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Accueil » Articles » Chroniques familiales et aventures généalogiques » Une famille de paysans, les Pras, originaires d’un village du Forez » Le petit-fils de Mathieu prend la relève : Claude neveu 1755-1818 et son épouse Marie George (épisode 45)

Le petit-fils de Mathieu prend la relève : Claude neveu 1755-1818 et son épouse Marie George (épisode 45)

Le jeudi 13 février 2014, par Danièle Treuil †

Quand le fils cadet de Mathieu quitte la ferme en 1771 à trente-six ans, pour se marier avec Antoinette Aublette, son neveu a seize ans. Il va tenir alors sa place à part entière auprès du vieil homme, qui a mis tous ses espoirs en lui, le seul héritier du domaine qu’il avait tant peiné à constituer et à agrandir. Claude est fier de cette confiance et il fera tout pour en rester digne. A vingt ans, selon les désirs de son grand-père, il épouse Marie George, fille de marchand. Il était temps, Mathieu meurt un an plus tard. Le jeune couple ne sait pas encore qu’il va connaître une période de grands bouleversements, entraînés par la Révolution de 1789 et la chute de la royauté.

Le jeune Claude [1] est sûrement très attaché à son grand-père, comme il l’est à son oncle, dont il porte le prénom, qui est aussi celui de son père (un prénom qui se prononçait « Glode », comme dans les pays du franco-provençal). J’ai parlé de cet engouement au sujet du prénom de sa mère, Claudine Treille. L’un de mes correspondants, Daniel de St André, pensait aussi que la venue de François 1er à Montbrison, lors du rattachement du Forez à la France en 1536, avait pu relancer l’intérêt pour le prénom. Sa première épouse, Claude de France (1499-1524), « très bonne, très charitable, très douce à tout le monde » comme le rapporte un chroniqueur de l’époque, Brantôme [2], avait été très aimée du peuple ; inhumée à l’abbaye de St Denis, on lui avait prêté des miracles, comme le chroniqueur en fait l’écho : J’ay leu dans la Chronique d’Anjou qu’après sa mort son corps fit miracles, si bien qu’une grande Dame des siennes, estant un jour tourmentée d’une fievre chaude, et s’estant vouée à elle, soudain elle recouvra santé. (source : www.corpusetampois.com).

C’est avec son grand-père et son oncle que Claude a grandi, après tous les traumatismes entraînés par la mort de son père, alors qu’il avait huit ans et, plus encore peut-être, par celles de ses sœurs et de son jeune frère de six ans, alors qu’il en avait onze ! Allait-il disparaître lui aussi comme les autres ? Même si le rapport à la mort n’était pas ce qu’on connaît aujourd’hui (on était quelque part résigné), on peut imaginer la crainte qui devait l’habiter. Sa mère est encore là pour quelques années, puisqu’elle meurt en 1790. L’a-t-elle bien consolé, entouré d’affection ? Je ne parviens pas à imaginer quelle pouvait être sa personnalité !

Sous la pression des oncles curés, a-t-il un peu fréquenté l’école ? Il sait signer son nom. Mais il a surtout appris de son grand-père, tout ce qu’il fallait savoir pour se débrouiller. Le laboureur est son propre artisan. Il fait son pain et répare ses outils. Pour tout le nécessaire, il sait le tirer du fonds ou le fabriquer. Un proverbe courait alors que « dans une bonne ferme, on n’achète que le fer et le sel » ; et aussi il a retenu – pour les avoir maintes fois entendus - les dictons et proverbes utiles pour mener les cultures, et les affaires ! Claude avait été associé très vite au travail de la ferme, comme tous les autres gamins de Borjas. Dès six, il s’était rendu utile pour plein de petits travaux, par exemple garder les vaches dans les prés, avec dans la poche un morceau de pain dur et un peu de fromage. Puis, il a grandi, accumulé de l’expérience et, maintenant que le grand-père se fait vraiment vieux et que l’oncle lui a laissé la place, il est en âge de se marier et de prendre la relève.

Frère et sœur se marient

Quatre ans donc après son oncle et peut-être sur l’insistance de son grand-père, Claude se marie le 19 novembre 1775. Il épouse une jeune fille, Marie GEORGE, dont la famille paternelle est originaire de St-Romain-d’Urfé, de la Caure plus exactement (Caura en patois) [3], et celle de sa mère, de Vaudier (Vodiel), lieu dont j’ai longuement parlé à propos de la famille Coudour. Mathieu a eu ainsi le temps de se réjouir de ce mariage, d’autant plus qu’il s’agit de la fille d’un marchand, une promotion sociale. La relève est bien assurée, il peut passer la main. Un mois juste avant les noces, il est présent pour la signature du contrat, le 10 août 1775, que Claude signe devant Maître Genevrier. C’est un peu plus d’un an avant sa mort. Il va marier aussi en même temps sa petite fille Marie, avec un jeune sabotier du village Feugère voisin.

Les villages s’ouvrent…

C’est l’époque où les villages s’ouvrent à des mariages un peu plus lointains, modestement, car St Romain n’est guère éloigné, mais c’est tout de même de l’autre côté de St Just et c’est une autre paroisse. Emmanuel Le Roy Ladurie [4] explique que c’est au XVIIIe justement que les populations villageoises connaissent un début de rupture des isolats. Jusque-là, elles ne daignaient échanger leurs filles et leurs garçons, à peu d’exceptions près, que contre ceux des villages immédiatement voisins et il se créait ainsi “des enclaves de parenté diffuses, dont les marges se recoupaient avec celles des enclaves voisines”. Cette ouverture est une innovation considérable, au sein du monde paysan qui avait vécu jusque-là dans “un état d’isolationnisme quasi tribal”. Les tares congénitales, comme les pieds à six doigts si fréquents paraît-il, (également dans des villages dauphinois), tendent à se réduire.

