Un homme qui est mort debout
Le testament
Antoine a rédigé un testament, le 25 mai 1836, trois mois avant de payer le solde du domaine. Je ne l’ai pas trouvé dans le lot familial, mais tout récemment aux archives de St-Étienne. Il était malade et alité et a dû craindre de s’en aller à ce moment-là. Il prévoit sa succession, mais aussi les dispositions à prendre pour le salut de son âme. Il demande à ses héritiers institués « de faire dire dans le courant de l’année qui suivra mon décès vingt grandes messes par les prêtres qu’ils jugeront convenables » et dans le courant des deux ans qui suivront là aussi son décès « quarante grandes messes », dans les mêmes conditions.
Il prévoit par ailleurs « trois distributions de blé seigle réduit en pain de deux doubles décalitres chacun et ce, aux pauvres les plus nécessiteux qui se présenteront à mon domicile. La première, le jour de mon enterrement, la seconde, à l’expiration de l’année qui suivra mon dit décès et la dernière dans les deux ans qui suivra ».
Antoine a le sentiment sans doute d’avoir beaucoup à se faire pardonner ! A l’époque en effet, chez les laboureurs, les dispositions pour le salut de l’âme sont moins conséquentes que dans les temps anciens. Elles ont de toute façon été toujours le fait de gens suffisamment nantis. Les pauvres n’en avaient pas les moyens… Jusque dans la mort, Antoine veut préserver l’honneur et le rang de la famille.
Les frais doivent être assez élevés. La famille pourra-t-elle respecter les volontés du père ? Antoine évoque la charge qui en reviendra à son épouse « je donne à mon épouse, pour la récompenser des soins et attentions qu’elle ne cesse de me prodiguer, la jouissance de la moitié des biens dont je mourrai vêtu, pour qu’elle puisse en disposer selon son bon plaisir, à seule charge pour elle de supporter la moitié des dispositions et prières par moi ci-dessus établies ».
En fait, la santé d’Antoine se rétablit et il va travailler dur avec son fils aîné pour essayer de rembourser l’emprunt de 4 000 francs contracté auprès d’un papetier de Roanne. Il vient de marier sa fille aînée Marie, le 2 février 1836, (celle qui vient deux ans après Claude), à un certain Claude Regeffe. C’est le premier gendre qui entre dans la famille. Il va pouvoir aider peut-être lui aussi.
De nouveaux malheurs
Mais à peine quelques mois passés, le malheur ressurgit. Marie qui vient de mettre au monde le 11 novembre 1836 une fillette Jeanne-Marie, s’éteint quelques semaines plus tard, le 2 février 1837, au domicile de ses parents, à huit jours du premier anniversaire de son mariage ! Était-elle mal remise de son accouchement ? Elle a vingt-six ans. Que de chagrin pour toute la maisonnée… Claude jeune a juste onze ans et doit être bien triste de perdre sa grande sœur, une seconde maman.
Mais ce n’est pas fini. Cette fois c’est le drame qui vient d’éclater en octobre 1839 chez les Dufour, avec la petite nièce Annette, devenue parricide, dans les circonstances que nous avons rapportées dans les épisodes 14, 15 et 16... un cataclysme. Toute la famille est assommée… Que de nuits d’insomnie, d’angoisse… et l’infamie qui rejaillit sur toute la parenté, lui qui vient de tant œuvrer pour rétablir l’honneur des siens ! C’est sans doute peu après que sa fille Jeanne Marie décide de partir à Lyon, rejoindre sa sœur religieuse qui s’y trouve semble-t-il déjà. Autre souci : il sent bien que Claude aîné n’a pas le cœur à l’ouvrage, comme il le souhaiterait (a-t-il eu vent de son rêve de « petit commerce » ? [1]). Je reprends un texte de Pierre Michon qui évoque peut-être ce qu’a pu être la désillusion d’Antoine, en observant son fils : « quelque chose, un geste, une parole ou plus vraisemblablement un silence qui lui déplut… une pesée trop légère aux mancherons de la charrue, une paresse à vivre, un regard qui demeure obstinément le même, qu’il se posa sur des seigles parfaits ou des blés où s’était roulé l’orage… » [2]. Pourquoi Dieu l’abandonne-t-il une nouvelle fois, alors que ses forces vacillent ? Plus que jamais, même si au moment de sa maladie en 1836, il s’était rapproché de lui, il doit se demander s’il existe vraiment. N’a-t-il pas dit lors du procès de son fils en 1829 : on nous effraie du diable, mais il n’y a ni enfer, ni paradis !
