2e Partie : La « Faim de Terre » de 1545 à 1818 [1]
J’ai intitulé cette deuxième partie « la faim de terre » une expression consacrée par des historiens, notamment par Eugen Weber, chercheur américain qui a travaillé sur l’évolution du monde rural en France [2]. J’ai choisi ce titre pour illustrer le long chemin accompli par mes ancêtres sur deux siècles et demi, pour posséder une terre à cultiver, depuis les lopins des origines jusqu’au domaine constitué par le père d’Antoine… le rêve de tout paysan : pouvoir surmonter les famines et un jour être son maître.
A l’approche de mes ancêtres directs
Le document le plus ancien qui se trouvait dans le lot familial datait de 1615 (quatre siècles en arrière !), mais concernait une famille Roche et non les Pras, lesquels se manifestaient pour la première fois avec un acte de 1661. Le document de 1615 parlait de la vente forcée d’un ensemble de biens très important, pour cause de dettes, imposée à un certain jehan roche époux de marye brat [3]. Cet acte était relayé par d’autres, notamment un contrat de mariage de 1656, entre à nouveau un jehan roche et cette fois une jeanne tamain. Quant à l’acte de 1661, il mettait en scène estienne pra et denyse sagnollonge, en procès avec des roche. D’autres textes, un peu plus tardifs, parlaient d’un autre estienne pra et d’une claudine roche. Il fallait démêler l’écheveau… Il était évident que tous ces personnages avaient un lien avec notre lignée, puisque les documents faisaient partie du lot familial. Mais quelle était leur place dans l’arbre touffu qui se présentait ? J’étais d’une certaine façon face aux pièces d’un puzzle, dont il fallait patiemment emboîter les morceaux, pour trouver le sens.
Première étape, je les ai cherchés dans les registres paroissiaux
Ma priorité a été d’organiser avec la famille des vacances sur « site » et de consulter les archives de la mairie de St Just-en-Chevalet, pour trouver trace de tous les personnages évoqués et comprendre les liens qui les rassemblaient dans les vieux parchemins parvenus jusqu’à moi.
Je découvre très vite que le « premier » estienne pra, celui qui a épousé denyse sagnollonge, a été baptisé le 5 novembre 1627 et qu’il est fils d’anthoine pra oblette. Je trouve ensuite l’acte de mariage d’un estienne avec claudine roche en 1686, où il est noté qu’il est fils d’estienne et denyse sagnollonge. Un bon début : avec ces deux actes, je tiens le grand-père, le père et le fils (du moins je le crois) et le lien avec la famille Roche. Mais je ne trouve pas l’acte de naissance du fils. En fait, j’apprends en 2004, grâce à un contrat de mariage, que le premier estienne est l’oncle du second et non le père, qui lui s’appelle Just… heureusement, je vais découvrir que c’est aussi un des fils d’anthoine ! Côté des Pra, la filiation reste ainsi inchangée. Mais qui était le père d’anthoine ? Je cherche et je trouve, car les registres à St Just-en-Chevalet débutent en 1565. Grande satisfaction, l’acte est très lisible.
Anthoine est le fils d’un certain jehan praa oblette et il est né le premier jour du mois d’octobre 1587. Comme souvent à cette époque, le nom de la mère n’est pas donné. Impossible d’aller plus loin. Dans la foulée, je descends la lignée dans l’autre sens, à partir d’estienne et claudine roche, de génération en génération, pour vérifier les informations que je possède, compléter les fratries… jusqu’à faire la jonction avec Antoine et Claudine Coudour.