Noces groupées du frère et de la sœur ?

En cette fin d’année 1775, c’est la fête ; on célèbre semble-t-il, à deux jours d’intervalle à l’église de St-Just-en-Chevalet, le 19 novembre le mariage de Claude, et le 21, celui de sa sœur Marie. J’ai déjà trouvé ce cas, après vérification des dates, dans la fratrie de Claudine Treille, pour un frère et une sœur qui se marient à six jours d’intervalle, cette fois avec un frère et une sœur Laurensery. Dans le cas présent, les conjoints de Claude et Marie ne sont pas parents. Quoi qu’il en soit, pour réduire les frais, je pense que les festivités familiales se déroulent le même jour, à moins que l’on considère ici que les familles ne sont pas « compatibles » (niveau de fortune, mauvaise entente…). Je n’ai pas d’explication pour ces décalages de dates, dans l’un et l’autre cas.

Le mariage de Marie Pra, petite fille de Mathieu, avec Jean Pra Feugère

Marie est donc la sœur de notre ancêtre Claude. Elle épouse un certain Jean Pra Feugère, artisan comme son père (il n’est pas en parenté proche et point n’est besoin de dispense). Née le 26 mai 1752, elle a un an et demi de plus que lui, c’est-à-dire vingt-trois ans. Le jeune époux, né le 6 novembre 1753, vingt-deux ans. Il a succédé à son père, mort l’année précédente, comme sabotier au village Feugère. Il est l’aîné de sa fratrie. Curieusement, j’ai trouvé dans les archives familiales leur contrat de mariage en date du 25 septembre 1775, juste avant les noces, alors que je n’ai pas celui de Claude et de sa jeune femme, en date du 10 août. (je connais la date, à cause d’une allusion portée dans un autre document).

Le contrat de mariage de Marie, sœur de Claude

Le contrat reprend les formules habituelles de l’époque pour ce genre de texte,.
Même si certains passages en sont un peu obscurs à cause de la formulation, on remarque que la situation de la famille s’est améliorée par rapport à la génération précédente. Il est vrai que nous sommes trente ans plus tard (notamment par rapport au contrat passé en 1744, entre Claude Pra et Claudine Treille, les parents de Claude). La dot est de mille livres, au lieu de 200, soit quatre ans environ du salaire d’un manœuvre, sur la base de 365 jours par an (source : La Valeur des biens, Théma N°2, Thierry Sabot, 2012). On compte six draps au lieu de quatre et surtout des rideaux (les fenêtres sont maintenant garnies de vitres, à moins qu’il s’agisse de rideaux pour les lits). L’armoire fait son apparition, en bois de cerisier et de frêne. La future épouse a neuf habits au lieu de huit et trois chemisettes de laine au lieu de deux. Elle reçoit de plus - fait nouveau - une terre. Par contre le contrat n’est pas signé à l’étude du notaire, mais dans la demeure d’un certain Jean Coignat, un notable ? On peut penser que sa belle-sœur, Marie George, n’était pas moins dotée !

Je pense que c’est parce qu’il y a double mariage le jour de la fête que la participation aux frais engagés par la famille de Jean Pra est indiquée. Mathieu paiera un supplément par plat, fonction du nombre de leurs invités. Marie Feugère, la mère du jeune époux, n’est sans doute pas très riche, du fait de son veuvage. Son mari est décédé peu de temps avant en effet (en février 1774 exactement), à quarante-six ans, alors qu’elle était enceinte de leur dernier fils, qui naît huit mois plus tard, un sixième garçon, sur les sept enfants mis au monde !!

Le malheur s’acharne sur la famille

Marie Pra, la nouvelle épousée sœur de Claude, meurt jeune à son tour, à trente-quatre ans, le 24 septembre 1786, deux mois tout juste après avoir mis au monde, pour la cinquième fois, une petite fille, qui a été prénommée Anne. Jean, chargé de toutes ces fillettes dont l’aînée n’a que huit ans, attend un peu plus de trois ans pour se remarier avec Jeanne Brunet, dont il aura quatre enfants, deux filles de nouveau et enfin… deux garçons, On imagine la joie que leurs naissances ont suscitée ! Malheureusement le petit Jean meurt, à son tour, alors qu’il a douze ans et nous ne savons pas ce qu’il advint de son frère Benoît. Une des filles, née de ce deuxième lit en 1793, épousera plus tard l’oncle maternel – de dix ans plus âgé - de ses demi-frères et sœurs. Il n’y a pas consanguinité et donc pas de dispense à demander

Claude Pra et Marie George, une nombreuse progéniture

Les jeunes époux, Claude et Marie George, mariés donc le 19 novembre 1775, ne tardent pas à mettre leurs enfants au monde. La mortalité infantile diminue. Il est vrai qu’on ne retrouvera pas chez ces derniers, l’hécatombe qu’a connue la génération précédente. Il ne mourra que quatre enfants - si l’on peut dire - sur les douze qui naissent de 1777 à 1802 : six garçons, six filles. Les garçons résistent moins que les filles, puisque sur quatre décès, ils en totalisent trois : deux en bas âge et un autre, en pleine Révolution, qui n’a pas encore onze ans, Claude (13 déc.1781- 21 mai 1792).

Il est à noter que le premier Antoine est né le 2 janvier 1779 et mort trois jours plus tard, ce qui permet à mon ancêtre – de nouveau un Antoine - de venir au monde la même année, le 21 décembre. Quant aux filles, un seul décès précoce à déplorer, celui de Marie née en 1785, qui a dû mourir dans son premier âge. On remarque la naissance de deux Jeanne : la première se marie tardivement avec un Dorier, ils n’auront qu’un fils survivant, ancêtre d’Aimé Jacquet, célèbre pour avoir permis à l’équipe de France de football, de gagner la coupe du monde contre le Brésil en 1998 ; la seconde, épouse Dufour, vécut le drame du parricide avec sa fille Annette (ép.14/15/16). Parmi les garçons qui parviennent à l’âge adulte, en dehors de Jean dit Bérand, cité plus avant, l’aîné Claude qui deviendra prêtre ; puis, deux ans plus tard, mon ancêtre Antoine, né en 1779, dix ans avant la Révolution, qui épousera plus tard Claudine Coudour (ceux de la Bussière). Ainsi, avec ce dernier, nous retrouvons l’arrière-grand-père de mon père George. Nous avons longuement parlé d’eux dans la première partie de cette chronique, intitulée “le temps des ruptures”.

