géomètres ou d’ingénieurs, il suffisait de connaître les points de départ et d’arrivée et de discuter avec les propriétaires chez qui l’on devait passer. Les bœufs ou les chevaux apportaient la pierre, la dynamite faisait sauter les rochers.
Antonio Gaspar était petit et sec, le visage osseux, le menton pointu. Il s’exprimait dans un mélange de français, de patois et de portugais et quand il avait bu un coup de trop, n’arrêtait pas de raconter ses histoires, celles de son univers de terrassier :
« D’oun cot dé fougil, yé lou ai cassé trois gambos à la lèbre et il foutu lé camp sour la quatrième. »
Ce célibataire était fier de ses conquêtes féminines et, transcrit en français, cela donnait :
« Quand je vais au bistrot, je laisse passer de la poche revolver un billet de mille francs et la femme me suit à la cave où il y a un matelas. »
L’ardeur au travail des Portugais avait parfois des limites. Quand il empierrait la route de Ratebout, il se planquait derrière les lilas, « parce que, de chez lui, le patron il me surveille avec sa longue-vue et il verra pas que je fais la sieste. »
Humoriste avec ça ; « Gaspar, t’iras péter ailleurs. - C’est rien patron, c’est lou gaz part. »
Enfin témoignage capital pour la compréhension des événements, Gaspar était un véritable champion cycliste, pédalant toujours à fond et personne dans les communes avoisinantes ne pouvait lutter avec lui. Un jour, en arrivant trop vite au bas de la côte de Belvès, il a manqué le virage et s’est arrêté dans le tas de planches du scieur. Furieux, il annonçait qu’il allait « foutre un paquet de dynamite dans ces planches qui avaient cassé son vélo. »
Après quelques années, Antonio laissa tomber son employeur et se mit à son compte comme sourcier et puisatier. Il commença au Moulin Vieux où il logeait, ancien moulin à huile qui n’aurait pu reprendre du service car depuis quatre années le ruisseau était à sec. Madame Dauriac et sa fille étaient obligées de mener les bêtes boire dans un trou d’eau, assez loin, et elles se réjouirent quand Gaspar leur creusa un puits devant la grange.
Sa réputation était faite et se confirma : l’eau était toujours à l’endroit désigné par Antonio. Les propriétaires chez qui il creusait, l’aidaient et le nourrissaient et ils savaient quelle ration de vin il fallait lui donner pour qu’il travaille bien, un poil au-dessus et il se serait lancé à raconter ses histoires sans prendre la pioche. Quand il arrivait au filet d’eau, il remontait immédiatement avec une peur panique d’être enseveli, laissant à d’autres le soin de creuser la cuvette au fond du puits. Antonio savait que c’était le moment dangereux, il avait entendu chez lui maints récits sur les puisatiers piégés par l’eau qui surgit, ramollit les parois et les fait s’écrouler.
Pendant la guerre, Antonio n’a pas regagné le Portugal, il a préféré rester dans sa nouvelle patrie. Mais comment s’y retrouver dans les multiples lois créées par le gouvernement de Vichy quand on ne sait ni lire ni écrire et à peine parler la langue. Ces nouvelles lois pour les étrangers, les Français aussi les ignoraient, et d’ailleurs ils avaient d’autres chats à fouetter.
Le décret du 25 octobre 1940 réglementait la circulation des étrangers. Il leur permettait de se déplacer librement dans la commune de résidence ou dans les communes limitrophes. Pour aller au-delà, ils devaient demander un sauf-conduit à la gendarmerie ou au maire, et le faire viser à l’arrivée.
Les exemples sont nombreux aux Archives départementales, et même quand les étrangers possédaient leur sauf-conduit, les gendarmes dressaient un P.V. Ils ne mettaient pas de contravention, mais ils envoyaient une copie au cabinet du préfet : les préfets voulaient être au courant de tous les déplacements des étrangers.
Voici dans son intégralité, le P.V. constatant un défaut de sauf-conduit et un refus d’obtempérer de GASPAR Antonio, Portugais à Sainte-Foy-de-Belvès (Dordogne). Dressé à la Gendarmerie nationale le 13 décembre 1942 à 22 heures :
12° Légion, Cnie de la Dordogne, brigade n°318 de Villefranche-du-Périgord.