La mort d’Antoine
Antoine, déjà fatigué, par l’âge, le travail, les soucis pour rembourser, ne va pas se remettre de tous ces coups du sort. En mars 1842, il est pris d’un malaise alors qu’il est aux champs, rapporte la tradition familiale, et meurt à son domicile quelques jours plus tard, le vendredi 5 à 11 heures du soir. Pour moi c’est un homme qui est mort quasiment debout, à l’image de la vie de combat qu’il a menée tout au long de son existence, avec ses petitesses et aussi sa grandeur.
Il a vécu une période charnière et troublée. Né dix ans avant la Révolution française, il a connu la fin du règne de Louis XVI, le cataclysme de 1789 et, à l’âge adulte, la période napoléonienne, le retour de la royauté, de nouveau la Révolution de 1830. Il est mort peu de temps avant celle de 1848.
Enfant malgré lui de la Révolution, en quittant la maison et la terre de ses pères, il a voulu conquérir sa liberté, tracer son propre chemin, quoi qu’il lui en coûte, en rompant un ordre séculaire. Sans le savoir, il a ainsi ouvert une voie… puisque ses garçons choisiront à leur tour leur destin, cette fois hors du Forez.
La terre pour lui, le « lopin », a été peut-être le meilleur et le pire, comme l’exprime un passage tiré une nouvelle fois du livre de Pierre Michon : « Or le père aimait son lopin, c’est-à-dire que son lopin était son pire ennemi ; et que, né dans ce combat mortel qui le gardait debout, lui tenait lieu de vie et lentement le tuait, à la complicité d’un duel interminable, et commencé bien avant lui, il prenait pour amour sa haine implacable, essentielle ».
Connaître les forces de la succession
L’inventaire est demandé par la veuve Claudine Coudour, tutrice des enfants mineurs, son gendre Romain Laurencery, tuteur des mêmes enfants, à savoir Marie âgée de 19 ans et Claude jeune âgé de seize ans et demi et aussi à la demande des autres de Juré : « voulant les uns et les autres connaître et asseoir d’une manière invariable les forces de la succession mobilière dudit défunt Antoine Pras, comme aussi les dettes actives et passives, pouvant être à profit ou à charge de la succession dont s’agit ».
Le notaire de Champoly, Thomas Denis, chez lequel le testament avait été déposé, déclare « ils nous ont requis de nous transporter au dit lieu de Labussière, commune de juré, au domicile du défunt où ils nous accompagneront à l’effet de procéder à l’inventaire descriptif des meubles et effets, grains, denrées, linges, titres et papiers dépendant de la succession dudit Antoine Pras ». Il s’agit d’éviter les querelles. Seront présents pour l’inventaire, outre Claudine la mère et Romain Laurencery son gendre, le fils aîné Claude, la sœur Jeanne et les représentants de Philippine et Jeanne Marie, qui demeurent toutes deux à Lyon et qui ont mandaté : la première, son oncle curé, Estienne Coudour de Vaudier ; la seconde, un certain Romain Tuffet. Claude Regeffe, veuf de l’aînée Marie décédée en 1838, représentera leur fille Jeanne-Marie, (elle a le même prénom que sa tante), alors âgée de cinq ans, qui doit hériter en lieu et place de sa mère. Seront présents également comme témoins Jean Roux et Mathieu Durval de St-Marcel d’Urfé. Les parties ont choisi un expert, Antoine Adolphe Dacher, greffier du juge de paix de St-Just-en-Chevalet « pour faire selon ses plus justes lumières et en son âme et conscience ses prisées et estimations ».
Jusqu’à sept heures du soir sonnées
Nous sommes le mercredi 17 mai 1842. C’est le premier jour fixé pour l’inventaire Tout le monde est réuni : famille, témoins, notaire et l’expert. Ce dernier prête à l’instant le serment d’usage de bien et fidèlement vacquer aux oppérations (sic) qui lui sont confiées. L’inventaire peut commencer. Il est 8 heures du matin. Il se terminera à sept heures du soir sonnées.