Contrairement à d’autres femmes qui portent leurs enfants tous les deux ans environ, “comme un olivier qui porterait sa récolte biennale”, Marie est féconde à un rythme plus rapproché, pendant les vingt-deux ans où elle enfante, sans doute parce qu’elle allaite moins longtemps ou parce qu’elle prend une nourrice. Pas plus que dans les autres familles, il semble que n’intervient une quelconque forme de planification, de prévoyance ou de prudence conjugale, faisant mentir la fameuse phrase de Moheau
 [5] : “on trompe la nature jusque dans les villages”. Pendant tout ce temps, la situation en France est en train de basculer.

Le grand chamboulement se prépare

Quand Claude épouse Marie George en 1775, tout ne va pas pour le mieux dans le royaume de France. Après les avancées de la première moitié du siècle, grâce à la reprise générale de l’économie et surtout à l’inflation, le royaume connaît une grave crise financière, mais aussi sociétale, du fait de l’émergence de classes nouvelles, crise aggravée par des désordres climatiques sur plusieurs années successives (le texte qui suit est tiré de plusieurs sources : ouvrages d’histoire générale ou spécifique sur la Révolution, articles trouvés sur internet ; les premiers seront cités lors de la bibliographie générale, en fin de cette 2e partie).

Montée de la bourgeoisie, la noblesse en danger 

A la veille de ces événements, le pays compte vingt-huit millions d’habitants, dont vingt-deux millions sont des paysans. Si la situation de ces derniers a beaucoup évolué, par rapport aux propriétaires du sol - noblesse, clergé, gros bourgeois - il n’en reste pas moins que, malgré leur nombre considérable, ils ne possèdent en propre que cinquante pour cent de la surface des terres ; et encore faut-il souligner que, dans certaines régions comme l’Auvergne, le Forez, les exploitations sont particulièrement modestes (1 à 2 hectares) ; elles sont insuffisantes pour permettre à une nombreuse famille d’en vivre correctement ; Que dire de tous ceux, petits métayers ou journaliers, qui sont tributaires de leurs seuls bras. Ils sont touchés de plein fouet par les crises.

A l’inverse quelques-uns des paysans, qui ont réussi à cultiver davantage de terres, soit en fermage, soit en devenant propriétaires usufruitiers en place de leur bailleur - c’est le cas de cette lignée Pra - commencent à connaître une certaine aisance. Mais surtout une classe nouvelle de bourgeois s’est constituée et rapidement enrichie par le négoce. La petite noblesse – au contraire - se sent menacée, car les droits seigneuriaux ont gardé leur valeur nominale ancienne. D’une façon générale, la noblesse fait bloc autour du roi pour essayer de défendre ses privilèges, comme le droit de chasse détesté des paysans et l’exemption de la taille (impôt royal payé par les seuls manants) ; elle essaie même de remettre en cours des droits anciens, tombés plus ou moins en désuétude, comme les corvées dues par les tenanciers. Elle s’oppose à toutes les tentatives de réforme. Sous le règne de Louis XVI (1774-1789), la crise s’aggrave. La prospérité économique qui durait depuis 1730 et qui était à son apogée vers 1760 prend fin.

De mauvaises conditions climatiques s’en mêlent

Elles ont un impact important, car elles se reproduisent plusieurs années de suite. Déjà depuis 1770 et jusqu’à 1774 - juste avant le mariage de Claude - les récoltes sont mauvaises, sans compter qu’il a fallu faire face aussi en 1770 à une peste bovine. La situation se reproduit en 1782, 1783, à la suite d’un printemps et d’un début d’été pourris : « pendant les mois de mai, juin et la moitié de juillet, les brouillards ont demeuré répandus dans le lyonnais, forest et plusieurs autres cantons. A peine voyait-on le soleil à travers lesdits brouillards. Tout le monde en étoit étonné et craignoit de tristes suites ; mais leur crainte a été vaine et celui qui dirige tout a conduit toute chose ordinaire » (Epinat curé). La sécheresse en 1785, les pluies et inondations en 1787, suivies par la sécheresse à nouveau et la grêle, ont encore aggravé la situation. L’hiver 1788/89 est particulièrement froid. De mémoire d’homme, on n’en avait pas vu de plus catastrophique depuis 1709 ! Toujours est-il que le printemps, moment critique de la soudure, connaît une crise de disette et, suite à la spéculation, de cherté de la vie particulièrement sévère. L’irritation populaire et celle des paysans contre les privilégiés s’accroîssent. De son côté, la petite noblesse, qui se sent par tradition déshonorée de travailler, est dans la misère : les revenus de la terre, les cens, fixés depuis des siècles, ne rapportent plus guère, comme nous savons, alors qu’il se produit une augmentation du prix des choses. Ce n’est pas la première crise agricole que connaît le pays, mais elle se conjugue cette fois avec une crise financière, institutionnelle et morale. C’est le moment où Claude et Marie George sont en train de mettre leurs enfants au monde.

Crise financière

Des réformes s’imposeraient, mais toutes celles qui visent à établir une certaine égalité devant l’impôt échouent devant le refus du Parlement composé d’aristocrates, « quatre mille familles qui paradent à la cour, qui s’enferment dans leurs privilèges et s’opposent à tout changement », notamment à faire une place à la bourgeoisie. Il faut dire, comme l’écrit Jacques Marseille [6], “qu’être convoqués à une réunion de famille, pour s’entendre annoncer une amputation de son héritage” (lors d’une assemblée de notables réunis par le roi à Versailles, le 22 février 1787) ne peut susciter l’adhésion des participants.