Nous soussignés ROIGT, Eugène et BOURGEOIS, René, Nous l’avons invité à s’arrêter pour le contrôler. A cet effet nous avons braqué notre lampe électrique de son côté et lui avons réitéré à trois reprises l’ordre suivant : “ Arrêtez cycliste. ” L’homme n’a pas obtempéré à nos injonctions. Il a ralenti un peu l’allure, mais arrivé à notre hauteur, il a réussi à nous échapper en appuyant sur le côté droit de la route, et a filé en direction du bourg de Saint-Cernin-de-l’Herm (Dordogne) (route nationale 660). Après nous avoir dépassés d’une vingtaine de mètres environ, nous l’avons entendu baragouiner des paroles dont nous n’avons pu comprendre le sens. Nous nous sommes aussitôt lancés à sa poursuite. Le gendarme Roigt l’a rejoint, après une course de 3 kilomètres environ, à proximité du lieu dit “ Verdon ” territoire de la commune de Saint-Cernin-de-l’Herm (Dordogne). Arrivé à quelques mètres du cycliste, ce gendarme lui a renouvelé, à plusieurs reprises, l’ordre de stopper. Devant la résistance opiniâtre du cycliste, le gendarme Roigt a alors saisi l’individu par l’épaule gauche pour le forcer à ralentir. A ce moment-là, les deux bicyclettes, très près l’une de l’autre, se sont accrochées ; la chute, inévitable, a eu lieu dans le fossé longeant le côté droit de la route. Le gendarme Roigt s’est relevé quelques secondes après, indemne, avec une légère foulure au poignet droit. Il s’est ensuite approché de l’endroit où était tombé le cycliste et a aperçu celui-ci allongé sur sa machine et la tête en sang. Dans sa chute, sa face avait cogné contre un petit mur en pierres sèches bordant le fossé. Il présentait une déchirure de 8 à 10 centimètres de long sur 2 centimètres de large au-dessus de l’arcade sourcilière droite, par laquelle le sang coulait abondamment. Le gendarme Bourgeois, arrivé sur les lieux une minute environ après l’accident, a aidé le gendarme Roigt à retirer le blessé du fossé et à le coucher sur l’accotement de la route. Le gendarme Roigt est allé ensuite à la cabine téléphonique de Saint-Cernin-de-l’Herm appeler le docteur Bertho de Villefranche-du-Périgord et prévenir le commandant de la brigade. Le médecin est arrivé au bout d’une demi-heure. Il a pris le blessé dans sa voiture et l’a transporté au domicile de Mme Vve Delzon, à Saint-Cernin-de-l’Herm. Le commandant de brigade est arrivé à ce moment-là. Après avoir examiné le blessé, le docteur Bertho a jugé utile de faire transporter l’accidenté à l’hôpital de Belvès. Il lui a enveloppé sa plaie avec un pansement sec. A 2 heures du matin, Monsieur Verdier, garagiste à Villefranche-du-Périgord, prévenu auparavant par téléphone, a pris le cycliste dans sa voiture. Le chef de brigade et le gendarme Roigt ont accompagné le blessé à l’hôpital de Belvès. Le docteur Mathet a lavé la blessure et a resserré les chairs à l’aide de quatre points de suture et il a fait ensuite au blessé une piqûre anti-tétanique. Après tous ces soins, l’homme a été ramené chez Mme Dauriach, aubergiste à Sainte-Foy-de-Belvès où l’intéressé prend pension. En attendant l’arrivée de Monsieur Verdier, nous avions relevé l’identité du cycliste dans les pièces qu’il nous a présentées, et qui est la suivante : GASPAR Antonio, 32 ans, bûcheron, demeurant à Sainte-Foy-de-Belvès (Dordogne), né le 26 février 1910 à Saint-Paul-de-Costela (Portugal). Dans les propos incohérents que tenait cet étranger, nous avons compris qu’il était venu de Sainte-Foy-de-Belvès à Villefranche-du-Périgord sans être en possession d’un sauf-conduit. Mais, d’après lui, il n’en avait pas besoin. Interpellé sur les raisons pour lesquelles il n’avait pas obtempéré à l’injonction des gendarmes, il a déclaré par monosyllabes : « Cette nuit je revenais de Villefranche-du-Périgord, chez Monsieur Bruno. Je me souviens que je regagnais Belvès à bicyclette. J’ignore ce qui s’est passé, mais je ne me souviens pas avoir vu les gendarmes sur la route. J’ai dû faire une chute puisque maintenant je suis blessé à la tête. » lecture faite persiste et ne sait pas signer. Pour ce motif, constituant une infraction à l’article 3 du décret du 25 octobre 1940, et d’autre part pour infraction à l’article 10 de la loi du 30 mai 1851 (refus d’obtempérer) nous avons déclaré à Gaspar, Antonio, que nous dressions procès-verbal contre lui. Dressé en trois expéditions destinées :
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N’est-il pas magnifique, ce procès-verbal ? Les circonstances et les lieux sont soigneusement notés, nous sommes dans l’action. La responsabilité du gendarme Roigt est atténuée, ce n’est pas lui le responsable de la chute, ce sont les bicyclettes qui se sont accrochées et ont rendu le chute “ inévitable ”. Les gendarmes ont-ils mesuré la “ déchirure ” au-dessus de l’arcade sourcilière pour donner des chiffres aussi précis ?
