Courriers aux ministres de Louis XVI et départ pour la France.
Voici vingt ans que les "Commissaires pour les Manufactures d’Utrecht" décidèrent de lui accorder 25 ducats "pour son zèle au bien public".
Vingt ans, fin septembre, que l’Ambassadeur de France à La Haye écrivit au Ministre Vergennes : "La veuve Heimbrock, allemande qui a formé depuis plusieurs années un établissement à Utrecht pour la filature du chanvre, souhaite de transporter son industrie en France..."
D’Ormesson Contrôleur général des Finances consulté lui avait répondu : "... Si cette veuve a réellement le secret de donner au chanvre le plus grand degré de finesse dont il soit susceptible, la connaissance de son procédé peut être très utile. Il serait véritablement intéressant de l’attirer en France..."
Mais Calonne succède à D’Ormesson. Malgré les rappels de Vergennes, Calonne ne juge pas important d’examiner la demande de "la veuve Heimbrock". Surtout que Marie-Thérèse se refuse à communiquer son secret, "quelque assurance qu’on lui donne qu’il ne sera pas divulgué."
L’édit de Louis XVI accordant à "tous négociants et fabricants étrangers" des avantages pour s’établir "au Royaume de France" ; et surtout les graves troubles de Hollande, entre 1784 et 1787, vont précipiter les choses. Le 26 septembre 1786 Marie-Thérèse Heimbrock part pour la France. Elle a 47 ans depuis juillet.
Arrivée à Lyon, contacts avec Roland de La Platière
"Convaincue de l’excellence de ses procédés, elle voulut tout tenter pour en faire usage". Elle en fait la démonstration à Marseille fin 1786. Mais "le climat de Marseille étant trop chaud et trop sec pour la préparation du fil, Madame Heimbrock jugea, d’après les informations qu’on lui avait données, que la ville de Lyon était le lieu de la France le plus convenable pour son établissement..."
Arrivée début 1787, elle y contacte des gens influents pour faire "encore une fois en France des épreuves (de son procédé) en présence de personnes dignes de foi". Grâce à l’intendant Terray, Madame Heimbrock peut réaliser quelques expériences, avec l’appui de Roland de la Platière, alors inspecteur des manufactures... Mais leurs démarches sont infructueuses. Marie-Thérèse songe, devant tant de désillusions, à quitter la France.
Mi 1788, le Comte de Laurencin et un personnage mystérieux, le Baron de Borde du Chatelet vont aider Marie-Thérèse : de juin à octobre, elle convainc la Société Royale d’Agriculture de s’intéresser à son invention. L’abbé Rozier est commissaire pour l’examen des échantillons. Il livre son apport : "Nous pensons que le procédé de Madame Heimbrock est au-dessus de la préparation ordinaire du chanvre... Nous estimons que cette entreprise mérite d’être encouragée par le gouvernement."
Mais les événements parisiens, Fronde des Parlements, Assemblée des Notables, retardent le dossier. L’intendant Terray est à Paris pour le défendre... Les choses ont l’air de se débloquer : le chanvre préparé selon la méthode Heimbrock va être filé "à la Charité", cet hôpital lyonnais qui, pour lutter contre la pauvreté, emploie des jeunes femmes au filage.
Monsieur De la Michodière transmet le dossier au "Conseil du Commerce". Malgré "le meilleur témoignage" de l’intendant Terray, aucune subvention n’est décidée : "les essais à faire en grand... seraient de l’argent dépensé mal à propos". Les espoirs de Marie-Thérèse s’envolent à nouveau. Tolozan lui oppose les mêmes arguments que Calonne quatre ans auparavant, malgré les nombreuses expériences concluantes !
Antoinette Billet victime de son mari et un Baron révolutionnaire
Ces déconvenues n’empêchent pas Marie-Thérèse d’aider la malheureuse Antoinette Billet, mère éplorée dont le mari vient d’enlever la fille, la menaçant du couvent ! Antoinette se plaint d’avoir dû obéir à sa mère, l’obligeant à épouser "cet homme qui avait 23 ans de plus que moi... ses mauvaises manières ont toujours été en augmentant." Son mari emploie, au décès de la mère d’Antoinette, "toutes les ruses possibles" pour obtenir de gérer son héritage. Il y réussit ! "Il vends sa batterie de cuisine sur la place de la Fromagerie, expose chez un tapissier ses glaces et tapisseries pour y être vendues, le tout s’en m’en donner avis, et va demeurer chez son frère et sa sœur". Antoinette reste dans le quartier de Saint Nizier à Lyon, mais son mari ne lui donne "plus rien pour son ménage, ni même pour l’entretien de son enfant." Pauvre Antoinette, marié de force à 14 ans à un homme grossier.
Début 1789, le Baron de Borde du Chatelet rédige un "mémoire pour la Baronne Heimbrock" au ton incisif. Après avoir rappelé les circonstances de la venue en France de Marie-Thérèse, il écrit : "... Il est cruel sans doute pour une étrangère qui, après avoir apporté ses talents et ses découvertes dans un royaume, quitté un établissement formé en Hollande pour venir encore manger son bien... de n’avoir pour tout dédommagement que la haine du ministère. C’est ce qui oblige la dite Dame de passer dans d’autre pays où elle sera peut-être plus heureuse..."
