Après la guerre, Jeanne Bardey et sa fille Henriette se rendent chaque hiver au bord du Nil où elles demeurent pendant plusieurs mois. Elles retournent en France à la belle saison où l’on peut les voir à Lyon ou à Mornant, habillées à l’orientale.
Dans son atelier du 14 de la rue Robert, Jeanne reçoit son élève, Madame Hélène Ingels [1]. J’ai pu contacter dernièrement une de ses filles qui m’a conté les souvenirs de cette époque : Je suis restée très marquée par nos visites à Lyon rue Robert. Pendant que notre mère travaillait dans l’atelier nous jouions dans le jardin, ma sœur était tombée dans le bassin. Nous allions ouvrir des malles remplies de dentelles pour nous déguiser , c’était magique ... En 1950, pour la naissance de sa dernière fille, Hélène Ingels a choisi Henriette Bardey comme Marraine.
Des relations très chaleureuses avec les égyptiens
Pour rejoindre la Haute-Égypte, Jeanne et Henriette faisaient escale à Athènes où elles étaient reçues par la famille royale. Je ne connais pas la date mais je sais que Jeanne avait été décorée de l’ordre du Phénix de Grèce. Elles logeaient dans une maison à Gournat avec cette petite cour devant notre parterre de capucines en fleurs. Ici il fait plus chaud qu’au mois d’août en France, on coupe les lentilles et les blés. [2].
Jeanne crée tout un album de dessins au crayon, croquant paysages et personnages. Isabelle Duperray-Lajus l’a vu au Musée des Arts Décoratifs et elle le décrit dans son mémoire. Cet album est particulièrement typique, il permet de sentir l’intimité que Jeanne et Henriette avaient nouée avec les égyptiens. Ces relations paraissent être très chaleureuses. La façon de dessiner montre l’amour qu’elles leur portent. Il y a beaucoup de tendresse dans les dessins d’enfants, notamment celui du 13 mars 1950 d’une femme et son bébé. [3].
Monsieur François Karolscyk m’a confirmé que Madame Bardey et sa fille, deux femmes, avaient été bien accueillies et logées au village, elles étaient respectées. Ainsi Madame Bardey avait pu prendre de nombreuses photos, alors exclusives, de la vie des villageois, elle en était très fière.
Je n’ai pas pu voir l’album cité par Madame Duperray-Lajus, mais j’aime beaucoup ces deux portraits d’égyptiens.
- Jeanne et Henriette Bardey, Portrait d’homme oriental de face portant un turban (© MTMAD, Photographie Pierre Verrier)
- Inventaire : Bardey 44
- Jeanne Bardey, Portrait d’homme oriental de trois-quarts portant un turban (© MTMAD, Photographie Pierre Verrier)
- Inventaire : Bardey 138
Sa fille Henriette travaille pour l’égyptologue Alexandre Varille qui lui avait confié la tâche fort malaisée de reproduire les sculptures d’une incomparable beauté qui, dans la vallée des nobles, ornent les tombes de Khéroeff, dignitaire de la cour d’Aménophis III et de Kah-em-Hat, « maître des doubles greniers », nous dirions aujourd’hui, beaucoup moins poétiquement, « ministre de l’agriculture ».
A l’aide d’un compas, Henriette Bardey s’est consacrée, pendant plus de deux mois, à dessiner, fragment par fragment, quelques unes des scènes qui composent peut-être le plus parfait chef d’œuvre imaginé par les artistes de tous les temps : ce sont surtout des travaux des champs que l’on voit s’accomplir ici sous les yeux de Remenout, la déesse des moissons, qui tient dans ses bras Neprit, l’esprit du grain, tandis qu’au dessus d’elle apparaissent les signes du ciel. Voici, copiés, - avec quelle patience ! – des personnages, des animaux aux lignes si pures, si harmonieuses, et cet admirable visage de Kah-em-Hat dont le modelé est très exactement relevé au moyen d’une couche de mine de plomb appliquée sur un papier léger. [4].
