J’admire chez Jeanne Bardey cette capacité d’aller constamment de l’avant, sans regarder dans le rétroviseur, cette curiosité toujours en éveil qui la pousse à rechercher de nouveaux champs d’expression artistique. Édouard Herriot va lui en donner l’occasion. En cet automne 1938, il vient de publier chez Hachette un livre, « Sanctuaires, nouvel itinéraire de Paris à Jérusalem ». Il a l’intention de préparer une édition de luxe de cet ouvrage et lui propose de faire des relevés en Égypte pour l’illustrer.
Jeanne et Henriette partent en Égypte avec Édouard Herriot et Jean Varille dans la haute vallée du Nil où ils retrouvent l’égyptologue Alexandre Varille [1], qui avait commencé en décembre 1938 avec Clément Robichon [2] sa campagne de fouilles archéologiques, notamment à Edfou et Médamoud [3].
Dans le quotidien « La bourse égyptienne » Jean Dupertuis évoque sa rencontre avec l’artiste lyonnaise. Il faut reconnaître que parfois le hasard fait bien les choses. Et c’est ma chance d’avoir rencontré Madame Bardey à Assouan, pendant les vacances du Baïram. Encore tout éblouie par la lumière dorée de la Haute Égypte, elle prenait quelques jours de repos, avant de commencer, à Louxor, son œuvre de dessinatrice ...
A Assouan, Mme Bardey dessinait d’après nature des mausolées ensoleillés et des fillettes « Bischari » aux cheveux tressés et bleutés. Je la vois encore saisissant en quelques traits nets, au crayon, le regard de gazelle de la petite Gama, respirant une fleur. A l’École des Arts et Métiers, elle s’intéressa surtout à la taille du granit. Avec quels beaux gestes de sculpteur, elle évaluait au toucher le grain des roches roses ou vertes que les élèves lui présentaient.
Dans la vallée des rois et des reines
Et puis elle est partie pour travailler à Louxor, à la vallée des rois et des reines, passant plusieurs mois dans une solitude presque complète à remplir des cartons de profils pharaoniques, au crayon ou à la mine de plomb. Après quelques jours passés à Abydos, elle vient d’arriver au Caire où elle prépare au Continental une exposition de ses dessins égyptiens ...
Qu’on la rencontre dans son atelier de Lyon, aux vieux bois polis, ou dans son appartement de Paris aux cuivres étincelants, ou encore dans le « Rest-House » de Médinet Habou à Louxor, face aux bas-reliefs qu’elle admire tant et dont une entaille légère cerne le contour, c’est toujours la même personne digne et sereine, au maintien réservé, au visage calme, au regard pénétrant. C’est toujours la même artiste qui œuvre modestement dans le silence et la solitude, n’ayant d’autre souci que de créer de la beauté avec simplicité et enthousiasme. [4]
- Jeanne Bardey, Trois profils égyptiens à la façon antique (© MTMAD, photographie Sylvain Pretto)
- Bardey 47 : Crayon et sanguine sur papier
Comme l’a souligné Jean Dupertuis, Jeanne et Henriette Bardey ont organisé à l’Hôtel Continental au Caire, du 18 au 23 mai 1939,. une exposition placée sous le Haut Patronage de Sa Majesté le roi. On pouvait y admirer 64 dessins représentant des villages, des temples, des monastères, des portraits d’enfants, de jeunes filles, de femmes, d’hommes et de fellahs ; 20 gravures dont « le Professeur de Philosophie » ; 6 sculptures dont une terre cuite représentant le Président Herriot. [5].
Au milieu de tous les dessins qui témoignent de ce séjour Isabelle Duperray-Lajus [6] a remarqué particulièrement un paysage d’Assouan le 13 février 1939 [7] et de Louxor le 27 mars 1939 [8].
En mai 1939, alors qu’elle expose ses œuvres au Caire, nous apprenons qu’elle est nommée officier d’académie par Monsieur Jean Zay, ministre de l’éducation nationale [9], sur proposition du commissaire de l’exposition internationale des arts et techniques de Paris en 1937.
De retour d’Égypte Jeanne sculpte le buste d’Alexandre Varille.
- Jeanne Bardey et Alexandre Varille
- A gauche Jeanne Bardey sculptant le buste d’Alexandre Varille
(Extrait du catalogue de l’exposition de Mornant en 1991)
A droite sculpture en plâtre du buste d’Alexandre Varille
(Collection privée)
Pendant la guerre de 1939 à 1945, la porte de la rue Robert fut souvent close. Jeanne et Henriette vécurent à Mornant pour éviter les bombardements et jardinaient pour éviter la famine. [10] Malgré les événements et la période difficile qui commence Jeanne continue de sculpter et de dessiner au gré des commandes et de son inspiration. En 1940 elle envisage de faire une nouvelle exposition de ses œuvres, à la Galerie Troncy rue Jean-de-Tournes.
