Ainsi se termine le voyage dans le monde d’une famille Pras, originaire de St-Just-en-Chevalet dans la Loire. Grâce à la branche qui porte cette lignée de mes ascendants et leurs épouses, nous avons pu découvrir un peu ce que furent pendant plusieurs siècles, depuis la fin du Moyen-Âge, la vie des paysans de cette région et leur émigration à Lyon. En effet, l’histoire des nôtres s’est avérée illustrer, de façon parfois exemplaire (je fais référence aux livres d’histoire rurale que j’ai consultés), les heurs et malheurs du monde rural de ces temps. Par contre, la manière dont s’est opéré pour notre famille de paysans, au milieu du 19e siècle, le basculement vers la ville, Lyon en l’occurrence, à une époque où l’exode rural était encore timide dans ces contrées - et dû essentiellement à des raisons économiques - est peut-être plus spécifique, tout au moins plus complexe, de nombreux facteurs se trouvant à l’œuvre. Quoi qu’il en soit, une fois dans la grande cité, les deux frères Claude se coulent dans le petit peuple des négociants, dont le développement est caractéristique aussi de la deuxième moitié du 19e siècle et le début du 20e siècle.
Tous les documents recueillis ont servi de charpente au récit, même les plus modestes, telle une série de quittances, qui va permettre de découvrir par exemple l’existence d’un fermage. C’est parfois un peu sévère, mais c’est une façon factuelle, concrète, d’entrer dans l’univers de nos ancêtres et de comprendre le long chemin accompli pour assurer un avenir meilleur à leurs enfants. Mais au-delà, je ne sais pas romancer et sauf quelques allusions à ce qu’ils devaient ressentir en certaines circonstances, je ne pouvais qu’essayer de camper leur environnement social, économique et politique, tel que nous le percevons aujourd’hui, à distance. C’est toujours ce qui me frappe, quand nous abordons le passé. Nous parlons de là où nous sommes et non de là où ils sont. Leur regard n’était pas le nôtre. Néanmoins avant de revenir à ma famille, je vous propose de partager avec moi quelques réflexions sur ce que pouvaient être leur univers sonore et leur rapport au temps et à l’espace, des thèmes que je n’ai pas directement abordés jusque-là.
Le battement des sabots
La partie nord-ouest du Forez, berceau des Pras, paraît un peu sauvage aujourd’hui, presque perdue... particulièrement dans les petits hameaux de la montagne, qui seraient pratiquement déserts, si quelques personnes ne commençaient à y installer leur résidence secondaire ou à créer des lieux d’accueil pour citadins, en mal de nature vraie, de calme et de la sérénité que dégagent ces grands espaces ouverts.
Mais il serait trompeur d’imaginer nos ancêtres dans des lieux isolés et silencieux. La campagne, beaucoup plus peuplée qu’aujourd’hui, résonnait alors de mille bruits : le son des cloches tout au long de la journée, les onomatopées qui résonnaient de partout, comme le chant du labour ou les commandements adressés aux bêtes ; les appels des uns aux autres, les rires, les disputes, voire les injures ; le roulement des charrettes sur les mauvais chemins et, aux approches des villages, les cris des femmes et des enfants, le caquètement des poules, les aboiements des chiens, le grognement des porcs et, partout… le battement du sabot, à qui je souhaite donner une place particulière dans cet espace sonore.
L’origine du sabot
Les auteurs s’accordent à dire qu’il est difficile de situer l’apparition du sabot. Son usage semble s’être installé progressivement selon les régions. On dit que c’est François Villon (né en 1431, disparu en 1463), le premier, qui a utilisé le terme sabot dans sa Ballade de la Grosse Margot (date inconnue) qui parle d’un quartier mal famé de Paris. Un peu plus tard, Rabelais (1494-1553) le cite, à son tour, dans Pantagruel (chapitre XXII). Enfin la reine de France, Anne de Bretagne (1477-1514) était surnommée par les impertinents Parisiens « la duchesse en sabots » ; on connaît la chanson « C’était Anne de Bretagne, duchesse en sabots… » que nous avons tous appris autrefois !
