De la Bretagne au Lac de Garde !
En octobre 1917, René quitte quelques jours l’Ambulance 210, cantonnée à Saint-Remy-sur-Bussy [1] pour une courte permission à Penhars. C’est avec fierté qu’il arbore, cousu sur le col de son manteau, l’insigne du caducée, après avoir subi avec succès les examens organisés à l’issue d’un peloton spécial d’instruction. Alors que sa mère Josèphe le presse de questions, Auguste, son père, est morose. Faute de bois et de main-d’œuvre pour confectionner les barriques destinées à conserver le cidre, les pommes de son verger pourrissent dans les arbres.
Mais René est bien plus préoccupé par l’état d’esprit de ses camarades permissionnaires. Déjà dans le train qui l’a conduit à Quimper, les réflexions de certains l’ont affolé. À bas la guerre, vive la révolution ! Certes, l’alcool ingurgité pendant le trajet peut excuser certains excès de langage, mais beaucoup de combattants boivent pour oublier la dureté de leur quotidien. La guerre est si longue qu’ils désespèrent de retrouver un jour leur vie d’avant, et ils seraient encore plus revendicatifs si la peur des représailles ne calmait toute velléité de révolte. Les gares sont désormais étroitement surveillées pour empêcher toute propagande pacifiste ou tout désordre dont pourraient se rendre coupables les militaires en congé.
Cependant, certains Poilus n’hésitent pas à accuser l’artillerie française de tirer sur eux lors des bonds successifs de l’infanterie. Ce manque d’entente entre les deux armes serait la cause de bien de pertes humaines. Parmi les plus exaltés, figurent les marins et les coloniaux. Deux d’entre eux auraient dit : Si tout le monde était de notre avis, il y a bon temps que la guerre serait finie. Il n’y a qu’à zigouiller les officiers et les flics. C’est du moins ce qu’écrit le commissaire spécial dans son rapport mensuel au préfet. Il accuse les Bretons d’être mystiques par atavisme et par tempérament. Selon lui, ce mysticisme, secondé par le manque de franchise et la méfiance dont il est inné, les mène aux pires excès. Si elles étaient dévoilées, ces notes confidentielles ne feraient guère plaisir aux principaux intéressés, d’autant que dans une autre correspondance, l’inspecteur de police Blum critique méchamment la population des campagnes. Selon lui, les paysans ne souffrent pas de la guerre et la mort d’êtres qui leur sont chers est compensée par de gros gains.
C’est avec une grande tristesse que Josèphe voit partir René après une permission si vite interrompue (A ce moment, René en ignore la raison). Les jours suivants, lorsque sa mère entend le son lugubre du glas, elle quitte ses travaux d’aiguille et dit une dizaine de chapelet dans la crainte que l’on vienne lui annoncer une sinistre nouvelle. Des blessés revenus du front racontent que le massacre orchestré par l’armée allemande est terrible. On ne se bat plus, dit l’un. Nos troupes sont écrasées sous un déluge de feu. Est-il indispensable de faire tuer quarante ou cinquante jeunes gens pour avancer de deux cents mètres ? proteste un autre qui n’en revient toujours pas d’être encore vivant, défiguré certes, mais vivant !
Au secours des Italiens
René rejoint l’ambulance à Longeville [2] avant que la 47e division parte de Vitry-Le François vers l’Italie [3].
Après le rappel de tous les permissionnaires, la France a décidé de voler au secours des Italiens, en guerre avec l’Autriche-Hongrie et l’Allemagne. Ils viennent de subir une lourde défaite à Caporetto [4] et deux divisions alpines, la 46e et la 47e, sont dépêchées à leur secours [5].