Deuxième étape : je veux savoir si les « Pra » sont nombreux à cette époque ancienne
Là aussi, je profite de la consultation de ces registres anciens, pour relever les premiers patronymes pra qui apparaissent. Faire d’une pierre, deux coups… Etaient-ils en petit nombre, dispersés ou déjà bien représentés ? et là… surprise ! Les registres pendant les dix premières années, jusqu’en 1575, ne font état d’aucune naissance “pra”. Il faut attendre le 10 février 1575, pour enfin trouver cet acte de baptême : "…jehan, fils de jehan pra de montloux. Fust son parrain : jehan fils d’antoine polignery ; sa marraine, jeanne, fille de feu barthélemy du pra, paroisse de cherier". Pourquoi ce fossé sur le chemin ? Peut-être parce que l’habitude n’est pas encore prise d’enregistrer systématiquement les naissances, notamment en cas d’épidémies, ou plutôt parce que les enfants pra de l’époque sont nés ailleurs ! On trouve cependant sur les premiers registres trace d’un certain nombre de “pra”, car ils sont signalés par leur acte de décès ou le plus souvent comme parent ou parrain-marraine de bébés nés sur la paroisse ; quelquefois même – ce qui est le cas du Barthélémy précité - comme parents d’adultes devenus parrains ou marraines dans les années 1570-1575 et1595, ce qui permet de remonter une génération plus avant.
Grâce au concours de Jean Mathieu et de plusieurs membres de l’association “Ceux du Roannais”, notamment Michel Taboulet, qui a fait un relevé complet et très soigné des premiers registres (pas de documents en ligne à cette époque), nous en avons trouvé un certain nombre. Les plus anciens que nous avons ainsi repérés sont nés aux alentours de 1520-1530. Ils sont dits "daupra", "des pras" "pra de chérier", voire "du pra" ou encore "prâ" ou "praa" tout court, comme chez notre jehan. Ils sont identifiés par le nom de leur village et le patronyme n’est pas encore bien fixé [4].
Quant aux prénoms, on trouve des barthélémy, lionel, Claude, un loys (Louis) et surtout jehan chez les hommes, des claudine, marie, jane, tomine chez les femmes. Cette recherche systématique permet une découverte importante, celle de l’épouse de notre ancêtre Jehan pra oblette. Il s’agit du baptême d’un certain Pierre Oblette le 8 juillet 1569, baptême enregistré de nouveau en 1621 par Pierre Oblette prêtre. La marraine est citée : “Marguerite, femme de jehan pra oblettes”. Elle est à nouveau mentionnée le 25 juin 1590, à l’occasion d’une autre naissance, celle de marguerite, fille de Claude Oblette, ce qui montre l’intérêt de bien regarder les témoins, les parrains-marraines… de petits indices riches d’informations. Il n’y a pas d’autres jehan pra oblette à cette époque. C’est le bon. A partir de tous ces éléments, j’ai établi pour le 16e siècle et la première moitié du 17e siècle, une liste des premiers “pra”, non exhaustive, avec essai de reconstitution des fratries [5].
Les « pra » avant les registres ?
J’ai toujours été passionnée par « les origines ». Et j’avais envie de savoir… Pouvait-on trouver trace des « pra » dans les temps lointains, découvrir notamment s’ils étaient déjà là quand les patronymes se sont formés ? Un des chemins possibles pour y parvenir passait par la consultation de terriers. J’ai confié la recherche à Jean Mathieu, généalogiste professionnel de St-Haon-le-Chatel déjà cité (et aussi lointain cousin), et il a trouvé… leurs noms étaient portés dans deux terriers en 1446 et en 1485 [6].
Les terriers
Ce sont des documents établis à l’initiative des propriétaires d’un domaine, seigneur, abbé ou notable, pour noter tous ceux qui détiennent une terre à cultiver - une tenure - moyennant une redevance annuelle en espèces ou en nature ou les deux à la fois. Les corvées demandées, quand elles existent, ne figurent pas toujours dans ce type de document. Les terriers ne sont pas rédigés à un rythme régulier, mais seulement au moment où le propriétaire veut confirmer ses droits et les mettre à jour. C’est une reconnaissance des droits féodaux qu’il détient.
Après le grand désordre de la guerre de Cent Ans, les terres sont à l’abandon et aucun terrier n’a dû être établi depuis longtemps. Le pouvoir seigneurial est d’ailleurs affaibli, aussi bien dans son pouvoir de commandement que dans les droits qu’il perçoit. En Forez, en 1450, des prédications populaires condamnent l’institution qui n’a pas su les défendre. Les propriétés sont souvent passées aux mains de notables. Chacun essaie d’attirer de la main-d’œuvre, à grand renfort d’avantages consentis, important allègement des charges, diminution, voire disparition, de la part de récoltes à céder au propriétaire. On s’efforce de remettre de l’ordre dans l’administration du domaine, en faisant la liste des tenanciers. La trace de nos ancêtres apparaît dans le terrier de la Prévôté de St-Just-en-Chevalet, établi par la chambre des comptes de Montbrison, pour les années 1444-1449 et, une autre fois, dans le terrier de 1487, rédigé par l’abbaye de la Chalme.
