Selon que vous soyez puissant ou misérable
Les jugements de cour vous rendront blanc ou noir
La Fontaine, “Les animaux maladies de la peste”.
Le père d’Annette n’est donc pas mort sur le coup. Blessé le dimanche 27 octobre 1839, il décède le lundi 4 novembre, huit jours plus tard, après avoir porté des accusations parfois contradictoires, contre sa fille et son gendre. Pourtant, les deux suspects ne sont pas arrêtés sur le champ. Bouffaron continue à vaquer à ses occupations. Il sera appréhendé néanmoins quelques jours après, sans offrir de résistance.
La cavale
La jeune fille, quant à elle, met ce temps à profit pour se sauver dans la montagne et s’abriter dans les cabanes des sabotiers, isolées au milieu des bois, délaissées à cette époque de l’année. Elle prend leur costume, après avoir coupé sa longue chevelure… Il commence à faire froid et humide en ce début novembre.
Les Monts de la Madeleine fourmillent de petites huttes de branchages, où les artisans sabotiers passent toute une partie de la bonne saison à équarrir leur bois sur un plot et à le dégrosser. Ils mènent une vie rude, consacrant peu de temps à dormir sur un lit de feuillage et prenant une courte pause pour avaler leur “fricot”, plat de résistance fait de couches alternées de lard et de pommes de terre, cuites sur la braise dans une grande marmite en fonte. En cet automne déjà avancé, la forêt est déserte. Pour l’instant, la cueillette des baies et quelques braconnages assurent à Annette un peu de nourriture. Quelqu’un du village vient-il la ravitailler aussi en secret ? Mais comment pourra-t-elle survivre longtemps avec l’hiver qui vient ?
La traque
Voilà trente-cinq jours qu’elle tient, jouant à diriger sur de fausses pistes la maréchaussée lancée à ses trousses ; trente-cinq nuits qu’elle lutte contre le froid, en se couvrant d’une épaisse couche de feuilles mortes… Le brigadier de gendarmerie, Montellier, comprend qu’il faut ruser. Il déclare d’ailleurs un peu plus tard cette amazone serait loin de reculer devant un bon brigadier. Au petit matin du vendredi 5 décembre, “il rassemble ses collègues Tissier et Bard. Il leur fait raser les moustaches, puis enfiler des vêtements de paysanne. La petite troupe enfourche des ânes. les bourricots s’enfoncent dans la forêt d’Assise. Annette n’entend pas l’équipage grimper le chemin forestier, le bruit est amorti par l’épaisse couche de flocons de neige qui recouvre le tapis de feuilles mortes. A distance des cabanes, les gendarmes laissent leurs ânes et continuent à pied. Quand ils sont à moins de cinquante mètres, la jeune fille ne se méfie pas des paysannes qu’elle aperçoit dans la brume… Mais voici qu’en un éclair les pistolets jaillissent des paniers d’osier…” [1]. Cette fois, c’en est fini, la cavale d’Annette prend fin, par ce triste jour de neige et de brouillard.
Elle est alors emmenée à la prison de Roanne, où elle rejoint son beau-frère. Encadrée par les gendarmes, elle monte à pied par la rue des Bourassières, toujours costumée en sabotier. Malgré les jours difficiles qu’elle vient de vivre, elle a encore fière allure. C’est là qu’elle va attendre le procès, qui doit avoir lieu en cour d’assises à Montbrison. Avant de mourir, en effet, le père a de nouveau accusé sa fille.
Cette amazone serait loin de reculer devant un bon grenadier
C’est ainsi que se termine le rapport de gendarmerie que nous donnons ci-après, qui relate l’arrestation.
Cette fille, qui par précaution avait pris la fuite et se cachait dans les cabanes isolées au milieu des bois qui entourent la commune, a causé à la gendarmerie diverses courses fort fatigantes, faites pendant plusieurs nuits froides et pluvieuses. Mais leur persévérance a été couronnée de succès. Annette Dufour vient d’être arrêtée travestie sous le costume d’un sabotier, circonstance qui n’a pas peu contribué à la peine des gendarmes qui, dans cette circonstance méritent des éloges.