Le temps est à la contestation ! Le Baron du Chatelet revendique son appartenance à la noblesse lyonnaise, même s’il s’est "absenté pendant 14 ans de Lyon et n’est de retour ici que depuis 2 ans."
"J’ignore pourquoi l’on a cherché à me faire passer pour un dissipateur, un faiseur de projets et un ingrat. Je puis me justifier pleinement, par des écrits non suspects, de toutes les inculpations qu’on oserait me faire !"
Le Baron, malgré ses ennuis avec la Justice, sera présent lors de la séance de l’Assemblée de la Sénéchaussée de Lyon, le 14 mars 1789, en l’église St Bonaventure. Les États généraux se préparent. 1789, avec les événements que l’on sait, empêche toute décision au sujet de l’atelier de Madame Heimbrock.
Elle veut à tout prix l’installer, elle est sûre de son fait : "Un associé" aurait vite rentabilisé son investissement. "Nul risque à courir". Marie-Thérèse loge alors "aux Moulins Perrache", petites usines flottantes amarrées sur un canal dans ce nouveau quartier de Lyon gagné sur le Rhône.
"Académie des Sciences, Belles Lettres et Arts" et "Société Philanthropique"
Un an plus tard trois commissaires de "l’Académie des Sciences, Belles Lettres et Arts" de Lyon sont désignés pour donner leur avis "sur un procédé particulier de Madame de Heimbrock dans la manipulation du chanvre" : Tissier, pharmacien, professeur d’histoire naturelle et de chimie ; le médecin et botaniste Gilibert ; ainsi que l’abbé Rozier agronome et botaniste.
Le 20 juillet 1790, après avoir assisté aux expériences de Marie-Thérèse, ils concluent leur rapport par ces mots : "... l’œuvre qui sort de l’atelier de Madame Heimbrock l’emporte en perfection sur toutes celles qui sortent d’ateliers ordinaires. Elle est presque aussi fine, aussi douce que le beau lin. Enfin elle est susceptible d’être filée pour la dentelle. Nous estimons donc que l’Académie doit accorder un certificat à Madame de Heimbrock..."
Ils préconisent que "l’administration fit les frais d’expériences" à plus grande échelle.
Mais, note un rapport de la "Société Philanthropique" en 1792 : "la Révolution qui est survenue peu de temps après n’a pas permis de faire quoi que ce soit pour Madame Heimbrock."
Cette société s’est constituée dès 1789 afin d’assister les indigents pendant l’hiver. Début 1791 elle ouvre des "ateliers de charité" pour procurer du travail aux ouvriers et ouvrières : "Les femmes et les enfants ont été occupés à filer du chanvre, du coton..."
Marie-Thérèse Heimbrock travaille pour la Société Philanthropique, après avoir réalisé avec succès, encore une fois, des expériences devant ses commissaires. Ils écrivent en 1792 : "il nous parait que les procédés de Madame Heimbrock pourraient être de la plus grande utilité. Tout est prouvé à cet égard... Le premier devoir, la fonction la plus honorable des administrations nouvelles sont de réparer les méprises et les abus qu’on pouvait reprocher à l’ancienne..." Ils réclament pour Madame Heimbrock "le brevet d’invention auquel elle a le droit de prétendre." Mais c’est surtout "dès à présent les secours nécessaires pour pouvoir s’occuper utilement..."
Cette femme, exposée aux besoins depuis "qu’elle est en France a été obligée de vendre ses nippes, ses effets. Elle doit même une somme de 400 livres sur ses machines". "Après tant d’années d’infortune, il serait bien temps que le jour de la justice arrivât pour elle". Elle prend la responsabilité d’un atelier "de charité" dans l’ancien couvent des Jacobins de Lyon, réquisitionné pour la cause.
Malheureusement, une fois de plus tout échoue. La Société Philanthropique disparaît avec le Siège de Lyon. En révolte contre la Convention, Lyon tombe aux mains des troupes de Kellermann après un siège de deux mois en octobre 1793. La répression est sévère.
Prisonnière, dépouillée de ses biens, refoulée par l’Administration
En janvier 1794, notre héroïne se plaint du vol de bijoux reçus en dépôt, "Le dit vol lui fut fait du temps qu’elle était en prison à la section de Sautemouche au mois de pluviôse l’an 2e". En février 1794 les révolutionnaires saisissent tout ses vêtements : chemises, caleçons, mouchoirs. Début décembre 1794, après la levée des séquestres, elle récupère "ses nippes".
Entre 1794 et 1798, Marie-Thérèse, qui réside toujours dans sa petite chambre aux Jacobins, reçoit de nombreux courriers d’amis : Souteyran-Laroulle, émigré rentré au Monastier près du Puy en Velay, Joseph Sterzeli, homme d’affaires allemand résident à Paris...