La petite troupe se déplace dans la maison d’habitation
Elle se promène de pièce en pièce. On commence par la cuisine, où se trouvent, outre les ustensiles nécessaires, deux lits, une armoire en « serisier », qui appartient à Claudine. Les lits sont souvent garnis de baloufière [3], de coëtre ou de couvertures en laine ou en laine et coton mêlés ; d’un traversin en plumes mêlées (une seule fois d’un oreiller).
“Et attendu qu’il ne se trouve plus rien à inventorier, nous avons passé de là dans la chambre derrière la placque, où étant, il s’y est trouvé” … deux lits et un coffre en bois dur, le coffre appartenant à Claude aîné. Puis dans la pièce au-dessus de la petite chambre derrière la placque [4] ; sont entreposées là notamment des réserves aussi bien de “laine non dégraissée ou lavée, de chanvre non filé et battu, cinq coffres de bois sapin, avec quinze kilogs de lard sec et sallé, de la “grêne de chanvre”, des noix, mais aussi du blé seigle ; une armoire en bois de frêne, une autre armoire un peu usée, un autre lit, un fauteuille”.
Chaque fois l’expert donne son estimation : pour un lit avec son équipement, c’est entre quarante-cinq et cinquante francs. Pour deux crémaillères, une poêle à feu, un pic feu, une marmitte avec son couvercle, c’est deux cent cinquante centimes ; Quant à cinq cruches en grosse terre, un vieux sceau, une douzaine et demie d’écuelles grosse terre, plus deux fayance, une douzaine et demie de cuillères et autant de fourchettes, elles sont évaluées quatre francs cinquante centimes. Par ailleurs, douze chemises à usage du défunt sont estimées trente francs, elles ont sans doute, été déjà portées. Le reste des vêtements doit être trop usagé ou bien servir aux parents.
On remarquera le mobilier : il n’y a guère plus qu’au moment du contrat de mariage, trente-trois ans plus tôt : comme à l’époque deux armoires, si on excepte celle qui est usée ; à peine plus de chaises, et une table en mauvais état… mais, cette fois, cinq lits, cinq coffres (la famille s’est agrandie) une horloge et, tout à fait inattendu, le « fauteuille ».
C’en est fini semble-t-il pour l’habitation, qui comporte ainsi deux pièces à vivre de part et d’autre de la cheminée, et une pièce au dessus qui sert essentiellement pour les réserves, même si on y trouve un lit.
L’assemblée se transporte dans la cour
La petite troupe se dirige d’abord dans un hangar où se trouve notamment le matériel agricole : un “chard” garni, estimé à une somme de soixante-dix francs, deux tombereaux en mauvais état, une “sivière » avec sa roue ferrée (c’est une brouette), cinq araires avec leur règle et leur soc (l’araire était en bois, le reste métallique) et de nombreuses roues de char et de tombereau en réserve. On trouve aussi divers instruments pour travailler le bois et encore des pioches, des bêches, des rateaux, des fourches, des fléaux, sept “faussiles”. Il s’agit d’un matériel très traditionnel, on utilise l’araire, tiré par une vache ou un bœuf, qui fait des sillons peu profonds ! Chaque lot identifié fait l’objet d’une numérotation et de son estimation en lettres et en chiffres
45° et attendu qu’il ne se trouve plus rien à inventorier dans la cour, nous sommes de là passés dans la grange, où étant, il s’y est trouvé deux “bins” [5] de lessive, un crible pour vanter le blé, estimé ensemble à une somme de quarante francs çi.
46° sur la fenière, il s’y est trouvé deux cent cinquante killogrammes de foin et deux cent cinquante killogrammes de paille, estimés à la somme de quinze francs çi
47° deux échelles, quatre fléaux pour battre le grain, quatre fourches en fer et autant en bois, estimés le tout à une somme de trois francs
48° trois rateaux, quatre cordes, dix attaches en fer pour vaches, estimé le tout à la somme de huit francs çi.
49° trois praula [6] avec leurs tardelles en fer, estimés à une somme d’un franc cinquante centimes.
On termine par le cheptel
L’énumération suit pour faire état du cheptel. Là, il est sans conteste plus important qu’au moment du mariage, pas tant pour les vaches que pour les taureaux, quatre au lieu d’un (ils étaient sans doute loués pour la saillie). On observe combien chaque bovin est caractérisé par une couleur, un détail… les brebis et moutons sont nombreux : trente mères brebis et quatorze agneaux, au lieu de la douzaine d’ovins à l’époque. Le travail ne devait pas manquer, même avec l’aide d’un domestique. Par contre on remarque qu’il n’y a pas de cheval (il apparaît pour la première fois dans un inventaire de 1861).
