(Ndlr : L’orthographe du document est respecté).
4 Brumaire an III (25 octobre 1794)
" Chère citoyenne et amie,
je t’ai écrit plusieurs lettres sans avoir pû avoir réponce sur aucune et par là privé de tes chères nouvelles.
J’espère que celle-ci me procurera l’avantage d’en recevoir. Ne me laisse plus dans la peine d’apprendre comme va ta santé et tes affaires.
Sois assurée que je m’intéresse grandement à ce qui peut te rendre heureuse. Il ne se passe pas un moment que je ne pense à toi. L’amitié et l’amour que j’ai pour toi m’y porte.
Je serais un ingrat si je pensais différemment d’après les services que tu m’as rendu, et ton attachement pour moi. Tu me blameras avec raison de n’avoir pas fait (diligence ?) sur l’achat du chanvre que tu m’avais chargé. Il y a pas tout à fait de ma faute, je l’ai trouvé trop cher, difficile de le faire parvenir ; et puis les fonds m’ont manqué.
Si tu es dans le même dessein, marque le moy, je te ferrai l’emplette, je pourrai trouver du crédit. Je te le voiturerai avec moy ayant dessein de faire un voyage pour te voir et prendre des arrengements ensemble, d’autant que mon commerce ne me produit rien ici. D’aprés ce qu’on m’a dit, je ferais mieux dans ta ville où le commerce est plus florissant.
Marque moi si ta fabrique va toujours si tu as beaucoup d’ouvrières, si tes profits sont considérables. Si tu voulais m’associer à ton commerce tu me ferais plaisir et ne m’empêcherais pas de continuer le mien auquel tu aurais part.
Nous deux, si tu acceptais ma proposition, nous pourions passer des jours agréables. De mon côté, je ferais tout mon possible pour adoucir notre sort. Quand à toi je connais la docilité de ton caractère et ton coeur.
Instruis moi enfin si le chanvre que j’ai projet de t’acheter y poura arriver sans aucun inconvéniant.
Si tu avais des nouvelles de ma parente, tu me rendrais service de m’en donner, je lui écris par ce courier.
Quand tu vera l’aimable Cécille, je te prie de lui dire mille choses gratieuses, ainsi qu’à ses compagnes, tu lui dira qu’il y a quelque temps que j’ai eû sa soeur qui se portait à merveille. Elle est très bien placée.
Je ne sais si tu es dans le même logis. Au cas tu aye changé tu voudra bien m’en instruire pour que je te fasse passé mes lettres dans cette nouvelle habitation. A la fin de cette lettre tu verra mon adresse.
Adieu, chère et tendre amie. Je t’embrasse de tout mon coeur et te salue fraternellement.
J.G.V. " Adresse : A Mr TROSSARD, Négt rue de Bourg pour P. TORNAND A Lausanne.
Le correspondant tutoie Marie-Thérèse, à l’époque c’est de rigueur, s’intéresse à sa santé, à ses affaires. Manifestement, il ne connait pas sa situation actuelle après le Siège.
Il semble exister un tendre sentiment entre eux, et M.T. HEIMBROCK lui a rendu de grands services.
Il est chargé d’acheter du chanvre pour elle mais ne s’est pas encore exécuté... Des parents doivent habiter Lyon, et il connait "l’aimable Cécille".
Un deuxième courrier, de Germinal an III (24 mars 1795) 6 mois plus tard, va nous permettre d’éclairer les choses.
Il est adressé depuis "Monestier, près le Puy, département de la Haute-Loire"
- Au loin, le Monastier
"Citoyenne,
je suis arrivé depuis quelques jours chez moi. J’y ai été reçu par tout le monde avec joye et d’une manière la plus satisfaisante. Ce pays a changé du tout au tout, et pour le bien on a renouvellé l’entière municipalité, le juge de paix et les officiers de la garde nationalle, et fermé le club. De sorte que la tranquilité baignera dans notre endroit.
Ceux qui sont en place sont des personnes persécutées, j’ai été porté à une place agréable mais pénible.
Quand à mes biens, j’ai beaucoup souffert, et je suis après solliciter la rentrée de ceux vendus et dillapidés, mais je perderai considérablement quoique j’obtienne la justice qui semble m’être dûe. Je ne suis pas encore dans ma maison.
Le plus tôt possible, je vous ferai passer votre dû. Ce ne sera pas long. Je vous prie en attendant de me donner de vos chères nouvelles. Bien des choses de ma part à la citoyenne MEUNIER.
Je vous prie encore de présenter mes hommages à la citoyenne SUIN, je fus bien faché de partir sans avoir eu l’honneur de la voir et de faire connaissance avec son mari. Vous voudrez bien me rappeller auprès de la maman de leur compagne. Salut et fraternité. SOUTEYRAN.
Mon adressse est : Au citoyen SOUTEYRAN-LAROULLE, Homme de loi au Monestier près le Puy, Département de la Haute-Loire.
