"Vivez le moment présent : lui seul répare le passé et prépare l’avenir". René se remémore souvent cette phrase prononcée par un de ses anciens professeurs.
Le passé, ce sont des centaines de milliers de morts, de blessés, de gazés, de défigurés, et les Poilus qui, le jour où cette maudite guerre s’arrêtera enfin, mettront sans doute beaucoup de temps avant d’oublier les scènes atroces dont ils ont été témoins.
Le passé, ce sont aussi les camarades de René, ces brancardiers blessés à mort en allant chercher sous un feu nourri les soldats blessés ou agonisants. Ce sont ces infirmiers victimes de l’épidémie de grippe qui a ravagé la division. Comment oublier également Alexandre Chéreau, le dévoué aumônier du 11e B.C.A [1] avec lequel René a si souvent prié pour le repos des soldats qui mouraient dans leurs bras, la médecine des hommes ne pouvant plus rien pour eux ?
Le présent, ce sont de longues marches à la suite de la 47e Division, mise le 28 septembre 1918 à la disposition du 15e corps d’armée pour relever près de Saint- Quentin (Aisne) le front tenu par une division anglaise [2].
Le présent, c’est aussi un certain flottement dans les ordres que reçoit l’ambulance. Lors d’une revue passée par le général commandant la 1re armée, le GBD reçoit une citation dans l’ordre de la division. Si l’état sanitaire est jugé satisfaisant, le gradé ne peut que regretter les conditions défectueuses dans lesquelles sont installés les hommes dans une région aussi dévastée. Les soldats ont les plus grandes difficultés à trouver des lieux où ils peuvent prendre quelque repos entre deux offensives.
L’ambulance 210 stationne à Saint-Quentin avant de rejoindre Mézières-sur-Oise afin d’y soigner les ypérités légers, ainsi que les petits malades et petits blessés non de guerre. Les conditions d’installation ne sont pas idéales mais, après l’attaque du 26 octobre, vingt prisonniers allemands sont mis à la disposition de l’ambulance 210 pour aménager ses locaux. Celle-ci reçoit bientôt l’ordre de se porter sur la ferme Saint-Rémy puis, le 8 novembre, de s’installer au château de Wiège-Faty, dans la région de Guise. Dans les deux cas, les infirmiers doivent veiller à l’arrêt des intransportables absolus, visiter les garrots, pansements et appareils, et injecter des sérums antitétaniques [3]
- Château de Wiège-Faty
Ce même jour, l’avenir commence enfin à poindre. Les plénipotentiaires allemands arrivent en forêt de Compiègne au carrefour de Rethondes, alors que la République est proclamée à Munich d’où Louis III, roi de Bavière, a dû s’enfuir. Tandis que la Révolution éclate partout en Allemagne, le général Weygand dicte les conditions imposées par les alliés.
Ces clauses étant acceptées par le Chancelier à la tête du nouveau gouvernement provisoire socialiste, l’armistice est signé le 11 novembre à cinq heures du matin avant d’entrer en application six heures plus tard.
Quand la nouvelle parvient à Wiège-Faty, René se retire quelques instants dans une des innombrables pièces du château pour remercier le Seigneur. Dans la grande salle, on festoie avec ce que les hommes ont pu trouver, c’est-à-dire pas grand chose, qu’il faut de plus partager avec les malades. Après 1561 jours de guerre, l’avenir est enfin là.
L’ambulance demeure au château jusqu’au 15 novembre avant de rejoindre Compiègne en cinq jours. René espère une permission, mais après quelques jours de repos, il faut de nouveau partir en direction de la région parisienne. [4]
Dans un courrier qui met du temps à arriver à son destinataire en raison des multiples déplacements de l’ambulance, Auguste cite de larges extraits de l’homélie de Mgr Duparc, prononcée le 17 novembre, lors d’un Te Deum d’action de grâce à la cathédrale de Quimper. Devant une église comble (les hommes dans la nef, les femmes et les enfants dans les bas-côtés), l’évêque du diocèse glorifie les chefs militaires, les soldats, les pouvoirs publics et tous ceux qui ont contribué au succès de nos armées, mais il ajoute : Rendons à Dieu ce qui est à Dieu. C’est toujours lui qui donne la victoire.