- Henriette Bardey effectuant des relevés (Archives Madame Gouttard)
Henriette explique qu’elle travaille comme un nègre de 7 heures à midi et de 2 H ½ à 4 H ½ dans la tombe ; hier j’ai parcouru la vallée des rois en compagnie de Stoppelaëre [5], maître de cérémonie de M. Robichon. Nous avons visité des tombes difficiles d’accès, sans escaliers, l’une d’elle était même inconnue de Stoppelaëre qui est chargé de leur entretien depuis 10 ans. Nous y avons découvert un sarcophage de granit fort beau et fort curieux. Nous sommes même montés dessus pour le mieux admirer malgré toutes les crottes de chauve-souris qui le recouvraient. [6].
La carte ci-dessous permet de mieux situer les différents sites archéologiques de la vallée du Nil. Gournat, où logent les dames Bardey, est situé dans la région thébaine, sur la rive ouest du Nil, en face de Louxor.
- Carte de la Vallée du Nil
Jeanne parlait avec passion de cette terre égyptienne
Dès 1939 Jeanne Bardey avait été conquise par l’Égypte. La présence d’Alexandre Varille, de Clément Robichon et des autres égyptologues symbolistes lui permettait de s’immerger totalement dans cette ancienne civilisation, de mieux en saisir l’âme pour en exprimer toute la beauté dans ses dessins. Début novembre 1951, quelques jours avant d’y repartir, elle avait été interviewée par Jean Clere dans son atelier de la rue Robert. Dans le quotidien Le Progrès il relate cette rencontre. Mme Bardey nous parlait avec une passion fervente de cette terre égyptienne qui, selon un texte attribué au Trismégiste [7], est « la copie du ciel » ... Certaine que le temple pharaonique est « à l’image du ciel », elle nous répétait les paroles de R.A. Schwaller de Lubicz [8], qui croit que « c’est par la symbolique et seulement à travers elle que nous pourrons lire la pensée des anciens » ... Ce ne sont pas les mots d’un poète comme Jean Cocteau qui l’ont amené à penser que les sages savaient, il y a des millénaires, que « les particules de vie tombent des étoiles ». Non, ce n’est pas un poète, mais l’un des plus illustres savants de ce temps, Louis de Broglie ... Elle songeait aux travaux qu’elle va bientôt poursuivre en Égypte. Sur la table s’entassaient des articles de Louis de Broglie, des études d’égyptologues symbolistes que guident les recherches d’Alexandre Varille, des livres et des revues scientifiques … « Comme je voudrais connaître mieux toutes ces pages, nous a dit Mme Bardey … je les rassemble pour les lire plus attentivement lorsque je serai vieille … » Elle nous a décrit la montagne thébaine, qu’elle avait grande hâte de retrouver et qui a l’apparence d’un Ramsès couché … Elle nous a montré quelques uns des multiples dessins, rehaussés de pastel, d’aquarelle ou de gouache qu’elle a réalisés en Égypte. [9].
Pour mieux comprendre le milieu dans lequel œuvraient les dames Bardey, il me paraît indispensable d’évoquer la personnalité d’Alexandre Varille.
Alexandre Varille, un précurseur au bord du Nil
|
Jeanne et Henriette ont appris la mort d’Alexandre Varille alors qu’elles arrivaient en Égypte, de Louxor elles envoient une lettre de condoléances à ses parents.
Cher Monsieur, bien chère Madame,
Hélas ! J’étais avec vous, car ma pensée ne vous a point quittés dès que nous avons su le grand malheur. Avec vous nous avons vécu les heures douloureuses ne pensant et ne parlant que de lui. Ce pèlerinage fut un calvaire ; mais toute douleur nous élève. Espérez, il vous voit et vos larmes lui font du mal : écoutez-le parler dans votre cœur.