50° quatre mères vaches, dont trois rouges et une noire ; les unes et les autres marquées de blanc, estimées chacune à raison de cent vingt francs, total quatre cent quatre-vingt francs ci.
51° deux autres mères vaches rouges et blanches estimées à raison de quatre-vingt francs chacune, total cent soixante francs.
52° deux bœufs dont l’un un peu plus for, estimés ensemble à une somme de deux cent quatre-vingts francs.
53° trois jeunes toreaux d’un poil rouge, estimés ensemble à une somme de cent francs ci.
54° un toreau et trois génisses, plus deux vaux de lay, estimés ensemble à une somme de deux cent vingt francs.
55° et attendu qu’il ne se trouve plus rien à inventorier dans l’écurie à vaches, nous sommes passés, toujours accompagné des parties intéressées, dans l’écurie à moutons, où étant, il s’y est trouvé trente mères brebis et quatorze agneaux, estimés à une somme de trois cent vingt francs.
56° quatre cochons, noirin, dont une pour produire ses petits, plus une chèvre, estimé le tout à une somme de cent soixante-six francs ci.
57° dix neuf poules et un coc, sept dindes et un dindon, plus quatre oies, estimés vingt-quatre francs ci.
Dans une cave au sellier au bas de la cour, il s’y est trouvé trois mauvais tonneaux et environ vingt doubles décalitres de pommes de terre, estimés dix francs.
Et attendu qu’il ne se trouve plus rien à inventorier dans le domicile dudit défunt Antoine Pras, à l’exception des titres et papiers, ladite Claudine Coudour, veuve Pras, nous a expliqué qu’elle avait vendu depuis le décès.
58° une mère vache au prix de cent cinquante-neuf francs.
59° quatre-vingt treize doubles décalitres de noix, au prix de deux francs, total cent quatre-vingt six francs ci.
60° soixante et douze décalitres d’avoine au prix de cent francs
61° six moutons et quatre brebis au prix de quatre-vingt quatorze francs
La mère a vendu quelques bêtes depuis le décès, le cheptel - ci-avant dénombré - était donc un peu plus conséquent, en particulier en ce qui concerne les ovins. Le total du présent inventaire se monte, après addition de tous les lots, à trois mille trois cent quatre-vingt trois francs. L’estimation représente environ un dixième du prix d’achat de la maison.
On a tout comptabilisé, le moindre objet, même en mauvais état, la cuillère à pot, la salière en bois. Quelle différence avec notre époque, où tout cela aurait fait partie d’un lot “divers ustensiles de cuisine” ! Il faut bien, car peu de meubles sont là, L’inventaire fait douze pages manuscrites recto-verso, soit sept pages de transcription machine !
Il est tard, tout le monde est fatigué. On est sans doute resté à la ferme pour déjeuner à midi. Rendez-vous est pris pour le surlendemain, afin de continuer. Il s’agit de faire l’inventaire des papiers qui se trouvent dans un tiroir de l’armoire de cuisine et de faire le point des actifs et du passif de la succession.
On a pris le temps de « souffler »
La suite de l’inventaire se déroule donc le surlendemain, vendredi 19 mai, en présence de la même assemblée et se terminera un peu plus tôt, à quatre heures de l’après-midi.
Inventaire des documents
Nous avons la liste de tous les documents qui ont été inventoriés. Il en manque certains, dont nous connaissons l’existence : l’achat de la Bussière en 1827, le testament en 1836, le compte-rendu du conseil de famille du 3 avril 1842 devant le juge de paix qui a nommé les tuteurs des enfants mineurs, Marie et Claude … Il manque aussi d’autres actes que nous avons trouvés signalés à l’enregistrement et surtout ceux relatifs à la vente des biens de Borgeas.
