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A l’ombre de Monsec : les poules

Une nouvelle extraite de Braconniers d’eau douce

Le samedi 1er octobre 2005, par Michel Carcenac

Les histoires qui suivent m’appartiennent ou m’ont été racontées, souvent par des amis qui tenaient à ce qu’elles soient écrites et ne se sentaient pas capables de le faire. On ne passe pas facilement de l’oral à l’écrit, et inversement ; ce sont deux mondes.

La mémoire transmise oralement est un arbre qui tous les jours perd quelques feuilles. Plus tard, les héritiers n’auront plus qu’un tronc desséché qui disparaîtra.

Le plus souvent, ce sont des personnes d’un certain âge qui m’ont raconté des tranches de vie avec ferveur, sachant que le papier est

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l’unique moyen de conserver à jamais leurs souvenirs. Elles savent que la mort les guette et le désir les tient de faire écrire leurs histoires.

Pour beaucoup, écrire ou faire écrire ses aventures personnelles, c’est passer à la postérité. D’un livre tiré à des milliers d’exemplaires, il en subsistera bien quelques uns qui survivront des siècles dans une bibliothèque ou au fond d’un grenier.

L’écriture est le moyen de sauvegarder la mémoire d’un pays. (...)

La mémoire est volage si elle n’est pas écrite.

Mes amis m’ont confié leurs histoires, je les ai mises en forme, qu’ils soient remerciés de m’avoir pris comme secrétaire.

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Au château de Monsec, les couchers de soleil étaient éblouissants en ce bel été de la Saint-Martin. De la terrasse, on voyait le globe descendre le long de la pente boisée de Mouzens. Au midi, rien ne laissait deviner l’abrupt du rocher qui plongeait dans la rivière et l’obligeait à changer de route. Comme à travers une loupe, la lumière, fine et précise, dévoilait les bois dans leurs teintes d’automne.

Mais l’enchantement ne pouvait durer. Les belles couleurs furent lavées par les gros nuages venus de l’océan, une pluie glaciale se mit à tomber et limita l’horizon à quelques pas.

Le Comte de Royere avait profité de ce temps sinistre pour réunir au château quelques amis afin de discuter de l’exploitation des bois cet hiver, en choisissant le même entrepreneur pour tous, ce qui abaisserait les prix. L’ordre du jour envisageait la remise en état de chemins forestiers, avec les subventions qu’il s’agissait de décrocher. Devant ce réjouissant programme, les dames avaient préféré rester chez elles. Vinrent ensuite les affaires sérieuses, chacun rapprochant son siège des longues flammes bleutées tout en tendant son verre.

Jean-Claude de Royere était le maître des lieux et c’est à lui que l’on demanda une histoire, il en savait tant et les racontait si bien. Il accepta volontiers, précisant que celle-ci était absolument authentique, que les personnages portaient dans la réalité des noms d’animaux, qu’il s’était cru obligé de changer. On comprit sa discrétion.

Un temps comme celui d’aujourd’hui n’était pas apprécié par le baron et la baronne de la Renardière, dit Jean-Claude de Royere. D’autres, comme nous, en profitent pour se détendre auprès d’un bon feu, mais pour eux, la pluie les privait de leur plaisir favori, la promenade à vélo dans ce paradis que nos ancêtres appelaient le Triangle d’Or, entre Dordogne et Vézère. Je vous dirai que cette passion avait commencé à leurs premières rencontres d’amoureux. Hugues se rendait par ce moyen chez celle qui avait enflammé son cœur et qui logeait dans un ravissant manoir perché au-dessus du vallon de la Borrèze.

Non sans peine, la fille du comte de Vaud avait persuadé ses parents de lui offrir une bicyclette. La Grande Guerre était terminée depuis quelques années et les mœurs avaient évolué vers une plus grande liberté pour la femme, mais la bicyclette était déconseillée aux dames bien... à cause de la selle. Roxane fit valoir les avantages d’une Peugeot munie de pneus ballons et d’une très large selle et le comte écarta des arguments rétrogrades qui pourraient gêner une alliance entre deux familles voisines et amies.