Ainsi vers le milieu du XVe siècle, plus de quatre siècles en arrière - au moment où s’amorce la résurrection des campagnes - de petits personnages nommés "pra" deviennent visibles, minuscules à cette distance. Ce sont des paysans, qui cultivent quelques lopins de terre sur le plateau des Pras (c’est ainsi que l’endroit est encore désigné aujourd’hui). Ils sont nés, pour les deux premiers d’entre eux, alors que la guerre de Cent Ans n’est pas encore terminée, mais nous ne savons pas quand. Si nous pouvions les interroger, nous n’aurions pas une réponse exacte. En effet à l’époque chacun connaissait à peu près le jour et le mois de sa naissance, mais en général en ignorait l’année, faute de savoir compter et établir des soustractions. De toute façon, les baptêmes n’étaient pas enregistrés et les repères étaient davantage biologiques. Existaient quelques jalons cependant : sept ans pour le début de l’instruction religieuse, quatorze ans pour entrer dans une milice seigneuriale. Mais, à l’âge adulte, on n’avait plus besoin de connaître son âge.
1446 - Johannes et dyonisos de pratis
- Extrait du terrier de 1446 (le texte est en latin)
Johannès des pra et dyonisos des pra (traduction littérale du latin de Pratis), sont les seuls pra mentionnés dans ce très long document. Ils sont identifiés par le nom de leur village. Il s’agit donc, traduit en français, de jean et de denis, appartenant au village des pras. Ce n’est pas encore vraiment un patronyme au sens technique, mais une précision. Les terres défrichées portent souvent des noms en relation avec le travail énorme qu’il fallait fournir pour les rendre propres à la culture ou au pâturage.… un travail qui illustre “la faim de terres”, fil conducteur du récit pour toute cette période. La préoccupation essentielle, première : produire suffisamment pour se nourrir et survivre en périodes difficiles.
• un travail communautaire
Ce sont souvent des communautés familiales de travailleurs qui fournissaient ce labeur et prenaient un nom correspondant. En l’occurrence, on peut supposer que c’est une petite communauté et la précision “pra” suffit à les différencier, de ceux du voisinage qui portent les mêmes prénoms. Rien d’étonnant, ils ne sont pas encore nombreux à occuper ces terres en altitude ; les adultes de leur génération sont nés avant la fin de la guerre de Cent Ans et le pays souffre encore d’un déficit important de population, d’autant plus qu’au début du siècle un enfant sur trois meurt en bas âge.
Jehan et denis étaient de la même famille et sans doute très proches parents, car leurs terres sont imbriquées les unes aux autres et ils sont même dans l’indivision pour l’une d’entre elles.
• les superficies des terres sonnent aujourd’hui de façon presque poétique !
Ils reconnaissent chacun disposer "sur le tènement des prats", appartenant à la Prévôté de St Just, de maisons d’habitation avec leurs dépendances, d’un jardin et de terres, énumérées en fonction de leur localisation (à l’occident ou à l’orient d’une autre terre, ou encore à bise) [7] avec leurs surfaces correspondantes : en seytine ou seytinette, eymine et eyminette, estéré, fosseré, cartalette [8]. Elles sont a priori minuscules chaque fois et dispersées. Ils disposent aussi d’autres terres dans des tènements, correspondant encore aujourd’hui pour plusieurs d’entre eux, à des villages voisins, comme Fots, Chavanne, Fraigne ; nous avons une fois de plus l’occasion de constater que la toponymie a résisté aux années
• Production et redevances
Pour la disposition de tous ces biens, dont la durée n’est pas précisée, mais qu’il faut considérer à perpétuité, ils paient chaque année des redevances en espèces, qui sont minimes et d’autres en nature, dont nous ne pouvons pas évaluer l’importance, mais qui nous permettent de savoir ce qu’ils produisent : du blé, de l’avoine et même du seigle, également du blé noir ou sarrasin, introduit depuis peu en France (début du XVe siècle), plante à revenus fluctuants, mais élevés. Originaire d’Asie centrale et de Sibérie, elle avait été introduite grâce aux échanges commerciaux ouverts entre la France et les pays riverains de la Mer Noire. Elle contribue grandement à nourrir une population sur laquelle la menace de la famine pèse en permanence.