Les actifs et passifs
Deux débiteurs doivent de l’argent, trois cents francs environ, pour la délivrance de marchandises. Ce n’est pas grand chose, encore que… c’est plus que la dot donnée par Claudine à sa fille Jeanne lors de son mariage l’année suivante. Par contre les dettes sont élevées. Un relevé soigneux en donne la liste. Il faut d’abord enlever les sommes apportées par Claudine à la communauté : la dot de son père, trois mille francs ; plus mille huit cent francs provenant de la succession de son père. Mention est faite aussi de six cents francs de gages dus au domestique, Jean Dessour, et de sommes moins importantes dues au charpentier, curé (frais d’obsèques) et médecin (44 F.). Par contre à ma surprise, la dette faite auprès du papetier de Roanne n’apparaît pas. Pourtant, elle est prise en compte, puisqu’on parvient à un passif de 8 335 F 84 centimes, une somme très supérieure à l’actif et supérieure au montant des biens mobiliers établis par l’inventaire.
Compte tenu de ce constat, il est noté que Claudine Coudour veuve Pras voit approximativement qu’elle a intérêt à renoncer d’avance à la société des acquets et conquest qui a existé entr’elle et son mari et à la forme de leur contrat de mariage précité… et qu’elle s’en tient à ses apports, francs et quittes de toutes dettes...
Il faut cependant ajouter à l’actif l’estimation « des récoltes en seigle et froment, pendantes par racine » en ce mois de mai. Il a été convenu entre les parties qu’il serait fait, lors de la livrée d’icelles un supplément d’inventaire.
Le supplément d’inventaire
Il a lieu le 10 août suivant de cette année 1842, alors que toutes les gerbes sont disposées dans les champs. La petite assemblée, composée des mêmes personnes qu’au mois de mai, se transporte successivement dans les terres. Sur chacune d’elles, on compte le nombre de gerbiers (un gerbier contient cent à deux cents gerbes), au total vingt-neuf gerbiers, estimés à mille deux cent soixante-quinze francs soixante = 1275 F. Mais Claudine a dépensé cent quinze francs pour la levée de la moisson et soixante francs soixante-quinze pour la battue, ce qui ramène l’estimation à mille cent francs. Comme pour l’inventaire précédent, les biens sont laissés à la garde de Claudine, dépositaire de justice.
Caractéristiques des fermes d’alors : la polyculture et l’élevage
L’inventaire nous permet de déterminer les caractéristiques de l’exploitation. Comme toutes les fermes d’alentour dans ce pays de montagne, où les terres sont pentues, avec un rocher qui affleure souvent, on pratique à l’époque la polyculture et un peu d’élevage. C’est ce qu’on appelle une agriculture vivrière qui permet de subvenir aux besoins de la famille, le surplus éventuel étant commercialisé, auprès des particuliers ou sur les marchés proches. A la Bussière, on compte parmi les céréales de l’orge, de l’avoine, du « blé seigle », une expression qui nous a intrigués. En fait, il s’agit de seigle (le mot se disant en patois “bla” explique l’expression utilisée). Il servait à confectionner du pain et aussi à nourrir les animaux et pouvait se semer dans les sillons peu profonds ; on fait un peu de froment, c’est le blé proprement dit, qui donne ce pain blanc des jours de fête. Aux céréales, il faut ajouter pour la consommation domestique, une basse-cour (avec entre autres les oies et canards qui permettent de récupérer la plume, nécessaire à la confection des “coêtres”, oreillers et traversins) ; un potager, des pommiers « au travers des champs » et des noyers. qu’on émonde le soir à la veillée, et une ressource non négligeable, en particulier pour la production de l’huile (les noyers ont presque tous disparu depuis la dernière guerre).
Pour l’époque, d’après nos cousins Travard, le cheptel est important : dans l’inventaire, on compte dix-sept bovins, plus de quarante ovins et quatre cochons ; Les vaches sont élevées pour le lait et le beurre essentiellement. Les bœufs conduisent les araires ou le tombereau pour ramasser le foin et sans doute aussi le char qui emmène Antoine à la ville, pour les foires ou les procès ! Il en résulte une attention particulière portée à la récolte en foin et on a vu qu’Antoine, dans les années 1830-31, y faisait régulièrement allusion dans les lettres à son fils, quand il était en garnison à Thionville. On loue les taureaux pour la saillie On vend les porcs, mais on en réserve ce qu’il faut pour la consommation directe (il suffit de voir la réserve de lard salé). On consomme peu d’autre viande. Les moutons sont surtout élevés pour la laine et on les vend aussi sur pied, à cet usage.