On sait que, dans les montagnes du Forez, un pays de bois, le sabot apparaît très tôt, de façon certaine au début du XVIIe siècle, mais sans doute avant. Il est fabriqué dans les petites huttes des Monts de la Madeleine, pendant la bonne saison, permettant à nos ancêtres paysans de se distinguer des "va nus pieds". C’est dans ces cabanes, abandonnées dès les premiers froids, que la petite cousine Annette Dufour s’était réfugiée en 1839 pour échapper à la maréchaussée, après la mort tragique de son père (épisode 15).
Le sabot, omniprésent
Le sabot fait partie de la vie quotidienne. Chacun a la ferme possède plusieurs paires de sabots. C’est tellement pratique. Il protège des chocs, du feu, de l’eau, de la boue ou de la neige ; il permet ainsi d’aller partout sans se salir les pieds, au puits comme à l’étable. Au champ, quand on bêche un simple coup de pied permet de disperser les mottes de terre et là aussi d’éviter bien des chocs. Même les enfants ou les vieillards peuvent l’utiliser sans problème, car on le quitte ou en l’enfile, sans qu’il soit besoin de se baisser ou de s’asseoir et c’est tellement bien adapté aux saisons : l’hiver, avec de la paille, il tient chaud ; l’été, garni de fougère, il rafraîchit.
Alain Corbin [2] nous explique qu’on reconnaît les familiers à leurs sabots... « Placés devant le seuil, ils permettent bien souvent à celui qui rentre chez lui de reconnaître le visiteur amical ou le gêneur, arrivé en son absence. C’est un marqueur de la présence de l’autre ». On range d’ailleurs religieusement les sabots du défunt, plus encore que ses vêtements, car ils sont un peu de lui dans la maison.
Bref, la place du sabot est tellement importante que ce n’est pas par hasard si les proverbes et les chansons populaires lui accordent une grande place et si Antoine s’inquiète dans les lettres à son fils Claude aîné, parti à Thionville faire son service militaire, de savoir ce qu’il a fait de ses sabots (épisode 19).
Le battement du sabot
Le sabot est donc présent partout et l’on comprend aisément qu’il a marqué le paysage sonore, qui environnait nos paysans. Fait de bois, il tape dur sur une terre gelée, il racle sur un sol caillouteux, crisse sur la neige ou au contraire donne un son mouillé dans la boue, pour n’évoquer que quelques sons ! Il faut dire aussi que le bruit est fonction de la démarche de celui qui porte les sabots, lente et régulière, traînante ou précipitée, ou bien encore trébuchante ou hésitante. C’est ainsi que sur le chemin, on peut deviner celui qui avance, est-il seul ou non, jeune ou vieux, femme ou homme, travailleur rentrant du labour, fatigué, homme pris de vin, femme portant une lourde charge ou gamin culbutant quelque pierre…
Le sabot participe enfin aux événements collectifs, et là c’est autre chose : il marque le rythme, joyeux quand il s’agit de noces ou de quelques fêtes ; lent, pour les processions ; cadencé quand c’est le battage des moissons… une sorte de concert improvisé ; moins drôle, par un martellement régulier et continu, il signale l’arrivée des soldats.
Bien qu’aucun des ancêtres de ma lignée campagnarde directe n’ait été sabotier, je voulais d’autant plus souligner la place que tenait dans la vie ce précieux « chausse-pied »… que Claude jeune (le grand-père de mon père Georges) - une fois parti à Lyon vers 1840 - s’est occupé de sabots… puisqu’il en a dirigé pendant trente ans la fabrication et assuré la commercialisation (épisode 11) !
Le temps qui passe
Si l’espace sonore est marqué par le battement des sabots, il l’est plus encore par les cloches qui résonnent de paroisse en paroisse… venant de tous les horizons, emplissant la campagne de leur musique. Une musique qui s’exprime sur différents modes – de la volée et du carillon au glas, parfois au tocsin, en passant par le tintement - chaque fois pour accompagner une manifestation ou transmettre une information : qu’il s’agisse d’annoncer les événements quotidiens, naissances, mariages, décès, offices religieux ; ou les catastrophes, incendie, arrivée des soldats, orage…
Le temps du quotidien
Mais aussi - c’est ce que je veux évoquer ici - les sonneries des cloches ponctuent le temps, organisant des repères communs à toute la communauté : l’écoulement du jour marqué par les trois angélus (la prière de l’ange), à une époque où ni horloge, ni montre ne pouvaient renseigner ; plus tard le passage des heures ; et celui bien sûr des semaines avec l’annonce des messes dominicales. Elles vont même sur un temps de mode ou de premier coup, nous dit Jean Canard, prévenir les paroissiens éloignés à partir à temps, pour ne pas arriver en retard aux offices.… une sorte de réveil matin !