Ils possèdent aussi quelques volailles, ce qui vaut à denis de devoir chaque année s’acquitter d’une demi poule, "plus les VIIIe et XVIe d’autre et la tierce part d’une XVIe"… (sic) ! Avant de lire ce texte, Gérard Panisset m’avait déjà raconté cette histoire de poule ! On comprend que les paysans attendaient nombre d’années pour obtenir un compte de volatiles entières à donner… et que, le plus souvent, le temps ayant passé, ils oubliaient de se mettre en règle. En plus du cens, nos premiers pra doivent payer un droit de garde de leurs récoltes (missilerie), puisque le seigneur est censé les protéger.
1487 - anthus pra de montelupo
Quarante ans plus tard en 1487, "anthus pra de montelupo" est porté sur le terrier de l’Abbaye de la Chalme. Il est magnifiquement écrit.
- Exemples de majuscules - Archives du Rhône, terrier de Ste-Madeleine de la Chalme (11 G 815).
Les majuscules des noms sont calligraphiées, voire illustrées par des personnages.
Un prieuré existait en effet sur le plateau qui domine les villages de Monloux et des Pras (distants de trois cents mètres environ), à la limite des anciens diocèses de Lyon, de Moulin et de Clermont Ferrand. Le nom Chaulm ou calm est tiré du bas latin, dérivée de kal, mot préceltique, qui veut dire pierre, rocher dénudé, ce qui convient à la nature du sol, couvert naguère de maigres pâturages. Il était dédié à Sainte Madeleine. Le cartulaire d’Ainay qui en fait mention en 1153 le cite comme une possession de l’abbaye lyonnaise.
A cette époque, un prieuré, éloigné comme ici de l’abbaye d’origine, ressemblait davantage à une métairie qu’à un couvent ; les quelques moines dépêchés pour faire valoir les terres restaient sous la dépendance du monastère lointain. L’abbé était représenté par son régisseur, le "commissaire" selon l’expression usitée ici. Les revenus ne devaient pas être tellement importants, à observer le petit nombre de fois où la chapelle est citée dans les successions testamentaires.
Un terrier de 1338, conservé dans le fonds d’Ainay, fait état de parcelles de bois près de la chapelle - les bois de l’église ou du curé encore nommés ainsi - de terres sur Arcon, Chérier et St Just et de quelques vignes sur la côte roannaise (Renaison, St André et Pouilly les Nonains). La situation n’avait pas dû s’améliorer pendant la guerre de Cent Ans et c’est depuis une cinquantaine d’années que les moines pouvaient remettre leurs terres en exploitation.
Le domaine dont il est question ici, est un peu en dessous du village Monteloupo (Montloup aujourd’hui) et les anciens se souviennent du "plan de la pomerie", qu’on cultivait dans leur jeunesse, le long d’une petite rivière affluent du Boën ; aujourd’hui l’endroit est envahi par la forêt. Si l’on s’en tient à l’origine latine du mot, on peut penser que cette terre était exploitée depuis longtemps, du fait de la présence de l’eau et qu’il s’agissait d’un verger, peut-être d’une plantation de pommes, ce qui explique les petites surfaces, des sortes de jardins juxtaposés ! ...