Cette fille, pour être mieux déguisée, avait fait couper sa longue chevelure, maintenant à la Titus. Elle a été amenée en ville avec ses habillements d’emprunts. Sa taille est de cinq pieds un pouce, elle a une voix forte, les yeux petits, la figure ronde. Son accoutrement ne lui va pas mal : son sexe n’est trahi que par ses grosses hanches ; son corsage s’efface sous un gilet croisé. Ses membres bien dessinés et son allure masculine pleine d’assurance, démontre évidemment que cette amazone serait loin de reculer devant un bon grenadier.
A l’époque, on allait en cour d’assises, pour des faits beaucoup moins graves, l’incendie d’une grange attenante à une maison d’habitation, voire un pain volé. C’était un peu le tribunal correctionnel de maintenant. Il n’en reste pas moins qu’ici il s’agit d’un meurtre et que c’est toujours aujourd’hui la juridiction compétente, dont l’arrêt est rendu par un tribunal populaire, considéré longtemps comme de droit divin. Une évolution se fait jour, puisqu’il est possible depuis le 15 juin 2000 de faire appel du jugement rendu (dans les dix jours qui suivent l’arrêté du jugement).
Le procès
L’instruction est de brève durée, puisque le procès se déroule les 28 et 29 février 1840, quatre mois à peine après les faits, aux assises de la Loire de Montbrison, ville distante de St-Just de 46 km. A l’époque, le président de la cour est un conseiller de la cour d’appel de Lyon.
Le juge Jeanson…
C’est ainsi qu’il se nomme, est arrivé la veille en train et calèche. On a hissé le drapeau et la section d’une légion de gendarmerie lui a rendu les honneurs en présentant les armes, nous explique Maître Santarelli. Pendant deux jours, on va le transporter en calèche de l’Hôtel du Lyon d’Or, où il réside pendant son séjour, jusqu’au tribunal. Les auditions peuvent commencer. Le procès s’ouvre par celles des deux inculpés, avant d’entendre les témoins. Le président a bien du mal à y voir clair. Les témoignages sont confus et se contredisent sans cesse [2].
Le poing dressé, Annette se défend…
Debout dans son box, le poing dressé contre ses accusateurs, irradiant une colère qui la faisait encore plus belle, dit-on, elle se défend avec la dernière énergie. Pour la tentative du 17 juin, elle accuse Bouffaron, qui nie mollement les faits. Comme Le Président insiste - votre complice n’ayant pas voulu tirer, vous avez pris le fusil et tiré vous-même ? - elle dément avec véhémence et menace son beau-frère d’un geste vengeur. Ici, les faits mêmes ne sont pas prouvés, ni pour la première tentative, ni la seconde. Qui a tiré d’Annette ou de Claude ? Personne n’a rien vu. Chacun s’en tient aux déclarations des accusés, déclarations qui se contredisent.
J’ai “pansé” ma femme et je me suis couché…
Bouffaron est interrogé par rapport au crime lui-même. Il répond avec un air d’indifférence marquée, comme le souligne la presse : dans la journée du 27 octobre, je suis allé à la messe ; en revenant, je suis entré chez le maire, puis chez moi où j’ai enfermé les bêtes. Je suis allé ensuite chez mon frère où je voulais faire moudre du grain. A 5 h est venu Mathieu Pras. Je suis allé chez ma mère jusque contre le soleil entré. Ensuite, j’ai été chercher un panier de feuilles et un panier de pommes et je suis rentré. Mathieu Crozet, puis Marie Portier et après eux Chambonnière sont venus. J’ai mangé ma soupe, j’ai pansé ma femme et puis je me suis couché. Une journée ordinaire pendant la mauvaise saison pour un paysan. Les faits sont précis. Ont-ils été tous vérifiés ?