Les cloches… familières, indispensables, au cœur de la vie rurale de tous les jours et l’on comprend le désarroi et la colère des villageois quand en 1794, en pleine Convention, il a été décrété que « les cloches soient sans délay descendues » pour être fondues, afin de récupérer leur bronze…
Le temps d’une année
Il était basé essentiellement sur la ronde du soleil, des saisons, le calendrier lunaire, indiquant les moments propices aux travaux agricoles, un temps relayé par les almanachs qui découpaient l’année en douze tranches, précisant pour chaque mois le temps de semer, tondre les moutons… faucher. Mais l’année est aussi marquée par les diverses manifestations religieuses, dont les dates se sont coulées souvent dans celles des fêtes païennes d’autrefois, elles-mêmes adaptées au rythme de la nature : par exemple, Noël correspond au solstice d’hiver ; Pâques, à quelques jours près, à l’équinoxe du printemps. Même l’heure de l’angélus respectait les saisons, tel que nous le fait remarquer Alain Corbin « le déplacement de l’heure de l’angélus selon la saison était de tradition. Il avait pour but d’accompagner les mouvements du soleil, non de les contredire »…
Les grandes fêtes déterminent une série d’autres célébrations chrétiennes, en amont ou en aval, tels que Rameaux, Vendredi saint, Ascension, Pentecôte, sans oublier les « Rogations » (trois jours avant l’ascension), consistant en messe et procession pour demander la bénédiction de Dieu sur les travaux des champs et les récoltes à venir… un cycle, qui renforçait les repères tout au long de l’année.
Avec les fêtes des Saints, comme par exemple la Saint Michel le 29 septembre qui marquait la fin des récoltes et le paiement des fermages, on peut parler d’un véritable « calendrier agro-liturgique ». Le temps religieux se trouvait en harmonie avec le temps agricole et social, il correspondait à la perception qu’en avaient nos ancêtres à partir de leur expérience. Comme le cycle de la nature, les fêtes religieuses, accompagnées par les cloches, qui revenaient d’année en année, instituaient me semble-t-il une sorte de permanence rassurante.
Le temps « long », celui de la vie
J’ai été frappée que, dans de nombreux actes, au moment du mariage ou du décès, on ne puisse donner l’âge précis des personnes concernées. Quand il s’agit d’un vieillard, on peut le comprendre. Mais un jeune marié, par exemple Claude Pra, fils de Mathieu quand il épouse Claudine Treille, le 4 août 1744. On indique environ vingt et un ans pour lui, il en a vingt-trois ; pour elle quinze ans, elle vient juste d’en avoir quatorze… Il semble en fait, chez nos ancêtres paysans, que chacun connaissait à peu près le mois de sa naissance, en référence à la saison ou à un événement particulier, peut-être le jour, mais rarement l’année, surtout dans les temps les plus anciens. Comment se souvenir de l’année de sa naissance, sauf si un événement important s’était produit cette année-là rapporté par les anciens et de toute façon… comment calculer le temps passé depuis, pour une population longtemps analphabète. Il ne reste qu’à observer pour nous combien l’épaisseur du temps est fonction des événements, des étapes qui l’ont jalonné. Souvent le temps de l’école, qui nous a paru long dans l’enfance, « s’écrase » en quelque sorte par la suite. Rien n’est plus subjectif que le temps qui passe, mais dans notre monde moderne nous avons tellement de repères pour le mesurer dans la durée. Eux, ne les avaient pas.