Robichon est venu chez nous dès son arrivée du Caire après son triste voyage, la face bouleversée. Ensemble nous unissions nos larmes. Maintenant c’est lui qui nous rendra le courage car il nous accompagne. Nous continuons l’étude de la tombe de Ka-Hem-Hat. Je suis sûre qu’il est satisfait car je sais que l’on ne meurt pas ; la vie continue.
J’espère et souhaite que cette année apportera une accalmie à votre douleur et que dans le silence vous entendrez sa voix. Je souhaite la force pour vous tous et de toute notre affection pour ce génial Alexandre, nous vous embrassons fidèlement unies. Vos amies dévouées et affectionnées. [18]
Quelques semaines après Jeanne apprend le décès de la mère du jeune François Karolczyk, de Louxor elle lui adresse une lettre très touchante :
Mon petit François
J’ai été bien attristée par votre lettre. Je comprends ce que peut être la perte d’une mère dans une famille où il reste un mari et des enfants en bas âge. Pauvre mère, elle a du bien souffrir moralement en sentant venir son départ. Il est certain qu’il vous reste un devoir et que, tout jeune, vous avez des responsabilités.
Vous me dites que vous avez eu bien des ennuis cet été ; vous avez eu tort de ne pas venir me voir car les peines épanchées sont de beaucoup amoindries. Nous sommes restées à Lyon où nous avons beaucoup travaillé.
Je regrette d’être si loin de vous, en ce moment et de ne pouvoir vous soutenir dans tous vos ennuis. Dites à votre père qu’il s’arme de courage car sa tâche n’est pas terminée qu’il ne se laisse pas affaiblir par la douleur.
Je vous remercie de vos bons vœux ; de mon côté , je souhaite pour vous l’apaisement et que bien vite vous sentiez la protection de votre mère. Ayez confiance et courage, car on ne meurt pas. Sincèrement votre [19].
Au printemps 1952 Jeanne Et Henriette sont invitées par les Varille au mas de Casteuse à Lourmarin, où elles peuvent se recueillir sur la tombe d’Alexandre.
Je viens vous remercier de votre bon accueil. Nous avons vécu, en votre compagnie, des heures vraiment belles et avons beaucoup gagné de faire plus ample connaissance avec l’éminent écrivain et sa douce compagne. L’atmosphère a été un enchantement : le ciel, la Provence, les fleurs, les joies de l’esprit, tout concordait à un charme complet. Nous n’oublierons pas ces bons instants. Je serai heureuse d’avoir de temps en temps de bonnes nouvelles de la santé de Monsieur Varille. J’ai trop vu, dans son bon regard, la flamme de vie qui ne le quitte pas. Le regard est le visage de l’âme. Je voudrais pouvoir vous dire le bonheur que j’ai éprouvé à Lourmarin. Je n’ai pour m’exprimer que le crayon et l’ébauchoir ; mais ils sont à votre entière disposition. Nous sommes deux à vous dire : merci merci. Vos reconnaissantes. [20].
La querelle des égyptologues
|
J’ai longuement parlé d’Alexandre Varille et des égyptologues du groupe de Louxor pour mieux montrer comment les dames Bardey se sont imprégnées de la civilisation égyptienne. Elles sont aussi fortement intéressées par tous les débats soulevés. Henriette écrit à Varille : je n’irai plus à Karnak sans emmener un bon guide qui porte votre nom. Je cherche à m’instruire et avec votre description j’espère arriver à comprendre. [25] Par ailleurs nous savons que Jeanne avait étudié la théosophie [26], elle peut en discuter à son aise avec le couple Schwaller de Lubicz. Le baron était venu étudier l’antique civilisation égyptienne après avoir passé un grand nombre d’années en Inde. Cette rencontre de Jeanne avec Monsieur de Lubicz l’avait beaucoup impressionnée, car au regard de ses travaux en Inde, il apportait une vision nouvelle de l’égyptologie jusque-là étudiée aux préjugés de notre pragmatisme occidental [27] Elle s’intéresse aussi à l’astrologie et selon François Karolczyk, elle consultait le mage pour savoir si son travail était correct.