Mon beau frère LAVIE me charge de vous dire les choses les plus gratieuses."
SOUTEYRAN est rentré chez lui au Monestier. Il revient certainement d’émigration en Suisse, à Lausanne, à la faveur de l’assouplissements décidés après la chute de Robespierre et la proscription des Jacobins (Octobre 1794 - Mars 1795).
La nouvelle municipalité, les nouveaux pouvoirs ( désignés en remplacement des sans culottes " par des personnes persécutées" ) confirment ce fait comme la demande de SOUTEYRAN pour entrer en possession de ses biens confisqués lors de son départ à l’étranger.
Il est même "porté à une place agréable" comme homme de loi.
En se rendant au Monestier peut être a-t-il visité Marie-Thérèse à Lyon, n’ayant pas le temps de voir d’autres connaissances, " les citoyennes MEUNIER et SUIN". Il a rejoint dans son village son beau-frère LAVIE qui connait également Marie-Thérèse.
Un troisième courrier nous apprend que Marie-Thérèse est malade. (elle va avoir 56 ans dans 3 mois).
2 Floréal an III (21 avril 1795) : " je prend beaucoup de part à votre indisposition, elle faut espérer qu’elle n’aura pas de suite, je vous exhorte à vous ménager, faire quelque petit remède, dissiper vos ennuis avec ces précautions, votre santé se rétablira..."
SOUTEYRAN n’est pas au mieux lui non plus : "Pour moi depuis mon arrivée, je n’ai pas eû un jour bien portant, me voilà en remède depuis quinze jours. Je m’apperçois qu’ils oppèrent et me font le plus grand bien..."
Son enfant d’ailleurs est aussi souffrant : "... mon fils est guéri sans être bien robuste. Mes filles sont bien portantes. Je ne les ai pas encore avec moi."
Il est en train de solliciter la nullité des ventes que l’on a fait de ses biens et " la rentrée des créances que la Nation a reçu de mes débiteurs. Mais quand il faut plaider auprès des administrations c’est très long."
Madame HEIMBROCK connait le sujet !
En ce qui concerne les affaires de Marie-Thérèse, SOUTEYRAN écrit : " Je suis au désespoir de ne pouvoir vous envoyer ce que vous me demandez. Je ne trouve pas de cette marchandise ( le chanvre ?). Celle que j’avais et que vous avais parlé m’a été volée. Je dois faire un voyage à Lyon. Nous parlerons de cet article, et vous serez la maitresse de le terminer et fixer.
Quand à ce que je vous dois du contenu en mon billet, et pour les intérêts depuis le jour d’icellin, je pourai l’acquitter quand vous voudrez... Je ne désire pas mieux que de me libérer et vous payez d’une dette que je regarde des plus sacrées..."
Pour terminer, il salue "la citoyenne SUIN", la citoyenne MONGER... et sa demoiselle."
Marie-Thérèse reste 3 mois sans nouvelles. Cela se comprend :
14 thermidor an III (1e août 1795)
"Ce n’est pas par oubli, et moins encore par indiférence que j’ai tant tardé à vous écrire. J’ai été malade pendant longtems. J’ai tenu le lit plus de quinze jours et garder la chambre autant. Je commence de sortir quoique très faible. L’air de mon pays ne m’a pas été favorable, je m’y attendais. J’ai eû tant de chagrins qui m’ont conduit où je suis. Vous me dispenserez de vous les dire, ils ne font que renouveller mes douleurs."
" Comment va votre santé. Etes-vous rétablie, avez-vous repris votre ouvrage ordinaire. Je vous prie de me donner de vos nouvelles. J’ai trop d’intérêt pour rester sans en savoir. Soyez persuadée que je n’oublierai jamais les bontés et attentions que vous avez eû pour moy. Il est malheureux que je ne puisse dans le moment vous en témoigner ma reconnaissance.
Par un courrier de son beau-frère LAVIE, SOUTEYRAN a compris que Marie-Thérèse n’était pas contente de l’envoi fait par ses soins (encore le chanvre demandé en avril ?) Il s’en excuse : "Je vous prie de croire que je n’ai pû faire différemment et que je n’ai pu me procurer ce que vous me demandiez. J’ai assez fait de dilligence pour me le procurer. Cella a été envoyé."
D’ailleurs, il est sans nouvelles de son beau-frère, et demande à Mme HEIMBROCK de lui transmettre un billet qu’il joint à sa lettre.
Il insiste qu’il fera tout son possible pour Marie-Thérèse ; il dit qu’il n’est pas "dans son caractère de laisser perdre personne, ni d’attendre de sacrifice de leur part."
C’est le dernier courrier de SOUTEYRAN-LAROULLE dans les papiers personnels de Marie-Thérèse.
Une lettre du fils SOUTEYRAN est conservée, mais datée du 30 fructidor an V (16 septembre 1797), deux ans plus tard. Nous y reviendrons.
