En décembre 1916, c’est à Saint-Dié où l’ambulance 210 est stationnée que René reçoit un colis préparé par sa mère Josèphe qui y joint une longue lettre. Ainsi, René n’ignore rien de la hausse vertigineuse des denrées de première nécessité, de la taxation du beurre et des pommes de terre.
À la tête d’une belle exploitation située à Penhars, commune limitrophe de Quimper, les Chuto n’en souffrent pas, mais l’honnête Josèphe supporte difficilement les critiques des citadins qui accusent les paysans de s’enrichir sur leurs dos. Les paysannes qui se rendent au marché de Quimper pour y vendre leurs produits, sont bousculées et traitées d’affameuses par une meute de femmes. Cela fait bien longtemps que René ne connaît plus le goût du bon beurre de la ferme qui, du temps de sa grand-mère [1], était apprécié des gourmets parisiens.
Si l’écriture appliquée de Josèphe est agréable à lire, celle, minuscule, d’Auguste Chuto, père de René, est bien plus difficile à déchiffrer. Ce clérical, ennemi irréductible de la République des radicaux, le plus souvent francs-maçons, s’ennuie depuis l’instauration de la paix sacrée avec "les ennemis de Dieu". Dans sa lettre, il évoque le 2e emprunt de la Défense nationale auquel il a souscrit suivant les recommandations de l’Église : "offrir au pays nos ressources disponibles, c’est épargner le sang de nos soldats", a dit Monseigneur. Mais comme ses confrères paysans, Auguste n’apprécie guère que l’État mette le nez dans ses affaires. Il n’est pas question d’échanger l’or qu’il possède contre des billets qui ne vaudront plus rien si les Boches, assassins, incendiaires et voleurs asservissent le pays.
Auguste rapporte aussi la récente homélie de l’abbé Huiban, recteur intérimaire de Penhars [2]. Le prêtre dresse en chaire un portrait admirable de l’action des prêtres soldats. Non seulement, ils soutiennent leurs frères d’armes et les conduisent au devoir, mais, de plus, ils risquent quotidiennement leur vie pour aller chercher les blessés sous la mitraille. Perfides, certains journaux anticléricaux s’interrogent : Pourquoi ces célibataires sont-ils tenus loin du danger, tandis que les pères de famille sont aux tranchées ? Au feu donc, tous ces embusqués ! Pourtant, sur le terrain, René peut témoigner de l’héroïsme de ces ecclésiastiques mobilisés qui, infirmiers ou brancardiers, forcent le respect, même chez ceux qui ne croient plus en rien et sourient lorsque le soldat Chuto affirme que la prière et l’esprit de sacrifice sont les meilleures armes contre l’ennemi. Comment réagirait-t-il si, un jour, il devait faire feu sur un assaillant et passer outre celui des dix commandements qui dit : Tu ne tueras point ?
En février 1917, René, en manœuvres au camp d’Arches (Vosges), écrit à son ancienne école [3] : Depuis plus d’un mois, je ne suis plus en guerre, ou plutôt je fais la guerre pour rire, en un mot, je fais des manœuvres à l’arrière. Ce serait charmant si la température était plus clémente. Mais par 16 degrés au-dessous de zéro, la station debout est complètement incompatible avec l’état des routes, transformées en glaciers lisses et brillants. Je n’en suis plus à compter mes "étalages". Le G.Q.G a décidé que dans les Vosges, le vin ne se boit plus, mais se suce sous forme de mignons petits glaçons rosés. Il a été décidé que chaque escouade toucherait un lot de hachettes marteaux pour nous permettre de détacher de nos "boules" quelques bribes tachetées de cristaux brillants comme les plaquettes de mica dans le granit et croquant délicieusement sous les dents.
René explique ensuite que les manœuvres consistent à marcher une vingtaine de kilomètres, puis à casser la croûte dans la neige et à déballer tout le matériel avant le passage d’une grosse légume. Le gradé parti, il faut remballer et rentrer au cantonnement avec des souliers à l’état de papier mâché. Si cette tâche quotidienne n’est pas trop fatigante, René craint que ce prélude ne soit suivi d’une danse plus animée [4].
Mais à chaque jour suffit sa peine et, confortablement installé dans une chambre louée chez une vieille dame, il se trouve libre comme l’air, ayant toute liberté pour penser, lire et écrire. Il termine son courrier ainsi : J’espère que le Bon Dieu me protégera encore comme il vient de le faire tout dernièrement.
Fait-il allusion à un événement dramatique qu’il ne racontera que plus tard, à la fin des hostilités ? Alors que sa compagnie cherche un abri pour la nuit, une vieille ferme détruite par les bombardements se présente à eux. L’officier donne l’ordre de dresser les tentes, mais de nombreux soldats, épuisés par une longue marche, préfèrent se réfugier dans une grange restée debout. René et quelques camarades montent une tente avant de s’endormir d’un sommeil de plomb. Au réveil, c’est l’horreur ! À la place de la grange, ils découvrent un immense cratère formé par une bombe tombée pendant la nuit.
Le JMO de la 47e division [5] donne des détails fort intéressants sur ces exercices qui ne sont pas, contrairement aux écrits de René, une simple partie de plaisir. Mais le jeune infirmier souhaite avant tout rassurer ses proches !
Par un froid très vif qui se maintient pendant plusieurs semaines, l’État-major veut mettre à l’essai des procédés d’attaque, fruit des études inspirées par la bataille de l’été 1916. « Là, nous étions venus pour nous préparer à la bataille de la Somme ; là, nous revenons après l’avoir faite. » [6].
Le personnel du Service de santé suit une formation sur le terrain [7] où les positions des ambulances 209 et 210, des brancardiers et des voitures sanitaires sont précisées [8] [9].
Le travail des infirmiers ne s’arrête pas là, car ils doivent aussi vacciner les hommes contre la redoutable typhoïde, puis préparer les passages en chambre chlorée pour toutes les unités. Il s’agit d’habituer les Poilus à évoluer en milieu hautement toxique malgré l’embarras d’un masque si grotesque qu’il pourrait donner l’envie de rire si l’avenir n’était aussi angoissant ! [10].
Le 26 février, la période d’instruction prend fin avec l’ordre pour la 47e Division de faire mouvement dès le lendemain pour se porter dans la zone occupée par le 34e C.A et y relever la 66e Division. Pour René et ses camarades de l’ambulance 210, c’est à nouveau un pas vers l’inconnu.
- Pour bien situer les lieux cités dans l’article
Le bulletin de souscription du livre de Pierrick Chuto "Auguste, un blanc contre les diables rouges", cléricaux contre laïcs en Cornouaille (1906-1924) se trouve sur le site : http://www.chuto.fr/ Vous pourrez y lire la préface de Thierry Sabot et l’introduction. |
Pour lire la suite : 4e épisode : deux mois avec les Américains (juillet-août 1917)