Elle écrit à son ami Mathieu Varille pour solliciter son concours : Permettez-moi de vous écrire ce que je n’ose vous dire. Accepteriez-vous que mon exposition soit faite sous vos auspices ? Vos connaissances et votre autorité feraient foi pour moi et je me sentirais en confiance car j’ai le trac très très fort.
Je demande à Madame Varille d’intercéder pour moi : elle est si bonne que j’ai espoir. Ne me refusez pas et dans le cas où vous diriez oui dites à Audin [11] le libellé de la carte d’invitation que je désire très belle pour votre nom. Votre artiste toute dévouée. [12]
- Jeanne Bardey, buste d’Auguste Lumière 1937 (Photo collection personnelle)
- Institut Lumière, Sculpture en bronze dans le jardin d’hiver de la villa Lumière
Heureuse notre ville de trouver en son sein des artistes de cette qualité
Non seulement Mathieu Varille répond favorablement à Jeanne, mais en plus il écrit un très bel article dans « La Vie Lyonnaise » où il évoque les artistes de la Renaissance qu’aucun n’a jamais égalés. De notre temps de tels artistes sont rares, peut-être en raison des conditions matérielles de la vie qui leur imposent une sorte d’asservissement dans la classe restreinte de l’art où le succès les a rangés. Auguste Rodin est l’un des derniers qui ait échappé à cette faiblesse car son génie était au-dessus des lois de l’habitude. Mme Bardey, en recueillant la grande leçon de ce maître, y a trouvé cette discipline intellectuelle qui lui donna d’emblée droit de cité parmi les meilleurs dont la France puisse s’enorgueillir. Il va sans dire que son talent n’est point tributaire de celui qui lui a montré d’où venaient les valeurs éternelles de l’esprit... l’originalité de Mme Bardey, ancrée déjà dans son destin, n’était point susceptible d’être marquée d’une empreinte qui en eût changé la forme ou modifié la volonté ...
... Peut-être s’étonnera-t-on que j’aie laissé pour la fin l’œuvre de sculpteur de Mme Bardey ; c’est que j’estimais qu’elle devait être considérée comme l’aboutissement normal de son génie. Elle s’y est évertuée comme dans tous les domaines, passant de la médaille à la ronde bosse, du haut au bas-relief, du masque humain à la figure de l’animal, et là, aussi, le même rythme vous saisit et le savoir-faire se fait oublier, laissant toute la place à l’art le plus sûr, le plus mesuré et le plus dépouillé de tous les artifices. Quand Mme Bardey fixe dans la glaise, la pierre, le marbre ou le bronze, le geste d’un corps, le frémissement d’un visage, la posture d’un animal, les moyens qu’elle emploie sont sans emphase et le souffle de la vie semble couler de ses doigts ...
- Exposition à la galerie Troncy (Archives Madame Gouttard)
... Soyons lui reconnaissants et profitons du plaisir qui nous est offert en allant admirer quelques-une de ses œuvres ... [13] Heureuse notre ville qui, malgré les malheurs de ce temps, peut trouver dans son sein des artistes de cette qualité, qui enrichissent encore son patrimoine traditionnel de goût épuré et de sagesse artistique. [14]
Rupture dans les relations familiales
Après l’évocation du voyage en Égypte et le compte-rendu des expositions de l’artiste lyonnaise au Caire ou à Lyon, je voudrais aborder quelques considérations sur sa vie familiale. Nous avions vu dans le cinquième épisode que Jeanne et Félicie, les deux sœurs Bratte, étaient très différentes et se voyaient très peu, d’autant plus que Louis Vacheron, le premier Mari de Félicie, n’appréciait pas particulièrement sa belle-sœur. Cependant, les épreuves se succédant, la mort de ses deux maris, le décès prématuré de ses deux filles, Félicie s’est rapproché de sa jeune sœur. Avec son unique petite fille, Madame Gouttard, elles se rendaient au 14 rue Robert. Elles y trouvaient Henriette en tenue plus que légère, et pour cause c’était le modèle que Jeanne avait constamment sous la main. Madame Gouttard. se souvient qu’elle apprenait le dessin avec sa grande tante et elle semble avoir acquis un bon coup de crayon, si j’en juge par les dessins qu’elle m’a montrés.