Mais qui est donc ce SOUTEYRAN ? Des recherches aux archives départementales de la Haute-Loire nous permettent de le savoir.
- En quittant le Monastier
Les Souteyran-Laroulle [1]
Dans sa lettre du 25 octobre 1794, il signe J.G.V. SOUTEYRAN. Il s’agit sans nul doute de Jean Guilhaume Victor de SOUTEYRAN de la ROULLE.
Né le 18 mai 1755, il est fils de Jean Claude II SOUTEYRAN de la ROULLE et de Anne Marie ARCIS, mariés le 5 mai 1753.
Ces SOUTEYRAN sont d’une ancienne famille originaire du Vivarais. Elle porte comme armes "D’azur au globe terrestre cintré, croiseté d’argent, surmonté d’un soleil d’or, accosté de deux étoiles d’argent."
Jean Guilhaume Victor est avocat au Parlement, député du Monastier aux Etats du Velay (1789).
Il se marie le 2 septembre 1779 avec Luce de LAVIE de la COMBE. Le "LAVIE", son beau-frère de Lyon est donc noble, mais la particule n’est plus de mise en 1795. La descendance est nombreuse (3 garçons, 3 filles).
En l’an V, le 27 pluviose (15 février 1797) il se remarie avec Françoise GOUY. Il est donc âgé de 42 ans. De cette union, naîtront deux garçons, dont François Victor Honoré (le 2 mars 1798), maire du Monastier en 1842, et membre du Conseil Général (1832-1870).
C’est de l’époque de son remariage que nous gardons un courrier du fils SOUTEYRAN, encore adressé à "la citoyenne HEIMBROCK, fabricante de chanvre, rue St Dominique maison nationalle N° 79 au 2e corridor lettre D à Lyon."
Il peut s’agir soit de Louis-Basile (né en 1781) ou de Louis Alexis (né en 1782) ou encore de Félix Paulin (né en 1783). Sa signature "LAROULLE Fils" ne permet pas de savoir. Voici le texte de sa lettre :
" Citoyenne, j’ai reçu la lettre que vous m’avez écritte à mon papa qui est absent depuis plus de huit jours. J’ignore où il a été et le tems qu’il restera. Il est malheureux qu’il ne soit pas ici, il aurait reçu de vos nouvelles avec plaisir. Il s’est informé souventes fois de vous, on lui avoit dit que vous aviés changé de domicille, sans quoi il vous aurois écrit. Il y a environ 7 à 8 mois qu’il vous écrivit trois lettres, il n’a reçu aucune réponse. Je pense que vous ne les avés pas reçues. Il n’a cessé de parler de vos bienfaits et il est malheureux pour nous d’avoir subi tant de pertes, sans lesquelles vous seriés déjà dédomagée des services que vous lui avés rendu.
Il m’a eû dit que sur la fin de cette année 1797 (V.S : Vieux Style) pourvu qu’il put faire payer certains de ses débiteurs, il vouloit vous faire passer quelque argent. Il a été dans l’impossibilité de le faire, nous avons été journellement aux emprunts. Aujourd’hui ses ressources sont fermées. Il vouloit me mettre à Lyon le printemps prochain. Je m’en fellicités pour avoir l’honneur de faire connaissance avec vous. Les affaires ont tellement changé que vraisemblablement mon espoir n’aura pas lieu. Du reste, du moment que mon papa sera arrivé, je lui remettrai votre lettre, où la lui ferai passer si je découvre où il est. J’ai l’honneur de vous saluer fraternellement. LAROULLE, fils".
Sur cette lettre est un post-scriptum :" D’après une note et état que j’ai trouvé dans les papiers de mon papa, j’y ai lu que sur le billet qu’il vous avoit fait, les six louis que vous prétâtes furent fixés dans le billet à 300 h et vous fut payé en sus sur ce dit billet 430 h. Ce qui fait 730 H que vous avés reçu pour cette somme de six louis. Si mon papa vous paya en papier, il ne put se procurer du numéraire quoiqu’il se fut donné tout les mouvements possibles, et crut que cette somme devoit vous satisfaire.
Comme il apprit que vous n’étiés pas contente, il a toujours dit qu’il vouloit vous satisfaire. De la sorte, soyé persuadée que vous le serés. Ce moment-cy n’est pas favorable pour se procurer de l’argent. C’est avec regret que je vous déclare que je ne peus seconder les intensions de mon papa, je me vois à la veille d’une détresse des plus fortes."
Marie-Thérèse essaye de se faire rembourser une dette ancienne. SOUTEYRAN LAROULLE lui doit beaucoup pour des services rendus.
Mais lesquels, et à quelle époque ? Le mystère reste entier. Il n’est plus question des SOUTEYRAN après 1797.
On sait simplement que Jean Guillaume Victor est décoré, sous la Restauration, de l’ordre du Lys en 1814. Il aurait alors 60 ans. La date et le lieu de son décès nous sont inconnus.