Et la perception du moment de la mort
La mort n’était pas au bout d’un long chemin à parcourir. Elle était de toute façon partout présente, pouvant frapper à tout moment. Ce que l’on craignait, plus que la mort, c’était le jugement dernier, tout au moins jusqu’à la fin du 18e siècle ; les dispositions prises pour le salut de l’âme dans les testaments sont significatives, testaments rédigés souvent in extremis ! On n’anticipait pas la mort. On vivait résignés. On ne courait pas après le temps, mais on n’essayait pas non plus de le ralentir, en cherchant toujours à rester jeune, une contradiction des temps modernes. Montaigne (1533-1592), dans les « Essais », loue l’attitude « stoïque » des paysans, exposés aux ravages des guerres et de la peste « aussi sages, tranquilles que Socrate au moment de boire la ciguë ». Il en avait été frappé. Il exagère peut-être un peu…. car je crois que les épidémies semaient vraiment la panique, il ne s’agissait pas de la mort « ordinaire ».
Le paysage des activités quotidiennes…
A côté de l’espace sonore, du rapport au temps qui passe, le paysage n’était pas tel que nous l’observons aujourd’hui et surtout l’espace n’était pas appréhendé de la même façon.
Le paysage était différent
Après les grandes périodes de défrichements, qui ont suivi la guerre de Cent Ans, la moindre parcelle de terre était cultivée, même en altitude, et les forêts étaient moins nombreuses qu’elles apparaissent actuellement. Le “plan de la Pomerie”, près de Montloup, où travaillaient les premiers « pra » que nous avons rencontrés, en constitue un exemple. Divisé en de nombreuses tenures (terrier de 1487) et encore cultivé au début du siècle, il est aujourd’hui couvert de bois, comme on peut le voir sur la photo présentée ci-dessous. Le terroir se présentait alors découpé en multiples parcelles, séparées par des haies plus ou moins denses. Différaient aussi la distribution et la forme des bâtiments dans les villages : maisons plus basses, plus imbriquées, avec leurs cours et leurs jardins, éléments essentiels de la vie quotidienne ; et un peu à l’écart, bien identifiée, la place “d’aizances”, dont j’ai parlé à plusieurs reprises, tout à la fois symbole et lieu de la communauté villageoise.
L’appréhension de l’espace n’était pas la même [3]
Avant la Révolution industrielle et notamment le développement des routes et des chemins, c’est le paysage des activités quotidiennes qui prédomine et qui marque les frontières. Au-delà du petit cours d’eau, passé le bois, passé les hameaux proches, passé le bourg et sa paroisse, c’est un autre pays qui commence, souvent avec un parler différent. Dans les limites de son terroir, le villageois se sent chez lui, tout lui est connu et familier, chaque lieu, presque chaque roche et chaque buisson ; tout est porteur d’histoire, en référence à un événement ancien ou récent, mythique ou vrai : ici, un massacre a été commis ou un loup a attaqué un villageois ; là, on a trouvé un homme mort de froid, la foudre a abattu un arbre centenaire ou une apparition surnaturelle a frappé d’étonnement quelque passant. Pour perpétuer ces souvenirs, des croix de bois ou de pierre ont été souvent plantées, notamment aux carrefours, et il est difficile d’opérer le partage entre ce qui est légende et réalité. Mais plus important que tout, il peut mettre un nom sur le visage de tous ceux qu’il rencontre, il les retrouve à l’église, à la veillée, aux noces. Ainsi nous rapporte Jacques Dupâquier [4], la réflexion du père de Rétif de la Bretonne (moitié du 18e) se trouvant à Paris « Ho que de monde… tant que personne ne s’y connaît, même dans le voisinage, même dans sa propre maison… ». C’est bien ce qu’a du encore éprouver Claude aîné, quand il séjourne quelques semaines dans la capitale en mars 1831, en route pour Thionville. Mais la situation a pourtant évolué, depuis quelques décennies.