Antonio a baragouiné en Portugais et par monosyllabes, remarquablement traduites. Les propos sont incohérents, mais les gendarmes les ont compris.
Pourquoi a-t-il été rattrapé par le gendarme Roigt ? C’est impossible, ont affirmé ceux qui connaissaient ses qualités de cycliste. Mais Antonio, qui avait passé la journée et la soirée chez son ami Berto, devait avoir bu quelques coups de trop. Le vin lui aura coupé les jambes et lui fait tenir des propos encore plus incohérents que d’habitude. Eugène Roigt n’était pas aimé, il était trop dur. Il était Catalan et c’est pour cela qu’il a ajouté un “ h ” à madame Dauriac.
Ce procès-verbal est adressé au Procureur de l’Etat et au Préfet. Un mois plus tôt, les Allemands avaient envahi la France toute entière.
Les étrangers n’étaient pas en odeur de sainteté chez nous. Voici la lettre adressée le 19 août 1941 au Préfet de la Dordogne par le colonel Blasselle, Commandant Militaire du département de la Dordogne :
« ... les étrangers secourus par la Direction des Réfugiés, mais non susceptibles d’être incorporés dans les GTE (Groupements de travailleurs Etrangers, ébauche de camps de concentration) à cause de leur inaptitude, continuent à percevoir l’allocation, et à vivre dans l’oisiveté et en liberté presque complètes.
Il y a là une anomalie et une injustice qu’il convient de faire cesser par suite des répercussions fâcheuses à la longue sur l’état d’esprit des populations travailleuses. Le public français ne comprendrait pas qu’un étranger, déjà venu se réfugier en France avant septembre 1939 (apatride ou bénéficiaire du droit d’asile) ait droit à l’allocation du fait qu’il a transporté sa résidence en Dordogne. Il n’y a pas de chômeurs en Dordogne, il n’existe que des paresseux. » |
Cette nouvelle est extraite de l’ouvrage de Michel Carcenac Braconniers d’Eau Douce et autres nouvelles, Edition du Hérisson. Belvès :
Dans ses récits contemporains, Michel Carcenac anime une galerie de personnages hauts en couleur : le truculent Hubert qui épie de son bateau l’envol des hirondelles dans la nuit, tandis qu’en amont l’Ange blanc glisse sur le courant. L’officier de la deuxième DB aux prises avec des gitans, et Pascal d’Eygurande qui sauve son village de la famine. Il nous entraîne dans les histoires du coq et des tourterelles, du verrat et de la chevrette, sans oublier les tribulations des veaux. Perché dans son tilleul, le geai Zizi-pan-pan la Riflette médite sur le bonheur de vivre à la campagne.
D’un bond de kangourou blanc, nous sautons du Bugue à Siorac, de Pissos à Amsterdam, de la Double au Quercy et à l’Agenais, mais la Dordogne reste toujours le personnage principal de ce tableau bucolique.
Découvrir Le Périgord d’Antoine Carcenac : (photographies 1899 - 1920).