Le rôle judiciaire de la ville est ancien. Son premier palais de justice a été créé par les ducs de Bourbon en 1395. Siège du bailli, ce dernier déléguait son pouvoir judiciaire à un “juge de Forez”, nommé plus tard “lieutenant Général” ; certains d’entre eux furent célèbres, comme, par exemple Claude Henrys, avocat du roi au XVIIe siècle, consulté par les grands personnages du royaume. L’épitaphe sur sa tombe honore sa mémoire : "ici repose celui qui ne se reposa jamais pour le bien public…”. Depuis la Révolution, les procès d’assises se déroulent quatre fois par an dans l’ancienne chapelle du couvent de la Visitation, transformée en palais de justice en 1795. Si la préfecture du département déménagea à St-Étienne en 1856, Montbrison garda néanmoins sa cour d’assises jusqu’en 1966.
La ronde des témoins
Commence alors l’audition des trente-sept témoins à charge et des cinq autres cités à la requête des avocats de la défense. Beaucoup de points restent dans l’ombre, d’autant plus qu’on n’a pas retrouvé les archives du procès, mais seulement les comptes rendus des journaux, heureusement assez complets, qui reprennent les principaux témoignages ; mais ils ne peuvent être tout à fait objectifs, car la presse reflète en général les opinions de l’époque. Le témoin principal, la voisine Madame Collet, se dédit. Dans un premier temps, elle déclare qu’Annette est chez elle au moment des coups de feu. Ensuite, elle explique que la jeune fille l’a menacée : si tu ne dis pas comme je t’ai dit, je te mettrai le cou sans devant derrière... Son mari Benoît Collet n’a cependant pas entendu les menaces... ! Les accusations les plus graves sont formulées par Jean Thomasson et Jean Molette, qu’elle aurait entretenus de son désir de meurtre : Pourvu que vous le teniez bien aurait dit Annette, je lui tirerai dessus comme sur un lièvre... Il est sûr qu’Annette a plusieurs fois parlé de son désir de meurtre, mais il y a parfois loin des intentions aux actes. Que ne dit-on pas sous le coup de la colère ?
Les témoins à décharge se contentent de s’en tenir à la première version de Madame Collet : Annette était chez cette dernière, au moment des coups de feu. Les avocats défendent la thèse qu’il n’y a pas de témoin direct du drame. Ceux de Bouffaron, qu’il n’existe aucune preuve et qu’il a un alibi : il était en train de soigner sa femme, malade des jambes…
Aucune enquête balistique, ni familiale, ni de voisinage…
En fait, les prévenus sont condamnés à partir des seuls témoignages. A l’époque, aucune enquête balistique n’est menée, pour savoir quel fusil a tiré. De toutes façon, tout le monde chassait et les plombs de fabrication artisanale étaient les mêmes d’une maison à l’autre. Pas non plus d’expertise « psychiatrique », ni d’enquête pour connaître le passé des différents personnages, victimes ou agresseurs. Quels étaient les rapports d’Annette avec sa mère ? Les relations des deux sœurs entre elles ? L’entourage familial, qui aurait beaucoup à dire sans doute, ne témoigne pas. Est-ce l’usage à l’époque ? Dans ces conditions, il est difficile aux avocats, le crime étant établi, de plaider les circonstances atténuantes.
Rien sur l’environnement, les relations qui existaient entre tous les protagonistes, les passions et les haines qui devaient couver dans ce petit monde fermé sur lui-même. Que de règlements de comptes, ce procès a-t-il permis ? D’occasions aussi, pour des gens anonymes et sans histoire, de tenir pendant quelque temps le devant de la scène et de jouer les importants. Seul le maire concerné - celui d’Arcon - reste en retrait. Au procès, il déclare avoir été prévenu de l’assassinat, mais qu’il a renvoyé au lendemain sa décision de se rendre chez la victime, pensant que son administré était assez solide pour passer la nuit. Quant à la gendarmerie, il avait tout bonnement oublié de l’informer. Ses propos, nous dit-on, déclenchent l’hilarité générale. Il est sanctionné pour son attitude et démis de ses fonctions, par ordonnance royale, le l2 juin de l’année suivante. Il faut se rappeler qu’à l’époque le maire était nommé par le gouvernement. Il s’appelait Gilbert Laurent. Un de ses fils devint médecin.