Convocation des États Généraux, pour le 1er mai 1789 et « cahiers de doléances »

En mai 1788 pour calmer les esprits, Louis XVI décide de convoquer des États Généraux pour le 1er mai 1789, comme Marie de Médicis l’avait fait en 1614 en pleine crise de régime, après l’assassinat de son époux Henri IV, survenu quatre ans plus tôt. Ce sera la même représentation légale des trois ordres : Clergé, Noblesse, Tiers État : « Sa Majesté (...) s’est déterminée à rassembler autour de sa demeure les États Généraux du royaume… Nous avons besoin du concours de nos fidèles sujets pour nous aider à surmonter toutes les difficultés où nous nous trouvons relativement à l’état de nos finances » (source : http://revolution.1789.free.fr/Cadre-page-2.htm) Parallèlement, à la demande du roi, de grands efforts de concertation et de rédaction sont accomplis dans tout le royaume pour apporter une réponse au roi sur les dysfonctionnements de son royaume et les doléances de ses sujets.

Les villageois sont là, mais aussi leurs seigneurs. On remarque qu’aucune femme n’est présente. Même si c’est le notable, homme de loi ou marchand, qui tient le plus souvent la plume – lui seul sait écrire - et traduit le patois, chacun peut dire ses revendications ; soixante mille cahiers sont ainsi rédigés dans toute la France ! Nous n’avons pas eu le temps de consulter ceux de St-Just-en-Chevalet, mais il est probable qu’on retrouverait ce qui apparaît un peu partout dans le pays : des griefs contre le système féodal et les droits seigneuriaux (le monopole de la chasse en particulier), le procès des impôts, notamment de la gabelle et de la taille, le souci de libération de la terre, la remise en état des chemins ... et la création de nouveaux.

La Révolution, cette fois est en marche

A Paris, la réunion des États Généraux en mai 1789 ne se fait pas sans problème. La noblesse et le clergé refusent de siéger avec les députés du Tiers État. La cohésion de ces derniers s’en trouve renforcée. Après bien des remous, les trois ordres se trouvent réunis un mois plus tard dans la salle du Jeu de Paume, située dans le quartier St Louis à Versailles [7]. Le 9 Juillet, ils se déclarent en assemblée constituante. Le 14 juillet, c’est la prise de la Bastille. Le roi aurait dû abdiquer. Trois ans plus tard, en février 1792, il confiera “je sais que j’ai manqué le moment. Je l’ai manqué, c’était le 14 juillet. Il fallait alors s’en aller et je le voulais”.

La grande peur

A partir du 14 juillet, l’agitation populaire se déchaîne. Dans les campagnes, la peur panique des “brigands” est alimentée par les milliers de vagabonds que le chômage et la misère chassent sur les chemins, tous ceux à la recherche d’un quignon de pain ; On relève dans des registres paroissiaux de la région des Monts du Lyonnais : « il y eut dans presque tout le royaume une grande allarme qui effraya les peuples de toute part, de sorte que le 28 et 29 juillet de ladite année (1789), il s’éleva un bruit qui jetta le peuple dans une telle crainte que chacun craignait pour sa vie croyant que l’ennemi était prêt à égorger. Ce bruit fut cause que l’on monta la garde dans toutes les grosses paroisses et l’on exigea pendant les autres mois suivants que tout le monde porta une cocarde jusqu’aux écclésiastiques qui n’osoient entrer dans la ville sans cette marque… Ce serait trop long de rapporter tout ce qui s’est passé ladite année, la renommée et la tradition le rapportera longtemps ». Une rumeur circule aussi selon laquelle des mercenaires étrangers ont été engagés. Il n’en faut pas moins pour amener les paysans à mettre à sac les châteaux et à brûler les terriers.

Dans la nuit du 4 août, l’assemblée constituante abolit pêle-mêle les droits seigneuriaux, “restes odieux de la féodalité”, la vénalité des charges, les droits de chasse, la dîme, les corvées, les franchises urbaines. Ils existaient depuis presque huit siècles ! Les Français se réveillent “libres et égaux en droit, les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune”. C’est le premier article de la Déclaration des Droits de l’Homme, inspirée par le Marquis de la Fayette, suivi de dix-sept autres. Avant de signer, le roi temporise, essaie de gagner du temps. Quelques mois plus tard, alors que Marie est de nouveau enceinte de trois mois, le 5 octobre, des groupes affamés marchent sur Versailles, pour demander du pain ; au petit matin du 6, « des hommes et des femmes dépenaillés et couverts de boue ramènent à Paris le boulanger, la boulangère et le petit mitron”. Le roi est devenu l’otage de ses sujets. En quelques semaines, a été balayé le régime qui gouvernait le pays depuis des siècles. La Révolution est en marche.

La situation à Saint-Just en Chevalet et celle du jeune couple

Pour la population de la région, constituée pour une grande part de paysans des montagnes, très attachés à leur roi, à leur religion et à leurs prêtres, la révolution n’est pas bien venue, même chez les plus démunis, tant elle apporte de troubles de toutes sortes et bouleverse leurs croyances et leur vie quotidienne… comme, par exemple, à titre de symbole, ce fameux calendrier républicain, institué en octobre 1793, qui supprime tous les repères ancestraux. Il ne fut en fait jamais adopté par la population, seuls les notaires et les représentants de l’état l’appliquèrent par obligation. Napoléon le supprima le 1er janvier 1806.