- Jeanne et Henriette Bardey en Egypte (Archives Madame Gouttard)
Monsieur François Karolscyk s’est souvenu d’une anecdote : « Madame Bardey m’avait un jour raconté l’énigme des trois pierres. Trois blocs de pierre étaient superposés. Sur le bloc supérieur avait été sculptée en creux, une suite de pieds, comme si l’auteur avait envisagé une procession comme on en voit tant dans les temples. Le bloc central était nu. Sur celui du bas, figurait en son centre, une croix. Mme Bardey, en sculpteur, ne pouvait admettre que l’artiste ait travaillé ainsi. Pour elle, il aurait exécuté les personnages les uns après les autres. Elle y voyait plutôt la symbolique prémonitoire de la fin d’une civilisation et l’avènement d’une autre ».
En regardant les dessins rapportés d’Égypte
En juillet 1952, Jean Clere publie dans le Progrès un long article que lui ont inspiré les dessins rapportés d’Égypte par Jeanne Bardey et sa fille Henriette : Madame Jeanne Bardey et sa fille Henriette ont longtemps séjourné à Gourma dans la région thébaine où la vie des paysans n’est guère différente de celle des fellahs des temps pharaoniques
Les jeunes filles portent encore les cheveux tressés comme ces princesses que l’on voit sur les bas reliefs sculptés, il y a quelques trente-cinq siècles, alors que le fils d’Aménophis III, Akhenaton "le roi ivre de Dieu", allait créer El Amarna, la cité de l’Horizon.
Les habitations des paysans sont disséminées dans une vallée aux fabuleux trésors de pierre et voisinent avec les tombes où l’on découvre des œuvres qui font paraître un peu apprêtées les sculptures de l’art grec ...
Un architecte, Hassan Fathy [28], a entrepris de bâtir un nouveau village de Gourna en s’inspirant des formes des maisons antiques, c’est ainsi que les voûtes du marché qu’il a construites sont semblables à celles des greniers du temple « Le Ramesseum » de la XIXe dynastie des pharaons.
« Ce serait une grande perte que de laisser disparaître cet héritage de nos aïeux au nom d’un faux modernisme et de ne pas le développer et le transmettre aux générations futures », a écrit Hasan Fathy.
- Jeanne Bardey, Akhenaton (Source, Le Progrès 25/07/1952)
Parmi les dessins réalisés par Mme Bardey, nous trouvons le masque étrange d’Akh-en-aton. « C’est là, n’en doutons pas, le visage d’un malade, d’un homme encore jeune, mais ses jours précocement comptés, l’extrême aboutissement d’une très vieille race, une image de décadence et de suprême perfection » a dit Daniel Rops.
Un roi mystique créateur d’un art
« Ce prince au front débile a cependant fait preuve d’une telle audace qu’on se demande si nul, parmi ces pharaons des listes millénaires, mérite de lui être comparé. Mais cette force, ce n’est pas sur le plan des luttes politiques qu’il la déploya, dans cet ordre cruel des guerres et des conquêtes où l’histoire célèbre les chefs aux mains de sang. Le combat qu’il livra fut autre ce combat spirituel qu’a crié le poète, « aussi brutal que la bataille des hommes », le combat de Jacob, de Pascal ou de Rembrandt, le grand affrontement des mystiques et des poètes. Et s’il poursuivit le rêve d’une victoire, ce fut seulement de celle que l’esprit humain peut emporter sur les forces des ténèbres, dans la violence et le déchirement de soi. Pathétique destin que celui de ce jeune prince qui, maître du plus riche des royaumes de la terre, en aura laisser s’effriter les puissances mais qui, dans l’effort solitaire et la nuit de l’échec, aura peut-être aperçu, devant ses yeux d’extase, s’entrouvrir le royaume de Dieu ! »
Akh-en-Aton mourut à trente ans. L’art marqua, pendant cette brève période, un si total changement qu’on peut se demander comment le génie d’un seul homme peut suffire à le concevoir et à l’improviser … Rompant avec les traditions qui faisaient du maître de l’Égypte une sorte de divinité perdue dans ses arcanes, un surhomme inaccessible au reste des mortels, Akh-en-Aton pensa qu’au serviteur de Dieu bon et simple qui créa l’humble vie de la terre, il suffisait d’être un homme.