Des jurés, rien que des hommes !
Les douze jurés étaient choisis par cooptation, sur une liste de noms proposés par les conseillers généraux. Il s’agissait pour eux de faire plaisir à une certaine classe de leurs électeurs. Les jurés se réunissaient à l’issue du procès et décidaient de la culpabilité ou non. Aujourd’hui, on ne compte que neuf jurés qui assistent à toutes les audiences avec les magistrats. Ils se retrouvent avec le Président du tribunal pour délibérer et se prononcent successivement sur deux points : la culpabilité d’abord, puis les circonstances atténuantes. A l’époque, c’était l’acquittement ou la peine de mort ou encore, en guise de circonstances atténuantes, les travaux forcés à perpétuité ou au mieux pour vingt ans !
Le réquisitoire
Les auditions sont terminées. Au milieu d’un auditoire « pétrifié » disent les journalistes, l’avocat général, un doigt menaçant en direction des accusés, déclame son réquisitoire avec des accents terribles : Qui est responsable ? Qui est complice ? C’est toute la question, la seule question qui se pose, car le crime est flagrant, la préméditation certaine, la volonté de tuer, avouée. Et alors messieurs, c’est un dilemme, l’échafaud ou le bagne à vie ! Que va-t-on vous plaider ? Je l’ignore, car c’est un juste privilège de la défense de parler la dernière, mais ce que je sais bien c’est que l’on va essayer de sauver deux têtes coupables. On va vous demander de passer l’éponge sur les flaques de sang. Par malheur aujourd’hui, le sang qui a coulé est indélébile et il conclut en demandant la peine de mort pour les deux accusés.
L’échafaud ou le bagne à vie ?
Après avoir entendu la défense, les jurés se retirent pour délibérer. Le verdict est annoncé une heure plus tard. Chacun retient son souffle. Il est minuit.
Pour Annette Dufour, les jurés suivent le réquisitoire de l’avocat général. Elle est condamnée, comme auteur principal du meurtre, à l’exécution capitale. On s’assurera plus tard au greffe que la fille n’est pas enceinte, ce qui aurait différé le moment. Quant à Claude Bouffaron, il est considéré simple complice et il échappe ainsi à la peine de mort. Il est condamné aux travaux forcés à perpétuité et à l’exposition sur la place publique de Montbrison, mesure mise à exécution le 25 avril 1840.
Cette peine qualifiée d’infamante avait été supprimée par la Révolution, puis remplacée en l’an IV par le carcan et transformée à partir de 1832 en exposition publique. Un édit royal stipulait qu’on exposait le condamné aux regards et railleries du public. Il était cependant interdit de lui jeter de la boue, des pierres ou des ordures. Cette peine qui n’était pas partout appliquée - elle avait donc encore cours à Montbrison - fut supprimée définitivement en 1848, au retour de la République.
On ne pouvait espérer la mansuétude avec un jury composé exclusivement d’hommes. Dans cette société patriarcale, le parricide est le pire des crimes. La loi française qui reconnaît à certains meurtriers, dans des conditions particulières, l’excuse de provocation, en exclut avec fermeté le parricide et d’autant plus ici que c’est une fille qui l’a perpétré, fait tout à fait exceptionnel. Chacun de ces hommes a dû se sentir quelque part menacé.