Cette polyculture est prolongée par les ressources des bois environnants qui représentent environ un tiers du domaine, indispensable pour le chauffage, le four à pain, le compost… Une mention spéciale pour le chanvre qui sert surtout à la confection des grosses cordes, utiles pour les attelages, et depuis peu pour la culture des pommes de terre, que l’on alterne avec les céréales.
On n’utilise encore aucun moyen mécanique, tout est fait avec les bœufs et l’aire de bois… et bien sûr aucun engrais chimiques. Les rendements sont médiocres.
La Bussière après Antoine
La succession est donc amputée de nombreuses dettes, à la différence de celle du père d’Antoine, mais l’exploitation est sans doute plus importante en terres cultivées. Un an après l’inventaire, il faut payer en plus tous les frais résultant des actes passés par notaire, testament, inventaires, un total de 188, 20 F.
Le 23 mai 1843, Claude aîné se libère en donnant en compensation à Maître Denis une coupe de bois, pour une valeur de cent quatre-vingts francs et règle le solde en espèces. Une “coupe”, ce n’est pas la propriété du terrain, seulement le produit du bois abattu.
De surprise en surprise…
Claude est donc présent à la Bussière encore un an après la mort de son père. C’est notre première surprise, car mon père Georges pensait qu’il n’était déjà plus là, raison pour laquelle le jeune frère Claude aurait dû revenir sur le champ du séminaire au moment du décès… Ce n’est pas ce qui s’est passé semble-t-il. Et ce n’est pas fini ! Ce qui suit montre combien la consultation de certains documents aux archives - il faut trouver le temps - et la découverte de documents, insoupçonnés jusque-là, peuvent apporter des éclairages inattendus, en modifiant les hypothèses envisagées.
Les recensements de 1846, 1851, 1856
De passage à Saint-Étienne cet été, j’ai pu consulter les recensements. Celui de 1846 (le premier existant sur Juré) nous apprend que Claude aîné habite toujours la ferme à ce moment, maison dite « seule », avec son jeune frère et leur mère ; aucune des filles n’est là, pas même Jeanne qui a épousé Jean Couvoux en 1843 et dont nous pensions qu’ils étaient venus s’installer aussitôt. Le document réserve une deuxième surprise : une autre famille partage la maison, les Tamain, qui représentent douze personnes… des parents, du côté de la grand-mère maternelle de Claudine, qui était née Tamain ? Depuis quand ? A l’évidence, ils travaillent à l’exploitation. Claudine, qui ne peut compter suffisamment sur les garçons et qui n’a plus les moyens de payer des domestiques, a trouvé cette solution pour faire tourner le domaine, tout en tirant un revenu. Peu importe qu’ils s’entassent dans la maison… le « cabioton » installé dans l’étable est là pour dépanner, avec peut-être un autre, monté à la hâte ? Cinq ans plus tard, dans le recensement de 1851 (c’est après la mort de Claudine), si les Claude ne sont plus là, les Tamain ont disparu aussi. C’est l’ainée des filles, Jeanne et son mari Jean Couavoux qui sont maintenant installés à la ferme, avec trois enfants, le beau-père âgé de soixante-dix-sept ans, deux domestiques et des enfants de l’assistance. Ils ont quitté leur maison plus modeste de Péré, sans doute depuis septembre 1849, quand les Tamain se sont trouvés en fin de bail. Au recensement suivant, en 1856, on les retrouve avec deux enfants de plus, toujours les mêmes domestiques et enfants de l’assistance.
La découverte de nouveaux documents…
C’est à l’occasion de la relecture fortuite d’un acte beaucoup plus tardif – il est daté de 1882 et concerne la liquidation de la succession de Claude aîné - que j’ai remarqué une brève allusion à un partage de l’indivision concernant la Bussière, en date de septembre 1848, après la mort de Claudine. Je n’avais pas le document dans le lot familial. Par chance, il se trouvait aux archives. Cet acte est précieux ; par emboîtement, comme dans des poupées gigognes, il permet de situer trois moments successifs, qui complètent les recensements, en nous renseignant sur la situation de la famille à d’autres dates que ceux-ci, avec les enfants présents et absents, leurs adresses, leurs occupations.