A bicyclette, ils rencontrèrent l’amour ; sur les gondoles de Venise ils passèrent leur lune de miel, et après un long voyage, ils s’installèrent dans leur château.

Toujours amoureux, avec la petite reine, ils rendirent visite aux châtelains parents, alliés ou simplement amis, qui ne s’offusquaient plus de les voir arriver en aussi simple équipage. A part Hugues et Roxane, aucun membre de la noblesses sarladaise ne montait à vélo ; quelques uns se mettaient en selle, mais sur un cheval, bien plus noble monture. La plupart préféraient les automobiles.

Bien entendu, les voitures coûtaient bien plus cher que les bicyclettes, mais les garagistes de Sarlat, deux frères fort cultivés et férus d’histoire, accordaient volontiers un crédit sans intérêt et illimité aux représentants de familles si bien connues.

Les jeunes mariés aimaient bien pédaler dans la vallée de la Borrèze toute proche, respirer à pleins poumons les parfums d’étables ou d’herbes mouillées. Les paysans se décoiffaient au passage de Madame et montraient clairement qu’ils approuvaient les exploits sportifs de leur ravissante voisine.

Quand les intempéries ne permettaient pas les sorties cyclistes, Hugues et Roxane surveillaient la restauration de la Closture, la perle des châteaux de la région. Il n’était pas question de remonter les défenses, inutiles de nos jours, mais de consolider la tourelle circulaire qui coiffe la grosse tour à mâchicoulis et de réparer les meneaux des baies du logis. Plus tard, on aviserait pour la tour d’escalier et sa porte moulurée.

Dans la vie, on doit travailler, sinon le capital est vite dilapidé ; cette vérité première s’imposa dans le ménage et Paul, un influent cousin, fit créer pour Hugues un poste important dans un ministère. Quand je dis important, c’est en pensant aux revenus.

Après quelques mois d’essai, Roxane déclara que la vie de Paris ne lui convenait en rien, qu’elle préférait vivre à la Closture, et que son mari la rejoindrait le vendredi par le rapide de Toulouse qui s’arrête à Brive La Gaillarde. Le samedi et le dimanche le couple reprenait les promenades. Seul ennui, ils n’avaient pas d’enfants.

Au bout de quelques années radieuses, la maladie surgit où on ne l’attendait pas. Malgré son âge relativement jeune, Hugues présenta une prostatite qui nécessita les soins d’un grand patron parisien et une intervention chirurgicale. Pourquoi cette affection réservée aux vieillards, alors qu’il était dans la force de l’âge ? Certaines mauvaises langues disaient que l’affection était une infection, maladie qu’on ramasse au contact d’un autre (ou d’une autre) malade. Après quelques semaines de soins douloureux au Val de Grâce, Hugues reçut l’autorisation de partir en convalescence en Périgord, à la condition qu’il se repose et ne fasse pas de vélo. Il observa ces préceptes pendant quinze jours puis, par une belle journée de la Saint Martin, il ne put résister à l’appel de la bicyclette. Son périnée étant encore sensible, il permuta les selles et adjoignit à la sienne un coussin bien doux.

Il fit deux sorties, pas très longues car ses forces s’étaient envolées avec l’anesthésie et l’opération et il était incapable de suivre le rythme de Roxane. Les jours suivants, il ne put se lever, la fièvre et les douleurs apparurent et le médecin découvrit un abcès en avant de l’anus, dans la région où régnait sa prostate avant qu’on ne la lui enlève. Malgré le chirurgien, ou à cause de lui, Hugues trépassa, laissant suivant la formule, une veuve éplorée.

Tellement éplorée qu’elle fit embaumer son cœur et l’enferma dans une urne, comme il se pratiquait autrefois avec les ossements des saints.
Elle déposa ce reliquaire sur la tablette du manteau de la grande cheminée renaissance, devant le cerf de pierre grandeur nature qui se détache sur un décor représentant la Closture. De chaque côté du cerf, dans de plus petits panneaux, des biches sont agenouillées. En face, dans ce grand salon, des cariatides sans bras ni jambes mais montrant leurs poitrine, veillaient nuit et jour sur le cœur de Hugues.