Au fil des ans, l’espace s’agrandit
En effet, à partir de 1750 environ, les chemins sont mieux tracés. On devient familier du pays qu’on peut parcourir à pied en l’espace d’une journée, et plus tard avec le char à bœufs, qu’il s’agisse de fréquenter des foires un peu plus lointaines ou de se rendre par nécessité au tribunal de Roanne ou de Montbrison. L’horizon s’élargit, le cercle des rencontres s’ouvre davantage et offre la possibilité de prendre épouse au-delà du hameau proche, au-delà de la paroisse. Le réseau de parentèle se développe ainsi, introduisant des déplacements nouveaux et réguliers et modifiant de ce fait, au fur et à mesure, le regard porté sur le pays environnant. L’espace devient territoire.
Cette évocation de ce qu’était l’univers sonore, temporel, spatial, de nos ancêtres paysans participe d’une tentative que j’ai essayé de mener tout au long du récit : celle de donner des éléments pour permettre à chacun d’imaginer ce que pouvait être l’environnement de nos aïeux, leur regard sur le monde, d’éviter de le considérer avec nos yeux d’aujourd’hui, comme je l’ai souvent souligné. J’ai en particulier essayé de montrer à chaque époque le contexte climatique, économique et politique, qui détermine le niveau des ressources alimentaires. Pouvoir assurer le pain quotidien et échapper à la famine restent pendant longtemps la grande préoccupation. Je n’ai peut-être pas assez insisté sur les fêtes, comme celles du Carnaval, de la Saint-Jean, des noces et bien d’autres… qui ponctuaient l’année, contrepoids aux misères des temps. Nos ancêtres, comme je l’ai évoqué quelquefois, savaient aussi s’amuser, danser et chanter. Cette capacité à rester joyeux, en profitant des petites « fenêtres » de la vie quotidienne ou des fêtes familiales, dans un contexte difficile, m’avait frappée dans le village indien où j’ai séjourné autrefois, dans les années 1963-64.
Aïeux évoqués tout au long de ces pages…
Ils descendent….
C’est sans doute, pour mieux assurer leur subsistance, leur confort et surtout favoriser leurs cultures – il fait si froid l’hiver, surtout avec le petit âge glaciaire qui sévit des années 1580 à 1850 - que nos ancêtres descendent régulièrement d’altitude. Partis du hameau des Pras situé à près de mille mètres, ils se retrouvent deux siècles et demi plus tard à la Bussière, à 600 mètres… puis à Lyon, pour notre branche récente. Nous avons traduit cet itinéraire dans une chanson, à l’occasion de la fête de l’an 2000, qui nous a tous réunis au pays.
Ils vivent en communauté
Solidarité et échanges
J’ai tenté, à travers les documents en ma possession et l’établissement des généalogies, de situer le cadre familial, amical, communautaire de nos ancêtres. J’ai été frappée à cet égard par l’importance des réseaux d’alliances, leur permanence sur plusieurs générations et les échanges de services qui s’établissaient ainsi entre parents, amis, voisins. Il faut dire que sans institutions bancaires, sans assurances ni indemnités pour catastrophes naturelles, sans sécurité sociale... la solidarité est pour chacun une question de survie ! Mais cette organisation a son revers et peut engendrer des inimitiés tenaces, dont héritent parfois les descendants.
Les embrouilles et procès
Le conflit naît souvent de la complexité du système des échanges et de la nécessité d’un ajustement permanent des compensations. Survient un dysfonctionnement de l’accord initial - une des parties ne peut tenir ses engagements ou ne reconnaît plus une dette contractée, parfois d’ailleurs par l’un de ses parents, ou encore une clause de testament n’est pas respectée - et c’est la brouille. Mais la querelle peut résulter aussi d’un conflit de voisinage. Il faut dire que, compte tenu du morcellement des propriétés, surtout après la Révolution, les problèmes de passage conditionnent l’activité quotidienne et les histoires de clôture ou de bornage, de talus, de prises d’eau sont multiples. Une haie arasée, un fossé élargi, un arbre coupé indiquent, de la part du fauteur de trouble, une volonté d’usurpation, quand ce n’est pas d’agression. Mais c’est souvent une revanche. De toute façon, c’est le procès qui s’ensuit... et ce qu’il en coûte !
L’honneur à préserver à « tout prix », au sens propre et figuré !