Claude et Marie George quand éclate la Révolution

Claude est marié depuis quatorze ans au moment où éclate la Révolution. Il a géré au mieux les terres transmises par Mathieu, son grand-père, repris régulièrement les fermages, peut-être fait quelques acquisitions, bien que nous n’en n’ayons pas trace directe. Il me semble qu’il s’est davantage contenté de se maintenir à flot. Il a trente-quatre ans maintenant et est entré dans sa pleine maturité, avec déjà sept enfants à élever, dont la petite Jeanne née en mai 1789, au moment même où un millier d’hommes venus de la France entière se réunissent en États Généraux à Versailles. Il est impensable que les familles de nos ancêtres se soient tenues complètement à l’écart de tous ces événements. Que de discussions, de commentaires, à la veillée ou lors des occasions de rencontre, baptêmes des enfants, sorties de messe, foires !

1789 - On vit arriver des révolutions générales

Les désordres qui se sont déclenchés après la prise de la Bastille ont atteint tout le pays et le Forez des montagnes n’a pas été épargné (17 juillet au 6 août). Nous en avons trouvé l’écho dans les délibérations du conseil municipal d’un bourg limitrophe de St Just. Les populations sont terrorisées, personne ne se sent plus en sécurité.

Extrait des délibérations du conseil municipal de St Priest la Prugne, relevées par Jean Canard, non daté)

« Enfin en 1789, l’hiver fut un prodige de surprise, tant il fut rigoureux ; Beaucoup en ont péri. Le flux de sang, les maladies épidémiques et contagieuses devinrent général… de toutes parts, on vit arriver des révolutions générales dans le royaume à l’occasion des État généraux qui se tiennent cette année 1789… les seigneurs ne trouvaient guère plus d’azile assuré que dans la fuite des châteaux brûlés. La crainte et la frayeur avoit tellement saisi les esprits et les cœurs que l’on a vu les uns sortir de leur foyer pour se retirer dans les bois, les autres ne pas se donner le temps d’emporter leurs vêtements, mais se levant brusquement de leur couche pauvre et tous hors d’eux même courir ça et là, annonçant partout l’efroy, tant ils étoient saisi. Enfin, tout était dans le désordre et dans la frayeur. Nous en sommes encore là au début de l’année 1790. Nous dirons sincèrement l’année prochaine si nous échappons au péril ce qui se sera passé à l’occasion de la formation des municipalités… »

« En fait, à une époque où les moyens de communication sont encore rudimentaires, l’annonce des grands événements parisiens de mai, juin et juillet 1789 prend des formes à la fois modernes (phénomènes d’ampleur nationale) mais aussi archaïques comme la panique collective générée par la peur des brigands. D’un village à l’autre, d’un bourg à l’autre, d’un bailliage à l’autre, d’une province à l’autre se répand la rumeur ancestrale de l’arrivée d’une bande de brigands qui pille tout ». (source : un article sur internet - « la grande peur paysanne »).‎

1789-1793

Cette fois, dans les villages et bourgs, on comprend que c’est la fin de l’ordre établi. L’assemblée décide le découpage du pays en départements, districts et cantons, avec la création de municipalités (décembre 1789). En 1790, les populations apprennent que le Lyonnais, le Forez et le Beaujolais sont regroupés en département du Rhône et de la Loire, dont le chef-lieu est Lyon (après la révolte de Lyon en 1793 contre la Convention, le département sera divisé entre celui du Rhône et celui de la Loire, dont la capitale devient Montbrison, plus tard St-Étienne). La première constitution de France est votée le 3 septembre 1791, qui transfère la souveraineté du Roi à la Nation ; Louis XVI, Roi de France et de Navarre, devient « roi des Français ». Mais le principe de la royauté n’est pas remis en cause, pas encore. C’est le 21 septembre 1792 que la convention nationale, qui succède à l’assemblée constituante, abolit la royauté. On connaît la suite. Après la découverte de documents compromettants trouvés aux Tuileries (dont l’authenticité a été remise en cause depuis par certains historiens), celui qui est devenu simple citoyen, le citoyen Louis Capet, est emprisonné et accusé de trahison et de conspiration contre l’État. Après deux mois de procès houleux, il est condamné à être exécuté, à une faible majorité. Robespierre avait enfoncé le clou le 3 décembre 1792 à la tribune de la Convention : « Louis n’est point un accusé. Vous n’êtes point des juges. Vous n’êtes, vous ne pouvez être que des hommes d’État, les représentants de la nation. Vous n’avez point une sentence à rendre pour ou contre un homme, mais une mesure de salut public à prendre, un acte de providence nationale à exercer. [...] Je prononce à regret cette fatale vérité... mais Louis doit mourir, parce qu’il faut que la patrie vive ». Le roi est exécuté le 21 janvier 1793. L’échafaud a été dressé sur la place de la République, actuelle place de la Concorde.

Résistance des villageois

Dans les premiers épisodes concernant notre ancêtre Antoine (épisode 21), fils de Claude et Marie George, j’ai parlé de la résistance des villageois à tous les bouleversements en cours, boycott des messes de ceux qu’on appelait les « loups-garous », autrement dit les prêtres assermentés, protection et cachettes assurées aux prêtres réfractaires, refus des levées en masse et désertion des enrôlés, opposition aux réquisitions… Tout le monde est sens dessus dessous. Malgré toutes les pesanteurs et les crises de l’ancien régime, beaucoup souhaiteraient revenir en arrière.