Un pourvoi en cassation est déposé le 2 mars, car contrairement aux dispositions de la loi, le président du jury est sorti pendant les délibérations. Le pourvoi est rejeté le 26. Reste le recours en grâces. Louis Philippe a vu passer 796 condamnations à mort et a signé un grand nombre de grâces. Là, il refuse, car il s’agit d’une récidive, comme il l’a noté en marge. Il mentionne : je laisse l’affaire se poursuivre. Annette subira donc le sort réservé aux parricides et Claude Bouffaron, deux mois plus tard, sera expédié aux galères,
Le “père Toulon”
Depuis décembre 1836, les condamnés au bagne ne font plus la route à pied, enchaînés, bousculés par leurs gardes, à la merci des badauds qui le plus souvent les insultent. Un certain nombre succombait d’ailleurs en route. Ils sont maintenant transportés en fourgons cellulaires, à l’abri de la pluie, du trop grand soleil et de la foule. Ce n’est pas pour autant un voyage facile. Rivés sur un siège percé recouvert d’un coussin, ils sont condamnés à l’immobilité et au silence. En cas de mauvaise conduite, ce sont les menottes, la privation du coussin, une ration réduite au pain et à l’eau.
Pendant quelque temps, nous n’avons pas su vers quel bagne avait été dirigé Bouffaron. Maître Santarelli n’avait pu le déterminer.
Une rencontre inopinée
Un cousin éloigné Cyrille Pras, connu à l’occasion de mes recherches, a compris en entendant les propos de ses voisins de table dans un restaurant de la région, qu’il se trouvait assis à côté d’un descendant du maire d’Arcon de l’époque, celui qui avait été limogé ! Il est entré en relation et a appris ainsi que Bouffaron serait revenu dans la région et aurait vécu au village Masson (à côté d’Arcon), où subsiste toujours la maison, appelée dans le voisinage “la maison du père Toulon”. Bingo : c’était donc le bagne de Toulon ! D’autres bagnes existaient à ce moment : à Brest, depuis 1750, à Rochefort depuis 1767 (ceux du Havre et de Lorient, qui avaient aussi été mis en service, avaient été fermés en 1789 et 1830). Celui de Toulon était le plus important et le plus ancien, car il avait été créé en 1748.
Numéro de matricule 437
Grâce à Madame Devers, membre de l’association généalogique d’Athis-Mons (et à l’une de ses cousines proche de Toulon, qui a bien voulu se rendre aux archives), j’ai eu confirmation que Claude Bouffaron était bien condamné au bagne de Toulon, enregistré à son arrivée le 28 juin 1840 sous le matricule 437.
Nous apprenons que Claude Bouffaron, avant d’être au bagne, était agriculteur menuisier, qu’il mesurait 1m 60 (7cm de moins qu’Annette) avec des cheveux et sourcils châtain foncé, comme sa barbe, un front haut, des yeux bleus : Son nez et sa bouche étaient de taille moyenne ; le visage était d’un ovale plein. Comme tous les forçats de cette époque, il avait été marqué à l’arrivée au bagne par la “flétrissure”, une peine infamante, qui consistait à marquer l’épaule gauche à l’aide d’un fer rougi au feu, avec des lettres correspondant à son méfait. Il semble qu’il ait eu aussi les oreilles percées. Il avait deux cicatrices sur la tête, une tache brune sur l’épaule droite et encore une cicatrice au-dedans du genou gauche.
Le bagne du temps de Claude Bouffaron
Toulon, c’est le premier bagne “à terre”. Jusque-là, les condamnés servaient depuis François 1er comme rameurs sur des galères, d’où le nom de galérien qui leur était donné. Les condamnés étaient enchaînés à leur banc (chiourme captive) contrairement aux engagés volontaires qui constituaient eux la “bonne vogue” ; ils étaient placés selon l’âge et la taille et jetaient les rames jusqu’à vingt-six fois par minute, les pieds rongés par l’eau de mer. L’ensemble formait la ”chiourme”, commandée par un comité. (chiourme, de l’italien ciurma, le chant des rameurs)
Avec le bagne à terre, les conditions des galériens sont un peu moins terribles. Considérés jusque-là comme des esclaves, ils se retrouvent en quelque sorte “ouvriers”, certes ouvriers corvéables à merci. Le carcan remplace le fouet et les supplices infligés avant le départ aux galères sont progressivement abolis. Claude Bouffaron échappe de justesse à une mesure prise en 1810 pour les forçats à perpétuité, supprimée en 1837 : la chaîne de neuf maillons, alourdie d’un boulet, qui les reliait deux par deux, le tout pesant environ 2 kg 600. Après quatre ou cinq ans de bonne conduite, ils étaient désaccouplés et mis en “chaîne brisée”, pour être attachés la nuit seulement. Leur vie n’est pas facile pour autant, aggravée par la promiscuité. Le bagne de Toulon est particulièrement plein. En 1838, juste avant l’arrivée de Claude Bouffaron, on compte 4305 prisonniers, entassés, soit dans des bâtiments côtiers improvisés, soit sur des bâtiments flottants hors service. C’est alors qu’ils prennent le nom de “bagnards”.