• Évolution du nom
Le tenancier cette fois s’appelle, traduit du latin : “pra de montloup”. Est-il un descendant de johannès ou de dyonisus ? est-il notre ancêtre ? Fait remarquable : le nom du village - pras en l’occurrence - qui suffisait à la génération précédente à distinguer les personnes portant les mêmes prénoms dans un certain périmètre, est devenu un véritable patronyme (le "de" génitif du latin, marquant l’appartenance, est tombé) ; mais comme la population a commencé à s’accroître, on ajoute à nouveau le nom du lieu habité, pour éviter les confusions. Nous verrons que les "pra montloux" (ainsi écrit pendant deux siècles, à cause des nombreux loups ? le "p" réapparaît au 19e ?) constituent un groupe important quelque cent ans plus tard, mais que cette deuxième partie du patronyme disparaît, quand une famille déménage, au profit de l’appellation du nouveau lieu habité. J’avais déjà évoqué ces questions dans le 2e épisode de la chronique : “un patronyme plein de vie”.
• Une terre à perpétuité
Le terroir est encore très morcelé, puisque anthoine n’en détient qu’un quarante-huitième et encore en indivision ! Nous ne connaissons malheureusement pas la superficie totale. Il dispose de la terre "à perpétuité", ce qui correspond à un bail emphytéotique, c’est-à-dire un bail de très longue durée (20 à 100 ans en général) ou même comme ici "à perpétuité". Marqué par l’abandon des terres du siècle précédent, le propriétaire cherche, par ce type de contrat, à retenir le paysan et lui propose en général des conditions avantageuses : pas de corvées, mais une redevance modeste en argent et aussi en nature. C’est le cas pour anthoine. Le tenancier jouit en fait de son bien comme un propriétaire, il peut le vendre, l’hypothéquer et le transmettre à ses héritiers mâles et légitimes, c’est-à-dire en faire ce qu’il veut, pour autant qu’il s’en tienne aux règles du droit féodal (paiement des servis et autres redevances). Le Seigneur n’intervient que pour toucher son dû, en échange de ses propres obligations de défense. En fait, il s’agit - non pas tant d’un rapport propriétaire à locataire - que d’un rapport protecteur a protégé (un peu comme dans la mafia !) [9].
Il est certain que ces premiers pra cultivaient d’autres parcelles que celles mentionnées dans ces terriers, pour d’autres propriétaires, mais il serait trop long et compliqué de faire des recherches. Nous ne saurions d’ailleurs pas évaluer les superficies. Ils cultivaient aussi sans doute des terres pour leur compte propre et, à ce titre, se trouvaient petits propriétaires.
D’anthonius à jehan praa oblette…
Que se passe-t-il quand nous laissons anthonus en 1487 avant d’arriver à notre premier ancêtre direct, dont je sais maintenant qu’il s’appelle jehan pra oblette ; j’ai pu déterminer qu’il était né vers 1545. Moins d’un siècle s’est écoulé depuis la fin de la guerre de Cent Ans (située en 1475 avec la signature du traité de Picquigny), mais le pays s’est reconstruit comme l’expriment les vers composés par un notaire de Laval.
Une “renaissance”
Le développement des villes accompagne la résurrection des campagnes. Roanne, qui n’était au XIVe siècle qu’un village de moins de quatre cents habitants, a pris son essor, entraînant les villages d’alentour. C’est le début de la période appelée "Renaissance". En 1568, un observateur Jean Bodin [10] écrivait : "depuis cent ans on a défriché un pays infini de forêts et de landes, bâti plusieurs villages, peuplé des villes". La reprise démographique observée depuis 1450 s’est poursuivie régulièrement. Alors qu’en Lyonnais le nombre d’enfants vivants et légitimes cités dans les testaments était d’une unité au début du XVe siècle, il est grimpé à trois vers 1440 et à cinq pour la décennie 1480 [11]. Cette augmentation ne résulte pas d’un raccourcissement de l’intervalle entre les naissances, mais d’une plus grande longévité des couples, due à un reflux de la mortalité des adultes. Avec 18 à 20 millions d’habitants, la France constitue, dans ses frontières actuelles, le royaume le plus peuplé d’Europe et porte autant d’hommes qu’il est possible d’en nourrir. Elle a retrouvé la population d’avant la crise."Dans les chaumières rustiques, comme dans les logis urbains, on se marie plus jeune et on copule joyeusement. Un moraliste évoque les paysans qui chantent tous les jours aux champs et ronflent la nuit dans leurs petites maisons"… Un voyageur anglais, traversant la France en 1510, exprime lui aussi son sentiment sur "ce royaume plein à ras bas et rempli de désirs". Nous constatons en effet qu’au 16e siècle, les Pra sont beaucoup plus nombreux, puisque pour les distinguer le nom de "pra" ne suffit plus. On trouve, accolé, comme nous l’avons évoqué, le nom du hameau qu’ils habitent, montloux, oblette, quelquefois deux ou trois noms, comme pra montloux bigotery ou pra palabost de montloux.