« Nul pharaon n’avait consenti à se faire représenter autrement que dans des attitudes hiératiques. La passion de vérité qui animait l’esprit du jeune roi ne s’accommoda pas de ces conventions. Il voulut que son image sur les murs des palais et des tombeaux fut celle d’un homme comme les autres et, à côté des scènes solennelles où il défile sur un char ou remet des couronnes à ses bons serviteurs, maintes sont celles où il apparaît dans la plus émouvante familiarité. Il vit là simplement , au beau palais de songe, parmi les arbres rares, car le goût des jardins est son luxe préféré. La fière Nefertiti ne le quitte guère, et sans cesse montre sur les fresques son pur visage, au regard étrangement rêveur.
Maintes statues royales frappent par l’allongement exagéré du crane, par l’affilement du menton en pointe, et il est bien possible que le roi et ses enfants aient présenté ce double caractère de dolichocéphalie excessive et de prognathisme », a noté Daniel Rops.
Sur un tombeau est décrite la cité de l’horizon qu’il avait édifiée : « Quand on la voit, c’est comme une lumière du ciel ». Dans cette cité le roi mystique s’était faite une conception du monde où la violence n’avait point de part. Il haïssait la guerre ; il rêvait de fraternité universelle, d’une humanité réconciliée sous le règne de l’Aton tout-puissant, dieu créateur à qui il disait dans un psaume : « tous les arbres et toutes les plantes jaunissent par toi. C’est par toi que la beauté se contemple jusqu’à ce que tu disparaisses à l’occident ». [29].
Jeanne Bardey vient de sculpter le visage d’Alexandre Varille
Dans un autre article du Progrès Jean Clere parle encore de l’artiste lyonnaise : Dans son atelier de la rue Robert, Mme Jeanne Bardey qui, avec sa fille Henriette, a réalisé d’admirables dessins des monuments pharaoniques, - ses illustrations du livre d’Édouard Herriot « Sanctuaires » sont les plus fidèles que la terre égyptienne ait jamais inspirées - vient de sculpter le visage d’Alexandre Varille.
Un médaillon a été créé par Mme Bardey pour une salle du musée St Pierre, qui portera le nom d’Alexandre Varille et sera probablement inaugurée au cours de l’hiver prochain ... Les amis d’Alexandre Varille, et notamment l’architecte Clément Robichon, l’écrivain André Rousseaux, se consacrent à donner un plus grand rayonnement à ses travaux déjà fort renommés dans le monde. [30]
Toutefois cet article a suscité pour moi plusieurs interrogations. Vous vous rappelez qu’Édouard Herriot avait proposé à Jeanne de faire des relevés en Égypte pour illustrer l’édition de luxe de son livre "Sanctuaires". La guerre arrivant, on peut penser que ce projet n’a pu alors se concrétiser. Qu’en est-il advenu en 1952 ? Apparemment aucune trace de ce livre illustré par Jeanne, que ce soit à la Bibliothèque Nationale de France ou à la Bibliothèque Municipale de Lyon. Poussant plus loin mes investigations j’en ai parlé à François Karolcsyk qui m’a affirmé : « Madame Bardey ne m’a jamais parlé du livre d’Herriot ni, à fortiori, de son projet d’illustration. Cet ouvrage a-t-il été édité en première version. Il serait alors curieux de ne pas en trouver trace. Ce que je puis certifier, c’est que Madame Bardey était réellement fâchée contre Herriot et connaissant sa gentillesse et sa largeur d’esprit, il fallut un sujet sérieux à cette discorde. Ainsi avait-elle rompu tous contacts avec lui, utilisant sa fille comme plénipotentiaire lorsque cela était nécessaire ».