Le pire se produit avec l’exécution de Louis XVI et la période de terreur qui s’ensuit, laquelle ne s’achèvera qu’en juillet 1794 après la chute de Robespierre.
Tout le pays est secoué. C’est le temps de l’arbitraire et des exécutions en masse. Le tribunal révolutionnaire est installé à Feurs, bourg à une vingtaine de kilomètres de St Just. Compte tenu des difficultés de déplacement, surtout pendant la mauvaise saison, les commissaires délégués par l’administration pour surveiller les villages ont beaucoup de peine à assurer leur mission, au grand contentement sans doute des villageois. Ils se plaignent notamment pendant l’hiver de l’an II (1793/94), du “fanatisme religieux des populations des montagnes du département, infestées, selon leurs termes, par les prêtres réfractaires et les conscrits rebelles” (source : Colin Lucas [8]). Je ne sais pas si Claude et Marie George ont contribué à cacher des réfractaires, car nous savons que dans son ascendance Treille, les prêtres avaient signé la constitution civile du clergé le 9 janvier 1791, comme toutes les communes de France avaient été enjointes de l’organiser. Je pense que, prudents, ils se tiennent le plus possible en retrait.

Claude, acquéreur de biens nationaux ?

En octobre 1789 avait été décrétée, pour renflouer les caisses de l’état, la confiscation des biens du clergé, dont la valeur était estimée à trois millions de livres. Les mises en vente démarrent à partir de la fin de l’année ; en mai 1790, il est décidé qu’elles doivent se faire aux enchères du chef-lieu de district. Aux archives de St-Étienne, il n’existe pas d’étude d’ensemble sur ce qui s’est passé en Forez. Je sais simplement que pour le district les enchères avaient lieu à Roanne. On ne peut que consulter une par une de très nombreuses fiches (autour de 400) qui sont classées par ordre chronologique et non par communes ; ces fiches indiquent les dates de mises aux enchères et, toujours par ordre de dates, les acquéreurs. Le travail est long et fastidieux. En fait, pour St-Just, les biens concernés sont essentiellement des terres du prieuré, mises aux enchères par lots, en plusieurs vagues au fil du temps, et c’est toujours la mairie de St-Just-en-Chevalet qui se porte acquéreur. On peut penser que c’était pour les revendre ensuite aux particuliers intéressés.

J’espérais trouver sur les tables d’enregistrement, concernant les actes notariés, trace d’une acquisition effectuée par Claude, soit auprès de la mairie, soit en direct. En effet, il avait en fermage à la suite de son grand-père Mathieu, des terres appartenant au prieuré, comme son beau-frère Jean d’ailleurs (celui qui avait épousé sa sœur Marie). Il était donc particulièrement concerné. Je n’ai rien trouvé. Comment les choses se sont-elles passées ? Les biens ne pouvaient être cédés gratuitement par la mairie, car la personne bénéficiaire n’aurait pas eu de titre de propriété. Je n’ai pas pu élucider cette question. Le même problème se pose pour les terres qu’il aurait pu acquérir après la confiscation des biens appartenant aux émigrés, décrétée en février 1792. Mais je n’ai pas trouvé une seule fois les châteaux de la région de St-Just - et surtout leurs terres - proposés en biens nationaux. A croire qu’aucun des possesseurs n’avait émigré ou qu’ils avaient vendu leurs biens à temps à des notables. Tout cela, pour dire, que cette affaire de biens nationaux mériterait une étude approfondie que, bien sûr, je n’étais pas en mesure de mener.

Claude a-t-il fait d’autres opérations ?

• acquisition controversée

Nous savons que pendant cette période, Claude a acquis le 29 août 1790 à Dionnet quelques terres qui jouxtaient celles de Borjas, d’un certain Antoine Coste, pour une somme de 225 livres - rien à voir avec les biens nationaux - laquelle fait l’objet quatre ans plus tard d’une procédure. Antoine Coste en réclame restitution ; il fait assigner le 14 ventôse an III (4/3/1794) devant le juge de paix, à fin de conciliation, “Claude Pra neveu, citoyen, cultivateur résidant au village Borgeas”. Je pense qu’un accord a été trouvé, car nous n’avons pas d’autres documents concernant cette affaire. C’est d’ailleurs ces terres, situées sur Guyonnet, actuellement Dionnet, dont Claude donne la jouissance à son fils Antoine, un an après son mariage en 1808, pour lui permettre de prendre son indépendance. On remarque à cette occasion que Claude est nommé « Pra neveu », pour le distinguer de son oncle Claude, marié à Antoinette Aublette, toujours en vie.

• Une vente, pourquoi faire ?

J’ai découvert par ailleurs, grâce à un document trouvé par mon cousin Gérard Pras à la ferme de Roche (là où se trouvait l’acte de partage entre parsonniers de 1593), qu’en juillet 1791 Claude avait cédé un ensemble de terres pour une somme de 3000 livres à un certain Mathieu Oblette Roche. Avait-il besoin d’argent à ce moment pour payer des dettes ou plutôt pour acheter d’autres biens ? Deux ans plus tard, il demande un supplément de prix. L’affaire se règle à l’amiable. Mathieu Oblette paie la somme de 1370 F et donne en plus un essaim d’abeilles, dont Claude lui établit quittance. Je fais donc plutôt l’hypothèse qu’il a réinvesti la somme (car il laisse plus tard un “fort domaine”), mais je ne sais pas de quelle manière. Je suis frappée que la copie de cet acte ne figure pas dans les archives familiales (il est vrai que l’original restait dans la ferme de l’acquéreur), ni d’ailleurs dans les registres notariés des archives départementales. J’y ai juste trouvé trace de quatre acquisitions postérieures, qui concernent quelques arpents de terre, une seule fois un hectare. Tout se passe comme si, en cette période de confusion, des actes s’étaient perdus…

Vers 1794, Claude a la quarantaine. Trois enfants sont encore à naître, dont un garçon Thomas qui mourra à quatre mois. Claude est à la mi-temps de sa vie d’adulte et d’homme marié. C’est quelques années après tous ces événements, alors que Napoléon Bonaparte est au pouvoir, que Claude et Marie prennent une consultation pour savoir s’ils peuvent revenir sur les dispositions prises au moment de leur contrat de mariage établi en 1775 et particulièrement la renonciation faite alors par Marie, quant à ses droits futurs.