L’enjeu nous paraît parfois dérisoire, mais au-delà du préjudice réel subi, c’est surtout l’honneur qui est en cause. Pour des êtres très proches socialement les uns des autres, l’honneur renforce en effet le sentiment d’appartenance au groupe, tout en permettant de se distinguer et de se situer sur l’échelle sociale. Nul doute que pour nos Pras, dans l’effort accompli pour s’élever dans la hiérarchie villageoise, ce sentiment a beaucoup compté. Il faut en toutes circonstances, et sous le regard du voisinage, prouver que l’on sait défendre son bien et sa famille ; même l’injure, la moindre allusion susceptible d’amoindrir la réputation des siens suffisent à déclencher la violence. On sait ce qu’il advient parfois, puisqu’avec Claude aîné on débouche même sur un coup de feu, interprété par la justice comme une tentative de meurtre !
Si l’on ne prend pas en compte les différends et les procès qui ont occupé nos ancêtres, dont l’enjeu nous paraît parfois minuscule et le coût disproportionné par rapport au bénéfice matériel escompté, on ne peut rien comprendre à l’anxiété, aux souffrances, aux nuits blanches qu’ils ont provoquées. Ces évènements ont du les marquer tout autant - sinon plus - que les maladies, voire les morts survenues prématurément, mais qui étaient considérées comme inéluctables et qui n’entachaient pas la réputation. Cette propension aux procès se poursuit, une fois nos ancêtres à Lyon, puisqu’une rupture définitive survient entre notre aïeule Marie Monnet, épouse de Claude Jeune, et sa sœur Joséphine Chapolard, qui remet en cause le legs reçu par Marie, de leur sœur commune, Marguerite.
Le goût du vivre ensemble
Mais, à l’opposé de cet aspect négatif, reste aussi chez nos aïeux le goût du « vivre ensemble », de partager veillées, fêtes, cérémonies… les grands moments du temps agricole, comme les moissons… des pauses dans leur vie de grand labeur.
Cette tradition d’être ensemble se poursuit dans la famille. Après son mariage, Claude habite en communauté une dizaine d’années avec sa belle-famille, dans un immeuble où naît d’ailleurs Stéphane. D’autres parents occupent les différents étages. Tous arrivés à Lyon de première génération, ils éprouvent la nécessité de s’entraider. Par ailleurs, le courrier avec ceux restés au pays est fréquent et les va-et-vient réguliers… on maintient des liens étroits.
Faut-il voir aussi, dans l’habitude de Claude plus tard de réunir enfants et petits-enfants pendant les longues vacances de l’été, avec jeux de sociétés, promenades, lectures communes, ce besoin de se tenir chaud en famille, de maintenir les liens le plus longtemps possible ? Mon grand-père a repris la tradition avec les siens… et j’ai passé ainsi dans ma jeunesse plusieurs vacances en famille élargie. Nous essayons de la poursuivre à notre tour, avec les jeunes générations.
Patiemment, au fil du temps, ils constituent un domaine
C’est sans doute cet effort tendu et constant des nôtres, de génération en génération, leur travail acharné, dans la fidélité à la terre, pour constituer un domaine, l’énergie dépensée pour se faire respecter et élever leur rang, qui m’ont le plus frappée et leur habileté à y parvenir. C’est peut-être ce qui les distingue, surtout dans la durée. Il n’y a pas de retour en arrière, pas d’échec. Contre guerres, disettes et malheurs de toutes sortes, ils luttent avec succès. La progression est constante. Il est difficile de cerner les atouts de leur réussite : le choix répété d’épouses, qui appartiennent plutôt à des familles plus aisées, leur audace pour entreprendre, leur volonté, jamais démentie, de descendre d’altitude pour trouver un climat plus clément ? Sans doute aussi du bon sens et de la finesse dans les choix à opérer. Les résultats sont là. La Bussière où sont nés les deux frères Claude, qui vont partir à Lyon vers 1846, constitue une belle propriété d’une vingtaine d’hectares, pleine de promesses, même si les dettes sont nombreuses à la mort d’Antoine. Elle deviendra assez vite une ferme prospère, une des plus grosses de la région. On est loin des premiers ancêtres regroupés dans le village des Pras, à 940 mètres d’altitude, travaillant dur sur leurs petites parcelles, grelottant de froid l’hiver, car il ne faut pas oublier le petit âge glaciaire qui a sévi dans la région, apeurés par les loups nombreux en cet endroit.