À la sortie sur le parvis, les langues se délient. Certains estiment que Dieu a tardé à donner cette victoire à la France. D’autres, jugeant que les conditions de l’armistice sont bien trop douces, craignent que la nouvelle république allemande ne devienne une nouvelle menace dans un avenir plus ou moins rapproché. Mais tous félicitent Clemenceau, Foch et les Américains qui ont mis à genoux l’adversaire et l’ont forcé à nous rendre l’Alsace et la Lorraine. Choqués par l’état physique et les témoignages poignants des premiers prisonniers revenus au pays, beaucoup espèrent que nos soldats vont bientôt franchir le Rhin afin de faire expier aux soudards leurs crimes à l’égard des populations envahies et de tous ceux qu’ils ont traités avec tant de cruauté dans les camps.
En décembre, lors d’une permission à Penhars, René évite de traumatiser sa mère et édulcore au maximum des souvenirs qui, souvent, l’empêchent lui-même de dormir. Visitant les parents d’anciens condisciples de l’institution Saint-Vincent, il côtoie des situations douloureuses. Nombre de familles attendent d’hypothétiques nouvelles de l’être cher, mais que peut leur dire le modeste infirmier qui a vu tant de Poilus rendre le dernier soupir ? Il n’est pas non plus d’un grand secours pour tous les malades, victimes de cette grippe dite espagnole qui n’en finit pas de faire des ravages.
Début janvier 1919, René retrouve l’ambulance 210 à Claye-Souilly (Seine et Marne) où elle ne va pas tarder à quitter la 47e Division. Elle fait mouvement sur Othis avant d’être dirigée sur Catenoy (Oise) pour y être dissoute par ordre du G.Q.G (Grand Quartier Général) du 7 février. Dans un courrier adressé à ses parents, René dit sa fierté d’avoir été cité et décoré de la Croix de Guerre :
Soldat très dévoué à ses malades, a montré un zèle courageux au cours des bombardements auxquels fut soumise l’ambulance dans la Somme en 1916, à Caniezza (Italie) en 1917 et à Moreuil (Somme) en août 1918.
Il espère être rapidement démobilisé avec la classe 1915, mais il sait qu’il lui faut attendre la libération de ses aînés et de tous ceux qui sont prioritaires. N’étant pas fils de veuve et n’ayant pas eu de frère mort au combat, il n’en fait pas partie.
Aujourd’hui, son souhait est de passer le Rhin. Un souhait qui ne se réalise malheureusement pas car, désabusé, il écrit en mai à son ancienne école :
J’aurais voulu, comme tant d’autres, fouler le sol de la Germanie vaincue et me désaltérer dans les eaux vives du Rhin allemand. J’aurais voulu surtout continuer, sur une plus large échelle, la vie de touriste que, somme toute, j’avais menée jusqu’ici. Hélas ! Adieu, les beaux rêves ! On m’a relégué dans un hôpital de Sedan, à l’intérieur ! C’est la caserne dans toute sa froide horreur, un vrai désastre de Sedan ! M.Pemp [5] s’évertuait autrefois à nous faire comprendre la différence qui existe entre le climat maritime et le climat continental. M. Pemp peut être content : depuis 15 jours j’ai compris. À Sedan, il ne faut pas dire : « pluie ou beau temps ». Non : c’est une vraie salade : gel le matin, pluie à neuf heures, soleil à midi, neige le soir, vice et versa. Je ne voudrais pas être ici le capucin de carte d’un baromètre à cheveux. Aussi je n’ai pas encore pu voir les environs de Sedan, qui méritent, dit-on, plusieurs excursions. Hier, nous avons eu un triste dimanche des Rameaux, une fête d’hiver sans assistant. Où sont les belles fêtes d’antan ?