René ne tarde pas à envoyer de ses nouvelles ; le 2 novembre, il traverse les Alpes par un temps magnifique. J’ai admiré et me suis tu, écrit-il. Vous me croyez déjà, sans doute, aux prises avec les Austro-Boches. La réalité est plus belle et il me semble que je continue la permission à Kerviel (la ferme familiale de Penhars). Depuis huit jours, nous sommes sur le lac de Garde, près de Dezenzano. Vous dire que nous jouissons d’une température estivale serait sans doute exagéré, mais vraiment on se croirait aux derniers beaux jours de septembre. René, poète dans l’âme, décrit ensuite les teintes bleutées du lac, les dernières neiges des sommets que le soleil colore en ocre sale. Quel plaisir également de contempler des vignes rougir à flanc de coteau. Après avoir raconté qu’il excursionne par monts, par vaux et par eau, tout en ramassant le plus lourd bagage possible d’italien, il conclut par : Bonnes prières.
L’ambulance de René est bombardée
Il faut bientôt dire adieu à ces paysages idylliques qui feraient presque oublier que, non loin de là, les combats font rage. Un observateur non averti, suivant sur la carte les cantonnements successifs de l’ambulance 210 [6], pourrait penser que l’État-major n’a guère de plan. Fatigués par ces nombreux déplacements de part et d’autre de la région, les hommes espèrent début décembre que leur séjour au Municipio de Caniezza va durer quelque temps.
Dans la nuit du 5 au 6 décembre, les infirmiers s’activent auprès des nombreux malades et blessés, sans trop se soucier du bruit infernal produit par les obus qui explosent aux alentours. Question d’habitude, sans doute ! Soudain, un obus tombe sur le bâtiment, détruit une partie du plafond du théâtre qui sert de salle d’attente aux blessés. Plusieurs éclats traversent le plancher et endommagent le mur de la salle des pansements au rez-de-chaussée. Il faut tout le sang-froid des soignants pour ne pas céder à la panique. Le caporal infirmier Stanislas Tessier, père de la congrégation du Saint-Esprit, fait preuve d’un dévouement et d’une abnégation qui suscitent l’admiration de ceux qui sont à ses côtés [7]. Leurs installations épargnées par l’attaque, les brancardiers du G.B.D transportent à la hâte les malades dans un immeuble annexe où une longue tranchée, couverte de madriers et de terre, a été creusée pour servir d’abri. Dans l’après-midi, l’immeuble est encore la cible d’autres attaques. René racontera plus tard qu’il n’a jamais eu aussi peur de sa vie. Tellement occupé à secourir les blessés, il n’a même pas songé à faire une dernière prière.
C’est sans doute aussi le cas des nombreux permissionnaires qui, quittant l’Italie, trouvent une mort affreuse dans l’incendie de leur train, près de Saint-Michel-de-Maurienne (Savoie).
Le "Municipio" (bâtiment municipal) ayant subi de tels dommages, l’ambulance 210 trouve refuge à Aloso, au sein de la Villa Armenia, bâtisse majestueuse d’un autre âge, assez grande pour accueillir cent vingt lits. Prodiguant des soins à des Italiens blessés, René constate leur abattement après les propos de Benoît XV sur un inutile massacre, ainsi qu’en raison de la désorganisation, des faiblesses et de la corruption qui minent le moral des troupes. Les Poilus connaissent aussi des moments de doute, mais ils reprennent espoir lorsqu’ils apprennent la nomination de Georges Clemenceau au ministère de la Guerre. C’est, semble-t-il, le seul homme capable de tenir la barre à l’heure la plus difficile du conflit. À la chambre, il déclare : Nos soldats ont des droits sur nous… Le pays connaîtra qu’il est défendu.
Défendu certes, mais dans quelles conditions ? Aux alentours de la villa Armenia, les Chasseurs alpins, bloqués par d’immenses couches de neige, se frayent difficilement un passage au cœur d’un paysage farouche et glacé. Dans ce secteur de la Piave, du nom de la rivière qui coule au creux de la vallée entre des rives escarpées, les hommes avancent le plus souvent à découvert, faute de tranchées ou de boyaux. Alors qu’ils combattent sur les rudes flancs des montagnes transalpines, les Poilus s’interrogent : où est-il ce beau soleil d’Italie, tant vanté par les poètes ?
- Asolo au pied du Monte Tomba
- Détail d’une vue panoramique parue dans "Le Miroir" du 8 février 1918.