Quant à la sculpture du visage d’Alexandre Varille, Madame Bardey l’a réalisée en 1939.
- Plaque en hommage à Alexandre Varille (Musée des Beaux-Arts Lyon, Photo collection personnelle)
- Réserves du Musée des Beaux-Arts de Lyon
Cet extrait d’une lettre d’Alexandre Stoppelaëre à Ischa Schwaller de Lubicz est le dernier témoignage que j’ai trouvé sur la vie de Jeanne Bardey : Après vous avoir quitté, j’ai poursuivi mon voyage jusqu’à Avignon ... J’ai consacré une journée pour un voyage à Lourmarin où je me suis recueilli pour nous sur la tombe de notre ami et compagnon Alexandre Varille.
Puis Lyon. J’y ai passé 5 jours chez M. Allix, le recteur de l’Université, que vous connaissez. Nous avons longuement parlé de vos travaux actuels, des travaux d’Aor [31] et surtout de ce que Varille avait reçu, ainsi que la nature et la valeur de son apport à travers sa connaissance de l’archéologie classique. Je n’ai plus rencontré là cette critique un peu acerbe que j’avais remarqué il y a deux ans.
Trouvé Mme Bardey en assez bonne condition, levée et descendue au rez-de-chaussée de la maison depuis quelques jours. Je l’ai vue plusieurs fois et ai pris un déjeuner chez elle. Elle était gaie et pleine d’animation.
Longue visite chez les Varille, lui et elle ... [32].
Le dernier adieu à Jeanne Bardey
François Karolczyk m’a confié une anecdote, qu’il tenait d’Henriette : Le jour de son décès, Henriette a convaincu avec difficulté sa mère de recevoir les derniers sacrements. Elle est allée trouver un moine du couvent de l’autre côté de la rue. Celui-ci l’a envoyé chercher le curé de Saint Pothin [33]. Mais Madame Bardey a refusé son intervention. Henriette et le curé de Saint Pothin, très ennuyés, ont décidé d’aller à nouveau trouver le moine ... qui n’avait pas tous les objets cultuels. Avez-vous un crucifix ? Jeanne avait enlevé la croix, parce qu’elle disait avoir beaucoup de peine de voir souffrir cet homme cloué. Jeanne s’en est allée ainsi le 13 octobre 1954, il y a maintenant 60 ans.
Ses funérailles ont été célébrés le 16 octobre en l’église St Pothin ; devant son cercueil, le doyen Dugas [34], prononça un bref et émouvant discours, qui me semble bien refléter la vie de l’artiste lyonnaise.
Avant de rendre à la terre sa dépouille mortelle, les amis et les admirateurs de Madame Bardey tiennent à vous dire, Mademoiselle, leur douleur et leur émotion. Je ne veux pas ici rappeler l’universalité des dons de cette femme d’élite : on peut dire qu’aucun des arts graphiques ne lui a été étranger. Sculpteur, c’est dans la glaise, par la glaise qu’elle aimait avant tout s’exprimer, et sans doute ce sont ses bustes qui restent le témoignage le plus caractéristique de son talent ; son Auguste Perret, son Édouard Herriot, d’autres encore ont fixé en images admirables les traits passagers de personnages historiques. Mais elle a aussi passionnément aimé le dessin ; ses tiroirs renferment des cartons pleins d’études, de croquis, de compositions achevées : attitudes saisies sur le vif ; figures graves, rieuses, grimaçantes, rendues dans ce qu’elles ont de plus frappant ; statues ou ruines antiques, paysages évoqués en quelques lignes. Elle a fait des médailles dans lesquelles elle savait concentrer toute la vie d’une physionomie. Elle a manié la pointe sèche et le pinceau.