L’acte de partage fait allusion en effet à une donation antérieure, en date du 26 septembre 1847, (dont je n’ai pas le texte), consentie à l’époque par Claudine, de tous les biens dont elle a la jouissance ; elle veut faciliter sa succession et demande en échange une rente viagère ; elle devait se sentir fatiguée et d’ailleurs elle meurt moins d’un an après, le 13 mai 1848. Les deux fils sont toujours là et la fille Jeanne est voisine, car elle habite le hameau tout proche de Péré, avec son mari Jean Couavoux. Les trois autres filles ne résident plus à la Bussière. La situation est encore celle du recensement de 1846.
L’acte comporte aussi plusieurs procurations en annexe, toutes datées cette fois de décembre 1847, donc postérieures à la donation mais antérieures au partage (la mère est encore en vie) ; les enfants pressentent sans doute sa fin prochaine et veulent que tout se passe bien en leur absence, quand viendrait le moment de sa disparition. Les procurations sont signées par Claude aîné et deux des filles ci-dessus. Claude jeune est là, Jeanne est toujours voisine. Ces textes apportent des informations inattendues, qui permettent de mieux comprendre comment s’opère, pour la plupart d’entre eux, le passage de la Bussière à Lyon, quand et dans quelles circonstances. J’y reviendrai plus tard, avant de clore « le temps des ruptures ». On se trouve au coeur d’une famille en plein mouvement.
Le partage de la Bussière
La ferme se trouvait donc dans l’indivision jusqu’au partage du 29 septembre 1848, qui correspond à la Saint Michel et la fin des récoltes, date charnière en usage depuis des siècles. C’est Maître Poyet, notaire à Cremeaux, qui officie. Nous sommes plus de six ans après la mort du père et juste après celle de Claudine.
Selon le testament d’Antoine, le quart des biens revient à Claude aîné au titre de sa part préciputaire, Claude jeune reçoit mille francs aussi par préciput. Ces déductions faites, le reste est partagé entre tous les enfants, soit en sept parts, tirées au sort ; tout se passe dans la meilleure entente entre les copartageants, comme il est souligné à plusieurs reprises, en parfaite concordance avec les procurations établies par certains, dont le texte est le même chaque fois : « je donne pouvoir à …. de procéder amiablement à tous comptes, liquidations et partage des biens meubles et immeubles dépendant de la succession… nommer les experts pour les évaluations, former les lots, le tirer au sort ou les distribuer à l’amiable… fixer toutes soultes à recevoir ou payer… laisser tous objets en commun. Quand le partage sera fait : vendre de gré à gré ou aux enchères le lot de mobilier qui m’escherra ou consentir à la vente de tout le mobilier dépendant du père commun si les autres cohéritiers préfèrent ce mode d’aliénation ».
Un grand soin est pris pour équilibrer les lots et prévoir les passages, les jours de prises d’eau de chacun, l’utilisation des abreuvoirs pour le bétail… Il est précisé « quant aux objets mobiliers, les co-partageants s’en sont fait raison de la main à la main, dans la proportion de leurs droits, en faisant entrer dans leurs comptes les souvenirs (?) ou objets mobiliers reçus en avancement d’hoirie par quelques-uns d’entre eux ».
Il est prévu que chaque « copartageant » prendra possession de son lot le 29 septembre 1849, soit un an après « époque de la sortie du colon qui exploite le corps de biens partagé et en jouira alors comme propriétaire incommutable sous la garantie ordinaire des copartageants ». Il s’agit de toute évidence de la famille Tamain qui a dû signer le bail une fois la succession d’Antoine faite, en 1843. Les baux étant de six ans, celui-là arrive justement à terme en 1849.
Les produits qui résulteront du contrat - essentiellement dans le cas d’un « colon » des redevances en nature - correspondent en principe au quart de la récolte une fois celle-ci terminée. Mais nous n’avons pas trouvé le contrat…
L’avenir de la Bussière
Malgré les efforts entrepris, comment a-t-on remboursé les dettes qui ne seront soldées qu’en 1854 ? Tous ont dû contribuer au paiement, puisqu’elles sont attachées à la succession, en prenant pour ceux de Lyon sur leurs revenus ou leur salaire. Ils sont tous en vie à cette date.
