Il est difficile d’arrêter Jean-Claude de Royere quand il se lance à raconter et il le fait avec un tel talent que personne n’ose rivaliser. Vous l’avez remarqué, il n’y a pas d’accent sur le “e” : le nom existait plusieurs siècles avant l’apparition des accents. Redonnons la parole à notre conteur, il piaffe.
« Une tragique histoire. Il était une fois un habitant de cette demeure qui partit pour la croisade. Je ne sais plus si c’est la première ou la deuxième, j’ai la mémoire qui flanche. Dans un petit bourg près de Saint-Jean-d’Acre, un chef de tribu arabe, qu’on appelait un cheik, comme encore de nos jours, avait des difficultés avec une partie de ses sujets.
Il demanda à notre Périgordin de l’aider à assurer le maintien de l’ordre. Sitôt dit, sitôt fait, probablement pas dans la dentelle car, à l’époque, on était brutal.
Toujours est-il que, pour remercier, le chef de tribu offrit sa fille et comme chaperon un de ses fils. Les deux furent ramenés en Périgord.
Hélas ! Il en a été comme de ces souvenirs qu’on rapporte de voyage. Rentré à la maison, on trouve ça moins bien. Et puis le croisé avait peut-être trouvé une grosse dot et voulait épouser une femme de chez lui.
Bref, il mit la fille dans un couvent à Limoges, où elle n’a pas tardé à périr de froid et de désespoir, et le fils chez les moines comme jardinier.
Depuis elle revient pour chercher son amant. Seules les filles aînées de la famille et les personnes d’origine musulmane la voient. Beaucoup de messes ont été dites pour le repos de son âme, dans la chapelle du château, sans grand succès.
Cela se passe toujours de la même façon. La nuit, vous vous réveillez et, dans un halo de lumière, vous voyez une femme qui vous regarde. Elle est penchée au pied de votre lit et vous fixe dans les yeux.
Vêtue de blanc, avec un turban blanc, elle a des yeux noirs, immenses comme en ont les gazelles, des pommettes hautes et bien dessinées, une peau mate, dorée comme les brugnons à la saison et des lèvres à damner un saint.
Elle a l’air triste, mais il paraît que l’on n’a pas peur et qu’on la contemple en pensant “ mon Dieu, qu’elle est belle. ”
Nous n’y pensions plus, mais il y a quelques années est arrivée une chose incroyable. Une jeune femme est venue, avec des amis, loger à la maison.
Nous n’avions pas parlé de fantôme. Or, le lendemain, elle me déclara : “ Vous allez me prendre pour une folle et je vous assure que je n’ai pas trop dîné, ni trop bu. Je suis sûre que je ne rêvais pas et vous êtes en droit de ne pas me croire, mais il est arrivé cette nuit un événement extraordinaire... ”
Et elle me décrivit, très exactement, la vision de la Dame Blanche, en ajoutant qu’elle était étonnée de ne pas avoir eu peur et d’être dans l’état d’esprit d’une personne qui regarde un film à la télévision.
Je lui répondis que ce n’était pas possible, seules les filles de la famille et les personnes d’origine musulmane avaient cette vision.
Ce à quoi elle rétorqua, à ma grande stupéfaction, que sa grand-mère était Turque.
Mes amis, vous vous doutez en m’écoutant que je suis un peu amoureux de la Dame Blanche. C’est vrai que je l’ai beaucoup attendue, mais c’était dans mon adolescence, il y a si longtemps. Gaspar, vous qui, par le moyen de votre pendule et de vos filtres, communiquez avec l’au-delà, faites-lui savoir que je l’espère toujours un peu. J’aimerais la contempler un jour, ou plutôt une nuit, une nuit de pleine lune comme il en est de si belles en Périgord. »
Cette nouvelle est extraite de l’ouvrage de Michel Carcenac Braconniers d’Eau Douce et autres nouvelles, Edition du Hérisson. Belvès :
Dans ses récits contemporains, Michel Carcenac anime une galerie de personnages hauts en couleur : le truculent Hubert qui épie de son bateau l’envol des hirondelles dans la nuit, tandis qu’en amont l’Ange blanc glisse sur le courant. L’officier de la deuxième DB aux prises avec des gitans, et Pascal d’Eygurande qui sauve son village de la famine. Il nous entraîne dans les histoires du coq et des tourterelles, du verrat et de la chevrette, sans oublier les tribulations des veaux. Perché dans son tilleul, le geai Zizi-pan-pan la Riflette médite sur le bonheur de vivre à la campagne.
D’un bond de kangourou blanc, nous sautons du Bugue à Siorac, de Pissos à Amsterdam, de la Double au Quercy et à l’Agenais, mais la Dordogne reste toujours le personnage principal de ce tableau bucolique.
Découvrir Le Périgord d’Antoine Carcenac : (photographies 1899 - 1920).