Mon père était fils unique, d’un père lui-même fils unique, c’est donc tout naturellement chez lui que se sont retrouvées les archives familiales. Je me souviens encore des documents d’état-civil, livrets de famille, livrets militaires... empaquetés dans du papier kraft et camouflés sous la table d’une vieille machine à coudre. Il y avait aussi un gros album de famille, recouvert de cuir travaillé, avec des photos antérieures à 1900. Un grand carton à dessin, tellement usé qu’on n’en voyait plus la couleur, était attaché par un grand lacet. À l’intérieur il contenait des diplômes, des vieux journaux et plusieurs portraits au crayon de mon arrière-grand-père Mathieu Baron qui attirèrent plus particulièrement mon attention. Datés de 1912, ils étaient signés Jeanne Bardey, l’un d’eux était même dédicacé : "A mon cousin Mathieu Baron, hommage de l’auteur, septembre 1912"
- Mathieu Baron, mon arrière-grand-père
Cette première découverte suscita chez moi de nombreuses questions : qui était cette Jeanne Bardey ? Comment était-elle cousine avec mon arrière-grand-père ? Pourquoi et à quelle occasion avait-elle réalisé ces portraits ? À l’époque j’avais interrogé mon père qui ignorait le lien de parenté avec cette soi-disant "cousine". Il me parlait des deux filles Bonjour et me montrait la photo de Félicie Vacheron sur le vieil album, mais il ne faisait aucune relation entre tous ces personnages. Ces portraits semblaient cependant avoir de l’importance pour lui car il aimait beaucoup son grand-père, qui était aussi son parrain.
Fille d’un marchand de meubles
Mes premières recherches ne posèrent pas de problème particulier. J’allai aux archives municipales, alors situées dans le bâtiment de l’ancien évêché adossé à la cathédrale St-Jean. À cette époque, vous vous en doutez bien, les registres d’état-civil n’étaient pas en ligne ; ils n’étaient même pas encore microfilmés. J’eus tôt fait de retrouver la filiation de ma "Jeanne Bardey", née le 10 avril 1872 dans le 3e arrondissement de Lyon. Petite dernière, elle était la fille d’un marchand de meubles du Cours Bourbon [1].
Jacques Bratte et Marie Baron, ses parents, eurent 8 enfants, mais seules deux filles survécurent : Jeanne et sa sœur aînée Félicie. La première fille passa dans l’autre monde le jour de ses dix mois, les triplés moururent le jour même de leur naissance, le quatrième et unique garçon au bout de 3 semaines, Marie qui avait tenu bon jusqu’à ses 5 ans partit rejoindre ses frère et sœurs le jour du 15 août, son grand-père paternel l’avait précédé deux mois.
- Publicité Maison Henri Bonjour (Annuaire Lyonnais)
De bonne heure les deux sœurs semblent être marquées par le destin, au décès de leur père [2] Félicie n’a pas 13 ans et Jeanne en a seulement 11. Plus de deux ans après son décès, Marie Baron épouse en secondes noces Henri Bonjour [3], clerc de notaire, qui va reprendre en main le fonds de marchand de meubles du cours de la Liberté.
1893, c’est la fête chez les Bonjour
Pour Marie Baron 1893 est une heureuse année, après avoir perdu ses six enfants et son premier mari elle va enfin pouvoir faire la fête en mariant ses deux filles. Le 25 avril, Marie Félicie prend pour époux Louis Vacheron [4] un pharmacien de la rue Bugeaud, originaire de St-Symphorien-de-Lay dans le Roannais. Mon arrière-grand-père Mathieu Baron son cousin, publiciste, est témoin à leur mariage.
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Sept mois plus tard, c’est au tour de Jeanne qui épouse Louis Bardey [5], peintre décorateur demeurant dans le 6e arrondissement au 14 de la rue Robert. Pour l’anecdote les frères Louis et Auguste Lumière se sont mariés la même année [6].
Mes visites à l’ancien évêché, complétées par les demandes aux mairies d’arrondissement pour l’état-civil plus récent, m’avaient permis de faire le tour de la question. Mais j’avais besoin d’en savoir plus, les archives notariales allaient m’en fournir l’occasion. Je pris donc la direction du chemin de Montauban afin de me rendre dans l’ancien couvent des Carmes déchaussés où sont logées les archives départementales (section ancienne) et d’examiner les contrats de mariage des deux filles Bratte passés chez Maître Deressy, notaire à Lyon [7]. Chez les Bonjour il n’y avait visiblement pas de problème d’argent, de plus Félicie et Jeanne possédaient en copropriété un bien immobilier [8] sis dans le 6e arrondissement, au 21 de la rue Sainte Geneviève, d’une valeur totale de 90 000 francs. Par ailleurs Jeanne apportait en mariage un piano estimé huit cents francs.