- Hôpital militaire de Sedan
Le séjour à Sedan s’éternise d’autant qu’après la démobilisation en avril de la classe 1906, le processus s’interrompt en raison de tensions diplomatiques avec l’Allemagne. Le vaincu proteste vivement contre le rejet sur son pays de toutes les responsabilités de la guerre et il repousse les clauses qui lui enlèvent des territoires.
Après moult tractations, le traité de paix est enfin signé le 28 juin dans la galerie des Glaces du château de Versailles et les démobilisations peuvent reprendre. Josèphe envoie à son fils un article paru le 16 août dans Le Progrès du Finistère, mais René sait déjà que sa classe (10e échelon) sera libérée entre le 13 et le 18 septembre 1919.
- Le Progrès du Finistère
- 16 août 1919
À son retour à Penhars, comme il est désormais trop âgé pour reprendre des études de médecine, René répond à une petite annonce de Me Manière, notaire à Quimper. Celui-ci cherche un clerc ayant des notions de droit et parlant breton. Ce travail ne lui convient guère, mais il y fait la connaissance de Thérèse Kerdavid, une jeune femme aussi douce et pieuse que lui. Cette alliance ne plait pas à Auguste, car le père de la promise est un employé d’octroi qui ne va pas à la messe. Hors de question pour Auguste que son fils, ancien petit séminariste, épouse cette Thérèse qui a fréquenté l’école publique, l’école du diable. René, vingt-cinq ans, passe outre et le mariage a lieu à l’église de Kerfeunteun, le 7 février 1921. Il a déjà quitté l’étude notariale pour reprendre un fonds de commerce d’armurerie et de coutellerie à Quimper.
Durement éprouvé par le décès de sa chère Thérèse en 1933, René, quarante-quatre ans, deux enfants mineurs, est rappelé sous les drapeaux en septembre 1939. Va-t-il devoir de nouveau soigner des innocents, victimes de la folie de leurs semblables, alors que, certains jours, il tient, lui-même, à peine debout ? Sa fille religieuse, aujourd’hui disparue, aimait raconter l’arrivée de son père au centre de mobilisation : invité à trouver une tenue militaire dans une montagne de vêtements, il finit par dénicher un uniforme bleu horizon délavé, bien trop petit pour lui. Malgré la peur du lendemain, ses enfants rient de le voir revenir à la maison avec une bande molletière beige à la jambe droite et une bleue à la gauche. Heureusement, après quelques jours de pagaille, un officier dit à ses hommes de retirer leur uniforme et de rentrer chez eux. Quelques jours plus tard, en auscultant René, le médecin de la commission de réforme détecte une bronchite suspecte des deux sommets [6]. Rayé des cadres de l’armée le 6 octobre 1939, René retrouve son commerce et les clients qui se font rares. En 1942, il doit remettre aux occupants tous les fusils, carabines, pistolets et cartouches qu’il possède en magasin. L’indemnisation promise se fait toujours attendre !
Contrairement à son père Auguste qui, comme beaucoup de catholiques, voue un véritable culte au maréchal Pétain, René aide comme il le peut la résistance. Il passe même quelques jours au cachot, les Allemands ayant trouvé un vieux pistolet hors d’usage lors d’une perquisition à son domicile.
Rattrapé par la tuberculose, René meurt le 2 mars 1966. Alité depuis de nombreux mois, il s’est peut-être parfois envolé par la pensée vers les paysages enchanteurs des Vosges ou d’Italie décrits avec tant de poésie dans ses courriers, écrits au plus fort du conflit. Quelle est belle la neige sur les sommets qui jouent à touche-touche avec le Ciel où, n’en doutons pas, René, l’infirmier pacifiste, a retrouvé ses camarades de l’ambulance 210 !
Ces articles sont en partie tirés du livre de Pierrick Chuto "Auguste, un blanc contre les diables rouges" , Cléricaux contre Laïcs en Cornouaille (1906-1924). Plus de renseignements : http://www.chuto.fr/ Vous pourrez y lire la préface de Thierry Sabot et l’introduction et le commander en ligne ou par courrier. Franco de port jusqu’au 31 décembre 2017 : 22 € |