Ne pouvant se résigner à fréquenter en solitaire les lieux qu’elle avait parcouru avec son mari, la baronne ne pédala plus dans la campagne et prit de l’embonpoint.

Les amies qu’elle recevait le mercredi se recueillaient devant le cœur du baron, marmonnaient quelques paroles pieuses et faisaient un signe de croix. On dégustait le thé, pas toujours fameux, mais il n’eut pas été décent que l’on bût du whisky. Après cela, chacune récitait le poème qu’elle avait composé. Roxane en possédait un gros recueil, la plupart consacrés au grand amour des époux de la Closture.

Le vélo de Hugues, graissé et astiqué, trônait dans l’entrée, la roue avant dirigée vers la sortie.

L’hiver fut triste, malgré l’animation du mercredi. Le printemps n’arriva qu’à la mi-mai, à la suite d’une lune rousse particulièrement glaciale et après six mois de deuil. La nature qui s’était retenue de crainte de se faire surprendre par le gel, explosa en peu de jours. Les oiseaux piaillèrent en quête d’amour, les feuilles s’ouvrirent à vue d’œil, les odeurs de vie se répandirent, le château sortit de la léthargie et de la morosité.

Le printemps pénétrait en Roxane par tous les pores de sa douce peau brune, lui ordonnait de sortir de sa mélancolie, de remuer, de retrouver la vie. Le curé, l’intermédiaire entre les vivants et ceux qui nous ont quittés, lui assurait que son défunt époux la regardait du haut du ciel, se lamentant de la voir dans cet état de prostration.

Madame la baronne se réveilla, secoua la maisonnée, entreprit le grand nettoyage de printemps. Dans le grenier, on trouva une valise de cuir bordeaux fermée à clef et l’on demanda à Madame ce qu’il fallait en faire. Le jardinier bricoleur tordit un bout de fil de fer, crocheta la serrure et ouvrit la valise. Oh ! Stupeur ! Elle était remplie de dizaines de lettres, bien rangées, reliées par des rubans roses. Un parfum suave envahit le grenier. En présence de la domesticité, Madame en lut une douzaine, puis s’arrêta car elles manquaient de variété. La décence ne me permet pas de vous dire le contenu de ces lettres, mais pour la plupart d’entre elles c’était quelque chose comme : « Mon gros loup, je t’attends avec impatience, viens, viens retrouver ta petite gazelle qui t’aime. »

Folle de rage, Madame la Baronne réalisa d’un coup d’où provenait l’infection prostatique de son époux. Elle descendit au salon, prit l’urne et s’en alla jeter le cœur dans le poulailler en criant ce mot historique :

« Les poules l’ont tué, qu’elles le mangent. »

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Cette nouvelle est extraite de l’ouvrage de Michel Carcenac Braconniers d’Eau Douce et autres nouvelles, Edition du Hérisson. Belvès :

Dans ses récits contemporains, Michel Carcenac anime une galerie de personnages hauts en couleur : le truculent Hubert qui épie de son bateau l’envol des hirondelles dans la nuit, tandis qu’en amont l’Ange blanc glisse sur le courant. L’officier de la deuxième DB aux prises avec des gitans, et Pascal d’Eygurande qui sauve son village de la famine. Il nous entraîne dans les histoires du coq et des tourterelles, du verrat et de la chevrette, sans oublier les tribulations des veaux. Perché dans son tilleul, le geai Zizi-pan-pan la Riflette médite sur le bonheur de vivre à la campagne.

D’un bond de kangourou blanc, nous sautons du Bugue à Siorac, de Pissos à Amsterdam, de la Double au Quercy et à l’Agenais, mais la Dordogne reste toujours le personnage principal de ce tableau bucolique.

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Découvrir Le Périgord d’Antoine Carcenac  : (photographies 1899 - 1920).

Pour lire l’interview de Michel Carcenac

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