Des terres cultivées plus nombreuses et des récoltes mieux assurées (en Auvergne il y a doublement du produit agricole entre 1450 et 1560) entraînent un meilleur régime nutritionnel et desserrent l’emprise de la mort, même si la peste reste endémique et si le taux de mortalité générale avoisine tout de même les 30 %, compte tenu il est vrai de la forte mortalité infantile. L’inflation est importante. Si elle accroît le nombre des riches et fait les riches plus riches, elle fait aussi des victimes, tous ceux finalement, et ils sont nombreux, qui n’ont rien d’autre à vendre que leurs bras ou qui, petits exploitants chargés d’une nombreuse progéniture, laissent à leurs descendants des propriétés morcelées. La prospérité profite surtout à ceux qui possèdent quelque bien et qui ont su saisir les opportunités que crée le renouveau des affaires, favorisé par l’inflation. C’est le temps de tous ceux - laboureurs plus entreprenants ou plus chanceux que les autres - qui se font appeler "honnestes personnes", comme nous l’avons indiqué à propos des ascendants Coudour et des Michel en particulier
Le règne du “beau prince”
Que dire de plus pour camper l’état du pays au moment où jehan praa [12] va voir le jour, si ce n’est que s’achève le règne de François 1er (15l5-1547).
François 1er a laissé une grande réputation. Nul doute que son apparence physique y contribua. Il mesurait deux mètres de haut "beau prince, autant qu’il en eust au monde". C’est sous son règne que le comté du Forez est rattaché à la royauté, à la suite de la trahison du duc de Bourbon qui s’est rallié au roi d’Angleterre et à l’empereur romain germanique (le comté était passé aux mains des Bourbons en 1376). François 1er vient lui-même en 1536 en prendre possession
François 1er fait beaucoup, d’une façon générale, pour affermir la royauté ; il promulgue de nombreuses lois (32 000 actes sous son règne), afin d’unifier le pays. Il essaie notamment d’imposer une langue commune, la langue française, notamment aux notaires pour la rédaction des actes. Des écoles sont ouvertes un peu partout, qui profitent surtout aux enfants des artisans et des marchands. Les paysans restent à l’écart et demeurent analphabètes ; c’est sous son règne aussi qu’est promulguée en 1539 l’ordonnance de Villers Cotteret, qui impose la tenue de registres paroissiaux par les curés [13] ; les textes sont inégalement appliqués, mais à St Just les premiers registres démarrent relativement vite, en 1565 ; à Chérier, un siècle plus tard (à moins que les premiers registres aient été perdus !). Pendant les premiers temps, toutes les naissances ne sont pas forcément enregistrées, notamment celles des enfants morts sans baptême et, en période de forte mortalité, le décès des plus petits, ni non plus les mariages.
Les guerres de religion
C’est aussi le temps du protestantisme, qui débute en 1517 avec l’affichage des 95 thèses de Luther, un moine allemand scandalisé par les indulgences que le pape vend aux fidèles, pour leur permettre de réduire leur temps de purgatoire. Les persécutions commencent en 1540 (à l’époque de la naissance de jehan praa) et atteignent un paroxysme à Paris, avec le massacre de la St Barthélémy, après que le 24 août 1572 au lever du jour une rumeur se soit répandue dans la capitale : une aubépine du cimetière des Innocents, desséchée depuis plusieurs années, vient de refleurir. N’est-ce pas le signe envoyé par Dieu pour inviter les Français à se débarrasser des hérétiques qui souillent le royaume [14]. Deux mille protestants rassemblés pour le mariage de Marguerite de Valois et Henri de Navarre sont massacrés en quelques jours.