Pourtant, ils vont partir à Lyon
Au milieu du XIXe siècle, les voici donc à Lyon. Les raisons sont multiples qui ont poussé les deux frères, après la sœur religieuse Philippine et la suivante, Jeanne-Marie, à quitter la ferme et le pays. Pour cette dernière, je pense que c’est le drame survenu en 1840 avec leur cousine germaine, Annette Dufour, qui a servi de déclencheur. C’était une honte pour la famille... comment trouver un mari ? Et la grande sœur était là pour l’accueillir, ce qui facilitait les choses. Elles étaient déjà parties en juin 1842 au moment de l’inventaire qui suit la mort de leur père.
Quant aux garçons, plusieurs motifs s’entrecroisent. Pour Claude aîné, l’histoire d’Annette a compté (il voudrait bien aussi prendre épouse)… alors mieux vaut partir et garder le secret pour les descendants. Préserver l’honneur, toujours. Mais c’est aussi son rêve, depuis qu’il est parti soldat à Thionville : créer un petit commerce, se trouver à la ville. Claude jeune, quant à lui, avait déjà choisi la prêtrise. Il est au grand séminaire, son avenir n’est plus à la ferme. A cela s’ajoutent des motifs économiques que je n’avais pas perçus au départ. Le père est mort en 1842, en laissant beaucoup de dettes. La succession est commune. Il n’est pas question de vendre la Bussière, une sœur déjà mariée va rester avec son époux et l’exploiter, pour le compte de toute la fratrie. Mais on va partager les dettes. Il faut que chacun travaille sans attendre et Claude jeune – il n’a que vingt-deux ans à la mort de sa mère - doit renoncer à ses chères études et à sa vocation, non sans nostalgie. Avec l’éducation reçue, son avenir est à Lyon.
Les deux Claude ne seront pas isolés : deux sœurs y sont déjà et plusieurs prêtres de leur famille maternelle, dont certains occupent des fonctions importantes.
Grâce aux revenus tirés de l’exploitation – qui devient, une fois les dettes payées, comme je l’ai dit une ferme prospère - grâce aussi à son intelligence et à l’éducation reçue, Claude Jeune, mon arrière-grand-père a pu faire son chemin à la grand’ville, communiquer à ses enfants les valeurs qui l’animaient et dont il avait lui-même hérité, leur assurer de bonnes études, leur permettant de réussir à leur tour dans la vie familiale et professionnelle.
Épilogue
Ainsi, sans l’effort permanent de nos aïeux, tout au long des générations, pour construire un patrimoine, sans la solidité des valeurs transmises et l’importance attachée aux liens familiaux, nous ne serions peut-être pas aujourd’hui à la place que nous occupons. Ce récit est une façon de leur rendre hommage et d’avoir - bien imparfaitement - essayé de les faire revivre quelque peu, en les tirant de l’oubli où ils étaient plongés, excepté pour les plus proches de nous.
La frustration est de n’avoir pu aller au-delà, de ne pouvoir dire quels étaient leur apparence physique, le son de leur voix, la qualité de leur sourire, leurs passions, leurs peurs et leurs rêves... de ne pouvoir dire comment ils considéraient leur époque et comment ils se représentaient le monde, au-delà des croyances de leur temps... bref, quelles étaient leur personnalité, leur façon d’être, d’aimer ou d’être en colère. Il faut se contenter de leurs silhouettes et de celles de leur entourage, reconstituées à partir des pièces d’un véritable puzzle, d’évocations qui, je l’espère, permettent de comprendre le cheminement d’une famille à travers le temps et l’espace. Pour reprendre, la métaphore d’un auteur polonais déjà cité, ce n’est peut-être qu’un « petit tas de pierres des champs… » sur lequel dit-il « j’inscris des lettres et des signes et j’essaie d’insuffler une âme… ». Mon propos est plus modeste, mais j’essaie d’insuffler un peu de vie…
Il faut se dire aussi que tout cela n’est pas si loin. Fréquenter nos ancêtres les rend plus proches, pour moi comme sans doute pour certains d’entre vous à l’occasion de leurs recherches. Et puis on trouve des façons de raccourcir le temps. J’ai déjà raconté que, pour mes petits-enfants, je voyage d’arrière-grand-père en arrière-grand père. Pour moi, c’est plutôt la durée de vie de mon père, qui a dépassé cent ans. Un siècle, c’est alors une vie, et après tout Jehan Praa Oblette, né autour de 1545, n’est éloigné de moi que de quatre vies et demie, mises bout à bout. Chacun trouve, sa référence, sa façon de compter. Mais que de changements spectaculaires en si peu de temps tout compte fait !