- L’homme au béret
- A gauche le dessin de Jeanne Bardey
(Publié dans Drawing and design, Londres 1922)
A droite celui de Madame Gouttard, sa petite nièce
Un événement va pourtant modifier complètement les relations familiales, le décès de Félicie, sa sœur aînée, le 17 janvier 1943. Jeanne avait alors proposé de recueillir chez elle sa petite nièce ; celle-ci n’y était pas opposée à condition de garder avec elle Madame Talichet, son ancienne nurse. Hélas son père s’y opposa catégoriquement. Je ne connais pas le contenu des propos échangés qui ont dû être très durs. Toujours est-il que les relations ont été définitivement rompues et Jeanne ne reverra plus jamais sa petite nièce, qui est finalement restée dans l’ancien appartement de sa grand-mère, quai Tilsitt, en compagnie de Madame Talichet.
Le jeune pâtre de Mornant
Heureusement, en cette même année 1943, Jeanne fait la connaissance d’un jeune garçon de 15 ans, un certain François Karolczyk dont j’ai découvert l’existence tout à fait par hasard. A l’occasion d’un de mes articles sur Jeanne Bardey, une dame m’a contacté pour me dire « Le compagnon de ma mère l’a bien connue » et elle m’a donné les coordonnées de ce Monsieur. Nous nous sommes finalement rencontrés en février dernier dans un restaurant du centre de Lyon et cet échange me permet de restituer la dernière partie de la vie de Jeanne.
Pour subsister pendant cette période de restrictions Jeanne et Henriette avaient quelques chèvres et brebis. La grand-mère de François, en vacances à Mornant, ayant appris que les dames Bardey cherchaient quelqu’un pour s’occuper de ce cheptel, en parla au jeune garçon. Il se présenta à la porte du chalet breton [15] où elles demeuraient et proposa ses services. Il m’a raconté ses premiers contacts : C’est en 1943 que j’ai connu Mme Bardey, j’allais faire paître ses moutons et ses chèvres le long des chemins entre les vergers et dans le fossé de l’ancien tramway Lyon-Vaugneray, qui allait à l’origine jusqu’à Mornant. J’étais passionné par la Grèce Antique mais aussi par l’Antiquité en général. Lisant énormément, à 15 ans j’avais acquis beaucoup de connaissances.
Jeanne a tout de suite été conquise par les connaissances du jeune garçon et lui témoigna une grande affection. Elle lui expliqua ses débuts très anecdotiques dans le dessin. Elle s’ennuyait chez elle, un jour son médecin de famille lui conseille de mettre trois pommes dans une assiette. Elle a d’abord cru à une moquerie et a suivi néanmoins le conseil. Elle y est restée devant ... et bien entendu elle a commencé à les dessiner. Pour le portrait elle commençait toujours par un œil ce qui lui servait d’étalon pour mesurer d’abord l’écart entre les deux yeux. Elle dessinait alors le deuxième œil en prenant soin que les deux yeux ne soient pas exactement symétriques, ni à l’horizontale. Puis le nez, la bouche... [16]
En 1944, elle retourne à Lyon, occupé par les Allemands, pour une exposition de ses œuvres remarquées par le journal « Lyon-Libération ». Reprise de l’exposition de Mme Bardey, talentueux sculpteur, élève de Rodin dont le beau tempérament nous vaut un certain nombre de belles pièces. Nous citerons notamment Catherine, marbre d’Asie, Bébé, terre cuite ; une série de petits portraits de bronze, dont le plus curieux est probablement le portrait de Noël Tinayre [17] [18].
- Jeanne Bardey, Noël Tinayre (© Lyon MTMAD - Photo Pierre Verrier)
- Bronze, socle en marbre
(Inventaire Bardey 223)
Le peintre Garraud la tenait en grande estime
Au cours de ce mois de mars Madame Bardey reçoit la visite de Monsieur Micheaux qui deviendra 2 ans plus tard conservateur du Musée des Arts décoratifs de Lyon. Il raconte sa première visite rue Robert. J’avais été la voir sur les conseils du peintre Garraud qui la tenait en grande estime et comme il avait la dent assez dure pour ses collègues j’étais assez curieux de connaître une artiste à qui il reconnaissait du talent
… Madame Bardey fit un très aimable accueil au nouveau venu que j’étais pour elle. C’était une femme de taille moyenne qui devait avoir à cette époque dans les 75 ans [19] .
Les cheveux entièrement blancs, ses yeux bleus qui avaient dû être fort beaux brillaient d’intelligence et de malice derrière les verres de grosses lunettes rondes ; comme d’habitude sa fille était à ses côtés. A près de la cinquantaine elle avait beaucoup de charme et il était visible qu’elle avait dû être fort jolie dans sa jeunesse. Les nombreux bustes, statues et portraits que sa mère a fait d’elle sont d’ailleurs là pour en témoigner.