Elle n’a pas perdu espoir de remonter son atelier ! Déjà, fin 1796, elle obtient du conseil municipal de conserver son logement "en considération de ses talents". En reconnaissance "envers la citoyenne d’Heimbrock qui a abandonné la Hollande"... pour apporter en France son industrie, la chambre qu’elle occupe au 2e étage lui reste attribuée. "Il serait trop rigoureux d’exiger que cette citoyenne, qui a fait des pertes considérables par l’effet du Siège de Lyon, sortit à l’entrée de l’hiver du petit local où elle a établi sa mécanique, qu’elle serait embarrassée de transporter ailleurs".
Elle a alors plus de 56 ans !
En décembre 1796, Marie-Thérèse s’adresse directement au Ministre de l’Intérieur. Elle fait valoir que "ce n’est que sous un gouvernement républicain qu’on peut suivre avec succès les entreprises utiles..." Elle a en sa possession "une mécanique pareille à celle d’Irlande... les deux seules qui existent pour dépouiller le chanvre de sa gomme... Elle a même les peignes qu’elle a tiré de la Hollande... Elle ne réclame que cent mille livres, monnaie républicaine" d’aides à son installation.
- L’ancien couvent des Dominicains de Lyon
Marie-Thérèse explique au Ministre les pertes qu’elle a subies, le vol de ses bijoux. "Malgré tant de malheurs, elle n’a cessé d’être une bonne républicaine en se conformant toujours aux lois de l’État".
Le Ministre demande à l’administration du Rhône de s’informer et de lui donner un avis motivé sur cette pétition.
L’administration répercute la demande au Bureau du Commerce ainsi qu’à la Commission des Hospices car Marie-Thérèse demande d’utiliser "des mécaniques de filature déposées dans la maison de l’hospice... et qui ne servent plus". L’enquête prend du temps... Enfin, en mars 1797, les réponses arrivent : "rien ne prouve l’utilité des procédés de la citoyenne d’Heimbrock appliqués à des entreprises de commerce..."
Néanmoins il serait "digne du gouvernement de la dédommager par quelques indemnités. " Peut-être pourrait-on l’encourager à faire "des essais qui seraient plus concluants" ?
Quant aux "mécaniques de l’hospice", elles ont été depuis remises en service. De plus "elle n’est pas la seule à Lyon qui possède des procédés particuliers... pour le chanvre !". En juin 1797, six mois après l’envoi de sa pétition, Marie-Thérèse reçoit une réponse négative. Elle ne perd pas courage et fait une nouvelle tentative auprès de la "Municipalité du Midi" fin 1797. Elle se fait fort "de faire travailler les pauvres de cette ville, soit à la filature, soit en peignant les chanvres. Malgré ses désastres elle a conservé les ustensiles nécessaires". Elle veut monter un "atelier de charité". "Malgré ses ennuis, dit-elle, elle n’a pas perdu de vue cet établissement, et a même déjà fait des achats de chanvres..."
Le 12 janvier 1798, enfin, un avis favorable : elle peut disposer gratuitement du local qu’elle occupe aux Jacobins et peut "mettre en oeuvre son idée". "A charge pour elle de rendre compte, à la fin de chaque mois, du nombre de pauvres qu’elle aura occupés..." Mais Madame Heimbrock, malgré ses nombreuses tentatives, des démarches répétées, ne réussit pas, à faire fonctionner son atelier.
Marie Thérèse quitte Lyon
Marie-Thérèse est née en juillet 1739 à Munich. Elle va avoir 59 ans à l’été. Depuis 10 ans, elle a vécu de nombreux épisodes tragiques, dont le plus terrible : le Siège de Lyon... Le ressort est cassé. Trop de déboires, de déconvenues la décident à partir, à quitter Lyon et ses misères. Marie-Thérèse recherche le calme pour ses vieux jours.
Début 1799 à Vienne, hébergée "chez la citoyenne Donnat" au bord du Rhône, elle donne des cours d’allemand à la fille d’un notaire, la jeune Clarisse Boissat. Avec elle, Marie-Thérèse est en relation épistolaire : elles s’écrivent beaucoup, bien qu’elles soient voisines. Clarisse redoute que ses lettres ne tombent entre des mains étrangères. Il y est question de "fumées cabalistiques", de "cartes divinatoires", "de miroirs mystérieux". Clarisse craint d’ailleurs de se faire gronder par son père "vu le peu de progrès que je fait dans la langue allemande !"
Madame Heimbrock fut en contact à Lyon avec des Francs-Maçons, dont certains d’une "école ésotérique". Elle a dû en recueillir des savoirs occultes !
Elle reste à peine un an à Vienne. Fin 1799, Madame Heimbrock habite un petit village, à quelques kms au sud, au bord du fleuve : Saint-Clair-du-Rhône. Elle passe ses dernières années à des travaux de broderie, à écrire des poèmes, mais se livre aussi à de bien étranges "jeux de chiffres et de lettres". Une "science ésotérique" ?
Elle emporte son secret dans la tombe, avec ses souvenirs. Institutrice au village, elle meurt le 7 septembre 1803 au matin.