C’est à partir de 1850, qu’on envoie les gens “outre-mer” : entre autres îles Marquise, Guyane, Cayenne et aussi Algérie et Nouvelle Calédonie ; cette dernière terre accueille beaucoup de politiques, notamment des communards, de 1872 à 1878. On donna le choix aux forçats des bagnes portuaires de partir, notamment à Cayenne, en leur faisant espérer un adoucissement de leur peine : 300 seulement quittèrent Toulon. Bouffaron ne fut pas de ceux-là. Ils s’en repentirent sûrement. En France, le climat était plus agréable et l’isolement moins grand. !
Le bagne fut définitivement supprimé en 1945, une époque récente en somme, ce qui explique que toutes les expressions qui touchent à cet univers sont encore familières aujourd’hui, à commencer par c’est le bagne, mais aussi quelle galère, galérer, un vrai garde-chiourme, une vie de forçat … et j’en oublie sans doute.
Claude a survécu
Nous apprenons en effet plus tard que Claude Bouffaron a été détaché de la chaîne le 23 avril 1865 - soit vingt-cinq ans après son envoi au bagne - et mis à disposition de Monsieur le Maire de la ville de Toulon, pour être dirigé comme sexagénaire sur la maison centrale de Belle-Isle-en-Mer, conformément à l’article 5 de la loi du 30 mai 1654. Je suis étonnée que le document ne fasse pas état de la remise de peine obtenue le 10 août 1864, prévoyant sa libération l0 ans plus tard, c’est-à-dire en août 1874, et porte toujours la mention “condamné à perpétuité”. Sur les conseils de l’archiviste de Toulon, j’ai interrogé les archives départementales du Morbihan, situées à Vannes, pour connaître la suite de sa vie de bagnard.
Excursion à Belle-Ile-en-Mer…
Ce jourd’hui vingt-cinq juin mil huit cent soixante-cinq s’est présenté au greffe de la maison centrale de détention de Belle Ile, le sieur Penven, Maréchal des Logis, à la résidence d’Auray, porteur d’ordre délivré par ... sous la date du ... (mots laissés en blanc).
duquel il m’a fait la remise de la personne du nommé Bouffaron Claude, condamné aux travaux forcés à perpétuité, le 29 février 1840, commués en dix ans, ainsi que le constate l’acte de condamnation qui m’a été représenté en extrait et dont la transcription se trouve ci contre.
Ledit Bouffaron ayant été laissé à ma garde pour y subir sa peine, j’ai dressé le présent acte d’écrou, que le sieur le Penven a signé après moi, après avoir reçu décharge.
Peu de temps après la remise de peine de dix ans obtenue en 1864, Claude Bouffaron, par décision impériale, bénéficie à nouveau le 3 août 1866, un an après son arrivée à Belle-Isle, d’une nouvelle remise de peine de quatre ans. Effectivement, il est libéré le 15 août 1870 et dirigé sur Arcon.
Son séjour à Belle-Isle a duré cinq ans. Est-il revenu au pays ? Nous avions dans un premier temps perdu sa trace, mais nous avons cheminé avec patience pour la retrouver.
Lire la suite : Annette et Claude, victimes de leur temps ? Destins tragiques et familles brisées.