Les deux plus jeunes sœurs s’éteindront les premières - Marie Jeanne en 1861, à quarante-cinq ans ; Mariette en 1773, à cinquante ans - après avoir fait de Claude jeune, chargé d’enfants, leur légataire universel. Philippine vivra jusqu’en 1893, après cinquante-huit ans de vie religieuse, dont une vingtaine d’années comme supérieure de couvent. Elle a vendu sa part dès 1862 à son jeune frère. A son tour, en 1886, il cédera la sienne - ainsi augmentée - à son neveu Pierre Couavoux, fils de Jeanne, comme son frère aîné l’avait fait quatre ans plus tôt, juste avant sa mort en 1882. Jusque-là, hors le 1/7è des terres qui lui appartenait, Pierre Couavoux travaillait pour le compte de ses oncles, selon un contrat amiable. Maintenant il est propriétaire à part entière. C’est encore une de ses filles, en épousant un Travard en 1908, qui permettra au « « domaine », tel que l’a voulu Antoine, de rester dans la famille, jusqu’à aujourd’hui…
Épilogue
Ainsi, la Bussière est depuis presque deux siècles dans la famille, mais non plus dans la lignée des Pras ; pourtant une grand-mère Travard décédée vers l’an 2000 était encore appelée, paraît-il, "la p’tite de chez Pras" ! La ferme a fait vivre six générations. C’était la plus grosse exploitation du coin. Et ce n’est pas par hasard que deux jeunes hommes des fermes voisines sont venus successivement "faire gendre" à la Bussière, alors qu’ils étaient les aînés chez eux (on dit aussi "venir gendre"), je veux parler de Jean Couavoux, marié à Jeanne Pras en 1843, et de Charles Travard, marié à leur petite-fille Clotilde en 1908. Maurice et Joseph, les occupants actuels, se souviennent bien de leur grand-père Charles Travard. La ferme depuis quelques années profitait du boum de la pomme de terre. Charles a agrandi et rénové les bâtiments, amené l’eau et l’électricité avec un générateur, en construisant un petit barrage au pont d’une rivière voisine (le réseau n’a été installé qu’en 1937) et il a porté le domaine à 23 ha. Il menait la maisonnée rondement, ceci jusqu’à sa mort en 1959. Leur père Jean (1908-1981) n’avait qu’à suivre, avant de pouvoir à son tour reprendre avec autorité la gestion de l’exploitation. Le régime patriarcal a survécu longtemps dans ces régions du Forez. Il faut attendre pratiquement la dernière génération, celle d’après 1968, pour voir un changement.
Du temps de l’enfance de Joseph et Maurice, on produisait 5 à 6 tonnes de pommes de terre vendues pour la fécule. Charles avait développé par ailleurs la production de vaches laitières, dont on tirait du beurre et du fromage, fabriqués directement à la ferme, achetés par les particuliers sur les marchés et surtout par le "coquetier" de Juré, qui fournissait en échange les produits d’épicerie, comme le chocolat, très prisé ; on vendait également de la volaille, beaucoup de dindes, des lapins… tant au coquetier qu’aux particuliers. Les marchés étaient nombreux. C’est là qu’on conduisait le cheptel : des veaux, menés à deux mois, des cochons, des moutons… Une ferme prospère, toujours caractérisée par la polyculture et l’élevage.
Les deux frères sont maintenant à la retraite. Ils sont célibataires et entretiennent un grand potager. Ils ont donné leurs biens à des neveux, tout en gardant la jouissance de la maison et des terres qu’ils louent. Ils savent, avec un peu de nostalgie, que ces derniers vendront… Les terres seront acquises par les fermiers d’alentour, peut-être des cousins ? Les exploitations sont maintenant de grande taille, une centaine d’hectares, parfois plus s’il s’agit d’un GAEC [7], et consacrées surtout à l’élevage des bovins, pour le lait essentiellement. Que deviendra la Bussière, une ferme typique du XVIIIe siècle, certes à rénover ?
Avant de continuer à explorer la lignée des Pras, je vous parlerai, dans les prochains épisodes, de Claudine, l’épouse d’Antoine, rencontrée déjà à plusieurs reprises dans ce récit. C’est la grand-mère de mon grand-père Stéphane et j’entendais parler des Coudour dans la famille. Ses ancêtres sont bien sûr aussi les miens et leur histoire, découverte à travers les documents transmis et mes recherches, nous entraîne vers une lignée de notables. Avec eux, on quitte en partie le monde paysan.
Pour lire la suite : Claudine Coudour, ses jeunes années dans une famille éprouvée.