Une chose surprenait au premier abord chez Madame Bardey, c’était le timbre de sa voix, très grave, presque une voix d’homme et qu’on ne se fut pas attendu à entendre de la bouche d’une petite femme comme elle. Comme prétexte de ma visite je dis que je songeais à faire faire le portrait de ma femme et que le peintre Garraud m’avait conseillé de m’adresser à elle. Madame Bardey me dit tout de suite qu’elle y consentirait volontiers. Nous convîmes d’abord d’un dessin et je pris congé en attendant de pouvoir fixer une première séance de pose.
- Jeanne Bardey, portrait de Monsieur Micheaux (Musée des Arts Décoratifs de Lyon - Photo Pierre Verrier)
- (Inventaire : Bardey 24-32)
Monsieur Micheaux est revenu rue Robert et en fin de compte c’est son propre portrait qu’il a fait dessiner par l’artiste lyonnaise, découvrant ainsi un peu mieux sa personnalité. Elle m’ouvrit des aperçus tout à fait nouveaux pour moi sur l’art et son jugement sur les artistes qu’elle avait connus m’apprenait bien des choses …
Des nombreux contacts qu’elle avait eus avec des artistes célèbres mais aussi avec toutes sortes de gens, de ses voyages à l’étranger où elle avait des amis très fidèles, Madame Bardey avait hérité un esprit très large qui rendait sa conversation singulièrement attrayante, son franc-parler n’était pas sans faire un peu scandale dans une ville aussi collet monté que Lyon. Elle y comptait cependant de nombreux amis qui avaient su apprécier à sa juste valeur son intelligence, sa vaste culture et son incontestable talent. [20].
Retour à Lyon après la guerre
De la résistance à la libération les 8 premiers mois de l’année 1944 ont été difficiles : restrictions, massacres d’otages par les Allemands, bombardements alliés ... Hélas de cette période sombre de l’histoire lyonnaise, Jeanne Bardey ne nous a transmis aucun témoignage qu’il soit écrit ou oral. Après avoir exposé ses œuvres et réalisé le portrait de Monsieur Micheaux, il est probable qu’elle a passé la plus importante partie de son temps dans sa maison de Mornant. François Karolszyk n’a pas côtoyé Madame Bardey au cours de cette année 1944, accaparé par d’autres soucis, l’appartement modeste de ses parents ayant été incendié par les allemands.
En novembre de cette même année 1944, Jeanne apprend le décès de son oncle Jacques Baron, retraité à Nice avec son épouse, après une brillante carrière militaire et un poste d’avocat à Tunis. Cette période sombre de la guerre et de l’occupation étant passée, François Karolczyk et Jeanne Bardey ont repris contact comme en témoigne cette lettre qu’elle lui adresse :
Mon cher petit, Sachez que vous me donneriez un des plus grands regrets de ma vie si je savais que vos études soient interrompues et que je ne puisse rien faire pour que vous puissiez continuer. Enfin, si nous sommes venus nous réinstaller à Lyon, ce n’est pas pour ne rien faire. Et d’ici peu j’espère vous dire nos occupations. Je suis navrée d’apprendre que vous avez eu un terrible accident [21]. Vous en êtes sorti c’est déjà quelque chose !
J’aurais aimé apprendre de meilleures nouvelles de la famille, hélas ! ce n’est pas très brillant. Enfin si votre père et votre mère ne se portent pas mal, c’est déjà quelque chose.
Dès que vous aurez un moment de libre venez nous voir ; vous nous ferez toujours plaisir. Si vous pouvez nous prévenir ce sera mieux afin de ne pas vous manquer, un coup de téléphone si possible.
Toutes deux nous vous remercions de ne pas nous oublier ; de notre côté nous formons des vœux pour que cette année vous soit favorable et vous donne au moins l’espoir de continuer vos études comme vous le désirez.
Bonne santé à vous tous et autant que possible, au moins, pas d’ennuis. Toujours fidèle à l’amitié de mon petit que j’aime bien. [22]
Dans cette lettre on sent toute l’affection que Jeanne porte au jeune garçon, sans doute y a-t-il pour elle un peu de nostalgie, le regret de ne pas avoir eu de petits enfants.
Au printemps 1947, Jeanne et Henriette parcourent une dernière fois la Grèce [23].
- Pour lire la suite : nous les retrouverons en Égypte dans le 9e épisode.
Liens
Sources :
- Centre de documentation du Musée des Arts décoratifs de Lyon
- Musée des Beaux-Arts de Lyon
- Bibliothèque Municipale
- Bibliothèque Nationale de France
- François Karolczyk
- Madame Gouttard., petite nièce de Jeanne Bardey
- Isabelle Duperray-Lajus, mémoire d’histoire d’octobre 1987.