Mais l’heure n’est pas aux gentils sonnets ! Contre toute attente, en dépit de l’avancée des Autrichiens et des Allemands, l’armée italienne n’est pas anéantie. La tactique du général Diaz, plus humain que son prédécesseur Cardona, permet de reprendre la lutte avec l’aide des troupes alliées. L’État-major français ne supporte plus de voir ses positions dominées par l’adversaire qui occupe toutes les crêtes du massif du Grappa. Le pilonnage du Monte Tomba par notre artillerie prend fin le 30 décembre avec la prise de la place tenue par les Austro-Hongrois, au prix de cinquante-quatre tués et deux cent cinq blessés du côté français. L’ennemi déplore bien plus de pertes en hommes et en matériel.
"Fatiche di Guerra"
La medaglia della fatica di guerra (ou "médaille de l’effort de guerre")
Conscient de l’importance de leur soutien, Victor-Emmanuel III, roi d’Italie, passe en revue les troupes françaises [8], avant de remettre une décoration à de nombreux officiers pour avoir supporté les peines de la guerre en cours. Parmi tous les hommes qui reçoivent par la suite cette preuve de courage, deux hommes (classe 1915) nous intéressent particulièrement : le Breton René Chuto, pour son action comme infirmier au sein de l’Ambulance 210, mais aussi l’Ardéchois Louis-Joseph Guironnet, Chasseur au 62e B.C.A. À l’assaut du Monte Tomba, celui-ci n’est pas blessé, ce qui limite fortement la probabilité d’une rencontre avec René ! [9]
- Médaille italienne
- Diplôme daté du 10 mars 1918
Est-ce le Roi qui a remis la médaille
à Louis Joseph Guironnet ?
De janvier à avril 1918
En janvier 1918, l’ambulance 210 s’installe au groupe scolaire de Cartigliano, immeuble de construction récente. De belles salles chauffées par un calorifère, de vastes couloirs, des dortoirs spacieux à la disposition des infirmiers, font oublier un climat hostile. L’ambulance alterne ensuite les retraits du front, les périodes de repos, avant de repartir près des combats.
En avril 1918, René écrit avec un humour mêlé de tristesse que l’état-major ordonne à la division d’aller prendre des bains de boue dans la Somme. Il faut malheureusement dire adieu à cette cure de soleil au midi [10].
Notre infirmier breton espérait voir éclore le printemps italien dans la blancheur des orangers et des amandiers en fleurs, mais sur l’altopiano d’Asiago, les arbres sont encore nus. Le train du retour passe par la côte et les paysages enchanteurs de Padoue, Modène, Parme, Plaisance, Gênes et la fameuse Riviera. Sur tout le parcours, les Italiens font une véritable ovation aux soldats. À chaque arrêt, ceux-ci ont les bras chargés d’artichauts, les wagons sont fleuris et des billets ornés de faveurs aux couleurs alliées pleuvent sur les Poilus. Ce ne sont que Viva la Francia à n’en plus finir.
De nuit, le train passe la frontière avant l’arrivée dans l’horrible gare de Marseille. Adieu le soleil, la verdure et les vivats et place aux brumes de la plaine de Crau. René écrit que son moral est toujours excellent, mais il se recommande aux prières de ses proches dans l’attente des dures journées à venir.
- En colonne par un sur le Mont P...
- Malgré des conditions difficiles, les soldats du corps expéditionnaire
marchent vers la victoire (Parue dans "Le Miroir" du 27 janvier 1918)
Attention, Prolongation jusqu’au mardi 7 novembre pour souscrire au livre de Pierrick Chuto, Auguste, un blanc contre les diables rouges. Cléricaux contre laïcs en Cornouaille (1906-1924). Le bulletin de souscription du livre de Pierrick Chuto "Auguste, un blanc contre les diables rouges", cléricaux contre laïcs en Cornouaille (1906-1924) se trouve sur le site : http://www.chuto.fr/ Vous pourrez y lire la préface de Thierry Sabot et l’introduction. |
A suivre : 6e épisode « Je viens de passer par de dures journées » (mai-septembre 1918)