Consultation au sujet du contrat de mariage de 1775

Cette consultation, trouvée dans les archives familiales, n’est pas datée. Claude, je pense, a attendu pour faire la démarche que le père de Marie - Antoine George - soit décédé, ce qui est survenu le 6 février 1800, alors qu’il avait quatre-vingt-huit ans… (la mère, quant à elle, s’était éteinte le 31 janvier 1794). Il a appris que des dispositions nouvelles avaient été prises en matière de succession : un décret du 8 avril 1791 a supprimé les inégalités attachées à la situation d’aîné ; une loi du 17 nivôse an II (6 janvier 1794) a prévu des clauses pour renforcer cette volonté d’égalité, au niveau des successions. Le droit n’est pas encore très clair, il a été appelé après coup « le droit intermédiaire », par rapport au droit nouveau qui sera institué par le code civil, promulgué en février 1804. Claude a sans doute besoin d’argent et il trouve le moment favorable pour prendre une consultation ; puisque tout est en train de changer, peut-il en tirer bénéfice ? Bien que le contrat de mariage date de 1775, il n’est jamais trop tard, pense-t-il…. Par exemple, les mesures prises le 17 nivôse, qui leur seraient favorables, peuvent-elles jouer, puisque les parents de Marie n’étaient pas morts à ce moment-là et que leur succession n’était donc pas ouverte ? Dans le contrat iI était prévu en effet que les sommes que les parents se réservaient - si elles n’étaient pas dépensées à leur décès, ce qui est le cas - reviendraient au fils aîné ? Cette disposition n’est-elle pas devenue nulle ? Quoi qu’il en soit par rapport à la loi du 17 nivôse, est-il possible de remettre en cause, de toute façon, les dispositions du contrat de mariage, en fonction cette fois des règles de l’époque L’affaire est complexe, mais je vais essayer d’expliquer par étapes ce que j’ai compris.

Que nous apprend la consultation sur les termes du contrat ?

Elle permet de comprendre quel est l’enjeu, car la consultation commence par un rappel des dispositions du contrat, (lequel, je le rappelle était absent des archives familiales). Il a donc été passé le 19 août 1775, plus de vingt-cinq ans avant, devant maître Genevrier.

Dans ce contrat, il est précisé que les parents de la jeune mariée, Antoine George et Catherine Tamain, ont légué à leur fils Antoine, le frère de Marie (qui a convolé deux ans plus tôt en 1773) : le père, « tous ses biens présents et advenir, à la charge pour lui de payer ses dettes et légats, sous la réserve d’une somme de six cent livres », qu’il garde sans doute pour assurer ses vieux jours, il a alors soixante et un ans ; il était ajouté qu’au cas où il n’en disposerait pas avant son décès, cette somme reviendrait à son fils ; la mère, quant à elle, la moitié seulement de tous ses biens présents et à venir, se réservant elle aussi une somme, dont le fils héritera si elle ne l’a pas utilisée. Par ailleurs, selon les termes du contrat, Marie George, la jeune mariée – qui devait bénéficier d’une dot, dont j’ignore le contenu (non repris dans le document) – accepte de renoncer, « de l’autorité de son mari, en faveur de ses père et mère, à tous ses droits de légitime, part et portion d’augment » J’ai voulu savoir ce qu’on entendait par droits légitimes, d’autant plus que les termes de « légitime », « légitimaires » reviennent très souvent dans les questions posées à l’homme de loi.

Le “légitime” et les “légitimaires”

Le parlement de Paris - dont dépendait le Forez depuis son rattachement à la France sous le règne de François 1er - voulant protéger l’ensemble des héritiers légitimes d’une famille, ceux qu’on appelle “les légitimaires” (c’est-à-dire au premier plan les enfants), avait institué le principe de la “légitime”, une part qui leur était réservée, et donc soustraite à l’héritier principal, souvent le fils aîné. En 1672, un arrêt définit que cette part sera égale à la moitié de la succession, même ab intestat (c’est-à-dire même en l’absence de testament) (cf Dictionnaire des Institutions de la France au XVIIe et XVIIIe siècles, p. 327, Ed Picard, Paris, 1989).

De fait quelle était la situation réelle en Forez ?

Dans les temps anciens, la préoccupation principale qui dominait – en matière de transmission des biens - est celle de la conservation des biens dans la famille. en distinguant les biens propres, c’est-à-dire immobiliers (les terres, les bâtiments), lesquels en général – dans les pays au sud de la Loire - étaient transmis de fait à l’aîné, pour éviter le morcellement ; et les biens meubles (le numéraire), dont on pouvait disposer comme bon nous semble, dots, compensations aux cadets… Dans le monde paysan des montagnes, j’ai constaté que le partage des biens ne se faisait pas le plus souvent par testament, mais par dispositions prises lors du contrat de mariage, c’est le cas ici. Les parents sans doute craignaient de disparaître, sans avoir eu le temps de rédiger un testament. C’était aussi, je l’imagine, éviter les frais d’un nouvel acte ; et de plus, ne pas se trouver contraints par les nouvelles règles édictées en 1672 qui concernaient le montant de la part à préserver.