Le malheur s’acharne sur Félicie
Je suppose que mon arrière-grand-père entretenait des relations suivies avec son cousin Louis Vacheron [9], ce qui semble être vérifié par les souvenirs de mon père et les archives familiales qui lui ont été transmises. À ce point de mes recherches, les personnages prenaient vie, je ressentais leurs joies mais aussi leurs peines.
Ainsi le malheur semble avoir poursuivi Félicie Vacheron toute sa vie. Une première épreuve la frappe au cours de l’hiver 1908, avec la mort de son mari [10] elle se retrouve seule avec deux petites filles de 7 et 10 ans.
- Barthélemy Moreau
Trois ans plus tard elle se remarie [11] avec Barthélemy Moreau, professeur à la faculté de médecine et de pharmacie. À partir de 1923, elle traverse une nouvelle période dramatique avec la mort de son deuxième mari, victime d’une crise cardiaque, et le décès de ses deux filles.
Mornant rend hommage à Jeanne Bardey
Si les rapports entre Félicie et mon arrière grand-père se vérifiaient, il n’en était pas de même pour sa sœur Jeanne Bardey et de nombreuses interrogations subsistaient.
Les premières réponses sont arrivées alors que je ne m’y attendais pas. En effet en 1990, Hubert Thiollier publiait un livre sur Jeanne Bardey et la bataille du musée Rodin. L’année suivante une exposition lui était consacrée à la maison de pays de Mornant qui permettait de redécouvrir une artiste lyonnaise méconnue, dont les œuvres n’avaient pas été exposées depuis 1956 [12]. La presse lyonnaise s’en fit d’ailleurs l’écho.
Comme Camille Claudel, Jeanne Bardey fut disciple de Rodin... À la recherche d’un maître portraitiste, elle fit sa connaissance à Paris en 1909, par l’intermédiaire de François Guiguet. Ce dernier fut son maître pour la peinture, Rodin pour la sculpture, les deux pour le dessin [13]. Dans la brochure de l’exposition, Hubert Thiollier retrace la vie de l’artiste.
- Photo de couverture du catalogue de l’exposition de Mornant
La dernière élève d’Auguste Rodin m’était devenue plus familière et Hubert Thiolier m’avait donné envie d’en savoir plus encore. C’est ainsi qu’au printemps 2008, je décidai de me rendre à l’ancien Hôtel Lacroix-Laval, où est installé le musée des Arts Décoratifs depuis l’année 1925. J’y trouvais un mémoire d’histoire sur la vie et l’œuvre de Jeanne Bardey qui allait me permettre de rentrer un peu plus dans l’intimité de l’artiste [14].
Sérénité, calme, amour de la beauté ...
J’avoue que mon approche de cette cousine artiste est un peu atypique et ces découvertes généalogiques m’ont conduit à m’intéresser à l’art, pour lequel je n’avais aucune base. À travers ses écrits, ses dessins, ses sculptures, l’ensemble de son œuvre, Jeanne Bardey m’a amené à apprécier ce qui est beau. J’ai voulu cerner de plus près sa personnalité en consultant les articles écrits par les critiques d’art.
De cette recherche je retiens les propos de Marcelle Tinayre [15], cités par Madame Duperray-Lajus : Cette vie de sagesse et de labeur, enclose dans le sanctuaire de l’atelier, donne au pur visage de Mme Bardey une sérénité presque conventuelle. N’est-elle pas entrée "en art" comme on entre "en religion" ? L’amour de la beauté et l’amour divin sont deux flammes prises au même foyer. Elles brillent dans ses yeux de femme, d’un gris limpide, qui regardent si droit et si loin, et qui découvrent, au delà des apparences, le secret spirituel enclos dans la matière de toutes choses.
Tout en approfondissant la personnalité de Jeanne, je poursuivais mes recherches sur son ascendance en m’appuyant sur les archives de la Loire en ligne et les relevés des associations généalogiques [16]. Et je trouvais enfin Jean Baron et Philiberte Oudin couple d’ancêtres communs à Jeanne et à Mathieu Baron, mon arrière-grand-père.
Ainsi la dédicace citée au début de cet article prenait pour moi tout son sens, même si le cousinage était très éloigné.
Dans une 2e partie, je vous ferai découvrir la vie et l’œuvre de Jeanne Bardey.
Liens :
Sources :
- Archives familiales
- Annuaire Lyonnais 1894
- Archives Municipales de Lyon
- Archives Départementales du Rhône
- Fascicule à la mémoire du Professeur Moreau
- Journal Lyon-matin 1991
- Bibliothèque du musée des Arts Décoratifs de Lyon.