Ce qui nous touche avant tout, nous qui l’avons connue de près, c’est le rayonnement de sa personnalité. Vouée d’abord à la musique, venue tardivement à la sculpture, Madame Bardey a parcouru une série d’étapes au cours desquelles elle s’est perpétuellement enrichie. Disciple de Rodin, élève aussi d’un artiste plus modeste mais dont elle parlait avec reconnaissance, François Guiguet, elle est toujours restée fidèle à leurs leçons de probité consciencieuse dans l’observation et le rendu de la nature, d’absolue sincérité dans la pratique de l’art. Pour elle l’art n’était pas un jeu, un passe-temps, c’était une fonction indispensable de son organisme. Une nécessité issue du profond de l’être la poussait à traduire les volumes ou en lignes les aspects de la vie humaine. Ce qui nous a tout d’abord rapprochés, c’est notre amour de la Grèce antique ; et la Grèce, ses œuvres, ses paysages lui ont fourni la matière de dessins dont le dépouillement rend la sobriété linéaire des sujets. Puis c’est l’Égypte qui l’a conquise : ses dernières années, tant qu’elle a pu voyager, lui ont été consacrées. Le désert, les grands ensembles architecturaux, les peintures enfouies dans les ténèbres des tombes lui offraient une vision du monde plus majestueuse et plus solennelle, une vision quasi surnaturelle, qui complétait les leçons de la Grèce et celles de ses premiers maîtres.
La vie est belle et je suis heureuse de l’avoir vécue
Comme nous tous, Madame Bardey a connu des épreuves, des difficultés, des contrariétés. Mais elles n’avaient ni altéré la sérénité de son caractère, ni diminué l’élévation de son âme. Malgré tout, disait-elle, la vie est belle et je suis heureuse de l’avoir vécue. Elle avait le sens de la beauté du monde. L’essentiel n’était-il pas pour elle de sauvegarder ce sens de la beauté qui compensait les laideurs et les petitesses au dessus desquelles elle vivait ? Exprimer dans la mesure de ses moyens cette beauté du monde, la sentir toujours mieux lorsque sa main affaiblie ne pouvait plus leur rendre hommage : telle a été la vocation de Madame Bardey. A cette vocation, entendue dès sa jeunesse, elle a obéi jusqu’à la fin ; dans cette obéissance à l’appel divin, elle a trouvé la joie qui ne réside que sur les sommets et dont ceux qui l’entouraient ont éprouvé les effluves bienfaisants.
Mademoiselle, vous avez été sa collaboratrice, sa compagne, sa confidente. Si elle conserve dans vos cœurs toute sa plénitude de vie, combien doit-elle la conserver davantage en vous. A mesure que s’apaisera le déchirement de la séparation, je crois que cette leçon de joie, de foi en la beauté du monde vous apparaîtra comme l’enseignement essentiel de Madame Bardey et comme son plus cher héritage.
La vie de Jeanne Bardey s’arrête là, mais son œuvre demeure.
Liens :
Les portes de Médamoud au Musée des Beaux-Arts de Lyon
Cahiers d’histoire (n° 109, 2009) : Hassan Fathy, construire avec ou pour le peuple
Sources :
- Monsieur François Karolczyk
- Madame Isabelle Duperray-Lajus
- Madame Gouttard
- Madame Annick Baumgartner
- Archives Varille
- Archives Municipales (Fonds Varille)
- Bibliothèque Municipale
- Musée des Tissus et des Arts Décoratifs
- Maison Ravier
- Marcel Jacquemin "Alexandre Varille, un précurseur au bord du Nil".