Ce récit est aussi l’histoire d’une recherche et d’une aventure pleine de suspense, avec ses découvertes successives, les énigmes à résoudre, les hypothèses à confirmer ou à écarter, les recoupements qui s’opèrent et qui éclairent tout à coup tel ou tel aspect d’un événement... mais surtout une aventure ponctuée de rencontres avec les vivants cette fois, cousins proches ou déjà un peu éloignés, généalogistes passionnés trouvés sur le chemin et qui s’avèrent parfois être des parents lointains… l’occasion précieuse de resserrer des liens ou d’en tisser de nouveaux. Et particulièrement avec ceux de la famille, que nous avons eu la joie de regrouper lors d’un long week-end fin août 2000 ; Mon père, alors âgé de presque quatre-vingt-dix-huit ans, en était le patriarche.
Pour terminer un poème, qui m’a été transmis sans le nom de l’auteur, mais que j’ai trouvé après coup, sous le titre « mes ancêtres » : Il s’agit de Madame Annie Armand Nouvel.
Les ancêtres de ma lignée Pra, originaires de cette région des Monts du Forez, aussi loin qu’il a été possible de les rencontrer :
Quelques jalons de leur parcours, jusqu’au départ à Lyon à la mi-temps du 19è siècle, avec en parallèle les régimes politiques qu’ils ont traversés :
• Patronymes concernés dans la chronique, par ordre alphabétique
Il s’agit essentiellement des familles Pras et de celles de plusieurs de nos aïeules, tant paternelles que maternelles, notamment les familles Buisson, Carré, Combres, Coudour, Epinat, Fonthieure, George, Maignard, Michel, Oblette, Roche, Tamain, Treille, pour la paroisse de St-Just-en Chevalet ; et aussi de quelques autres sur la paroisse de Chérier, plus tard d’Arcon : les Dufour ; et sur Lyon et la région (Isère) : Chapolard, Monnet, Perrin.
Devenir des archives familiales
En septembre 2011, avec l’accord des descendants actuels de la branche familiale portant le patronyme Pra, objet de ce récit, tous les documents qui nous ont été transmis par nos ancêtres et qui concernent le Forez – miraculeusement arrivés jusqu’à nous – ont été remis aux archives du Département de la Loire, pour qu’ils soient préservés, avec toutes les retranscriptions réalisées. Ils sont classés sous la cote 230 J.
Remerciements
Je tiens à remercier vivement Thierry Sabot qui a accueilli cette chronique familiale, sur son site www.histoire-genealogie.com et l’a annoncée chaque semaine sur la Gazette Web. La diffusion d’une histoire familiale sur cette durée (novembre 2012-mars 2014) était un pari, pour lui comme pour moi. Il n’a pas ménagé sa peine pour mettre le texte aux normes de la diffusion sur internet.
Ma gratitude aussi aux responsables de Geneanet de s’en être fait régulièrement l’écho.
Ma reconnaissance s’adresse encore à tous ceux qui ont complété mes recherches et aidée à déchiffrer plusieurs documents. Je les ai cités au cours du récit et à la fin du dernier épisode.
Et bien sûr je remercie aussi les lecteurs pour leur fidélité, leurs messages chaleureux et leurs observations pertinentes.
A tous, je souhaite de poursuivre avec succès leurs recherches et, s’ils n’ont pas commencé, de ne pas hésiter à se lancer dans l’écriture, chacun à sa manière, un simple commentaire ou un texte plus étoffé, pour compléter leurs tableaux et donner vie à leurs ancêtres.