Les guerres de religion vont ensanglanter le pays, mais la réforme ne touche que tardivement et superficiellement le Forez ; peu de centres sont établis en 1562, quand les huguenots, maîtres de Lyon, occupent Roanne et Charlieu. Quelques affrontements sanglants ont lieu cependant, notamment à Champoly (tout près de St Just) où les protestants sont défaits, en 1567, par les hommes de Jacques d’Urfé, qui prit la suite de son père Claude comme bailli du Forez. L’année suivante, c’est Thiers, qui est mise à sac par une troupe de quinze mille protestants. D’autres affrontements se poursuivent à Montbrison et près de Cervières (9 km), où l’endroit garde encore aujourd’hui le nom de "champ des morts". Huit ans plus tard, l’amiral de Coligny cherche à son tour à aller plumer "les oysons du Forez". St Etienne est pillée : les soldats pour investir plus facilement la place se sont déguisés en paysannes ! En 1592 et 1593, le village de Chérier (10 km) est également dévasté et “un lieutenant fait mener ses chevaux et ses putains dans l’église" (note apposée sur les panneaux de l’église) les objets du culte sont détruits. Par deux fois les armées des Huguenots traversent St Just. Les bourgeois s’enfuient et vont se réfugier derrière les murailles de Cervières, qu’avait fait renforcer Anne d’Urfé (un des fils de Jacques) en 1575 [15] ; certains, une fois la tourmente passée, y resteront définitivement.
Il faut loger les soldats et les nourrir. Pour la population, le passage des troupes, quelles qu’elles soient, c’est la terreur : "seigneur délivre-nous de la peste, de la famine et des soldats", telle était la prière souvent gravée sur les cloches ... ! Anne d’Urfé intervient en faveur des habitants, se plaignant que les troupes du sieur de Leviston “ne laissa chose du monde dans le bourg” (1592). Dans son ensemble le Forez, lors de la constitution de la ligue [16], prend le parti de la Sainte Union, où Anne d’Urfé et son frère Honoré, tous deux fils de Jacques, seigneurs du château d’Urfé proche de St Just, jouent un rôle important. En 1594, Anne abandonne la ligue et se range sous la bannière royale, faisant hommage au roi Henri IV de ses terres et seigneuries d’Urfé. Son frère Honoré, dernier meneur de la ligue, est arrêté en 1595 et libéré par rachat de la rançon. Il meurt loin du Forez en 1625, ayant transposé dans l’Astrée, premier roman pastoral, ses amours malheureuses avec sa belle-sœur, l’épouse d’Anne, et sa nostalgie du "doux et coulant Lignon", une petite rivière du Forez. Anne d’Urfé, après la rupture de son mariage, s’étant démis de ses charges, entre dans les ordres en 1603.
Épilogue
J’ai déjà insisté sur la nécessité de ne pas rester isolé, quand on s’embarque dans l’histoire des ancêtres. C’est grâce aux membres de l’association « Ceux du Roannais », qu’il s’agisse de ceux du Forez ou de l’antenne parisienne, que j’ai avancé peu à peu dans cette quête des origines et complété mes informations pour la suite de la chronique.
Par exemple, toujours pour ces temps anciens, c’est par eux encore que j’ai eu connaissance en 2004 de quelques actes concernant mes lointains ancêtres, qui faisaient partie du dépôt effectué par le notaire de St Just-en-Chevalet, actes absents du lot familial. Ils m’ont permis d’étoffer le récit et, pour un contrat de mariage de 1686, de corriger l’erreur commise par le curé, quant aux noms des parents du jeune marié. Rien ne remplace les actes notariés et même les procès pour connaître les familles et approcher quelle était leur vie. Enfin grâce à eux tous, j’ai pu vérifier et compléter des fratries et mieux connaître les épouses de cette lignée Pras.
Il était ensuite, pour cette période et celles qui vont suivre, nécessaire de se plonger dans les livres d’histoire… ils sont nombreux et passionnants. Je citerai ceux qui m’ont le plus aidée à la fin de cette dernière partie de la chronique.
Pour lire la suite : Au mi-temps du XVIe siècle, le premier couple connu de notre lignée et leur fils Anthoine.