Les questions posées
Cinq questions sont soulevées, à l’occasion de cette consultation, formulées par un conseiller en vue de présenter le dossier aux instances compétentes ; elles tournent autour de la loi du 17 nivôse an II et autour des dispositions prises, en son temps, par le Parlement de Paris. Très vite, le couple apprend que les dispositions de l’an II sont rétroactives pour les successions ouvertes à partir de 1789, ce qui est le cas. Ils peuvent donc espérer obtenir quelque argent sur les sommes réservées par les parents de Marie et non utilisées au moment de leur décès. Mais que peuvent-ils attendre de l’arrêt de 1672, qui détermine que la moitié de la succession revient aux enfants, hors l’héritier principal (en l’occurrence Antoine, le frère aîné ?). L’enjeu n’est pas négligeable. Dans les vingt-cinq ans qui ont suivi le mariage, le père - un marchand prospère - a pu augmenter de façon notable son patrimoine (les augments)… et Marie pourrait donc toucher un complément aux biens reçus lors de son mariage, ceci que ses parents aient fait ou non un testament. Mais, comme on le sait, elle avait renoncé aux biens à venir, le problème est là. Que vaut cette renonciation ? Est-elle un empêchement rédhibitoire pour obtenir satisfaction ou peut-elle être considérée comme nulle ? Dans l’hypothèse où c’est la première position qui l’emporte, vient la cinquième question, comme l’ultime argument “cette renonciation ne se trouverait-elle pas nulle, attendu la minorité des époux et épouse ?" Il avait vingt ans, elle en avait quinze…

Nous ne savons si une suite a été donnée à cette consultation et, dans le cas où une requête a été portée devant les instances compétentes, quels en ont été le coût et l’aboutissement ? Aucun document cette fois encore ne figure dans les archives familiales à ce sujet. Quoi qu’il en soit, tout ceci montre que Claude, même s’il n’était pas favorable aux bouleversements politiques en cours, savait saisir des opportunités, en l’occurrence un changement de législation qui pouvait lui être favorable. 

A noter : dans la famille de Claude, il n’y a pas eu ce type de remise en cause concernant la succession de ses parents. Il n’avait que deux sœurs et il paie régulièrement à ses beaux-frères les sommes dues au titre de leur dot. Nous avons plusieurs des reçus qu’ils ont établis

La première lettre présente dans nos archives familiales : 14/9/1781

Je ne peux faire moins pour terminer cet épisode que de signaler la première lettre qui figure dans les archives familiales, datée du temps de Claude, 14 septembre 1781… Il s’agit d’une lettre adressée à Monsieur Veillas, procureur à St Just-en-Chevalet, par une personne dont je n’ai pas pu déchiffrer le nom.. Hélas, elle ne nous apprend rien, si ce n’est sur le style de l’époque et sur les aléas des courriers remis par porteur.

Monsieur,
Vous m’obligeriez infiniment de me dire par le porteur si la veille de notre feste dernier (?) le sieur Duval ne vous remit pas une lettre dans laquelle estoit incluse une copie pour Jacques Rochette de St Romain d’Urfé. Je priay Monsieur Duval de vous remettre ce qu’il en coûterait pour le port, lui offris même de luy donner de l’argent.
Etant inquiet de cette copie, je vous supplie de me donner avis par le porteur de ce que ce (?) .... particulier aura dit au porteur sur cette copie.
Si vous m’avé fait le plaisir de faire avance du port, le porteur vous en fera raison.
J’attends de vous cette grâce, comme celle de me croire très parfaitement, Monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur. Signature illisible – Roanne, le 14/9/1781.

Voilà, c’est la première lettre, avec tout son mystère, comme nos recherches nous en réservent parfois.

Pour lire la suite : une ouverture sociale avec Marie George, l’épouse de Claude.


[1Je reprends la majuscule pour la première lettre des noms, qui tend à se répandre dans les actes.

[2Pierre de Bourdeille Brantôme, (1540-1614) - La vie des dames illustres françaises et étrangères, première édition en 1665.

[3Village de « la Caure » : Fican aujourd’hui.

[4Emmanuel Le Roy Ladurie, né en juillet 1929, historien, titulaire de la chaire d’histoire de la civilisation moderne au Collège de France et disciple de Fernand Braudel. Je citerai en fin de cette 2e partie, les ouvrages que j’ai consultés.

[5Jean-Baptiste Moheau (1745-1794), démographe français, considéré comme l’un des fondateurs de la démographie. Ouvrage célèbre : 
Recherches et considérations sur la population de la France publié en 1778.

[6Jacques Marseille (déjà cité) : 1945-2010, historien spécialiste d’histoire économique, chroniqueur de presse et de radio. A publié de nombreux ouvrages.

[7Salle du jeu de Paume ; salle que l’on nommait à l’époque « Tripot ». Construite en 1686, elle servait au Roi Louis XIV et à d’autres personnages de la Cour, pour s’adonner « au jeu de paume », très populaire à cette époque et ancêtre du tennis actuel. Plusieurs salles à Paris, mais les roturiers n’y avaient pas accès. (source : Wikipédia).

[8Colin Lucas, né en 1940 spécialiste de l’histoire de France du XVIIIe siècle, particulièrement de la Révolution. Citation, tirée de l’ouvrage “structure de la terreur, exemple de Javogue et du département de la Loire”, google livre.

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2 Messages

  • Bonjour,

    Comme c’est passionnant de suivre encore votre histoire, compliquée aussi car il faut bien suivre les liens croisés entre tous les personnages et je comprends bien qu l’on ne peut faire de telles recherches sur tous ses ancêtres et par contre vous élargissez aux contemporains, frères, soeurs ou cousins et vous avez aussi utilisé un réseau de contemporains autour de vous pour reconstituer votre histoire (celle de la branche pour laquelle vous aviez hérité d’un trésor).
    Merci encore de nous faire partager votre quête et les beaux résultats de votre travail.

    Amicalement

    Monique 

    Répondre à ce message

  • Bonjour Danièle,

    Je lis toujours avec autant de plaisir votre chronique, ma femme en est aussi une lectrice assidue. Je vous l’ai déjà dit, j’apprécie beaucoup la façon dont vous traitez cette chronique en la situant toujours dans le contexte de l’époque ; pour cet épisode dans une période très troublée. Je suis admiratif de la somme de documents que vous avez collectés et rassemblés. Cela me permet aussi de mieux connaître le pays de mes ancêtres. C’est amusant j’ai aussi trouvé des "Georges" dans mes ancêtres en ligne directe, par contre ils sont originaires du Beaujolais.

    Bravo pour ce travail de pro. Bien amicalement.

    André

    Répondre à ce message

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