IIe Partie - La faim de terre (1545-1818)
Au mi-temps du XVIe siècle, le premier couple connu de notre lignée et leur fils Antoine
Pour rappel : c’est en cherchant l’acte de naissance d’estienne (celui qui épouse plus tard denyse sagnollonge), premier pra à nous avoir laissé des documents, que nous avons appris que son père s’appelait anthoine pra oblette et que c’était aussi le père d’un cerain just, qui s’est avéré être mon véritable ancêtre. En poursuivant les recherches, nous avons découvert qu’anthoine, né le ler octobre 1587, était lui-même fils de jehan pra oblette, dont l’épouse se nommait marguerite. Sur cette base précieuse, mais sommaire, il s’agissait d’essayer de comprendre ce qu’avaient pu être leur vie et leur parcours, en l’absence de tout document.
jehan praa oblette et marguerite nés vers 1545 [1]
Ils sont venus au monde juste un siècle après que johannes et denysios de pratis apparaissent dans le terrier de 1446 établi par la chambre des comptes de Montbrison et une cinquantaine d’années après anthonius, dans celui de l’Abbaye de la Chalme. La France vient de connaître après l’arrêt de la guerre de cent ans une renaissance spectaculaire, avec une augmentation forte de la population. C’est la fin du règne de François 1er (1515-1547), qui vient de rattacher en 1536 le Forez à la France, après la trahison du duc de Bourbon. Il ne faut pas cependant oublier la peste endémique qui sévit à nouveau de 1522 à 1554 et surtout les guerres de religion qui vont atteindre le Forez à partir des années 1560. Depuis quelque temps, le pays connaît par ailleurs une période de désordres climatiques et de disettes céréalières.
Approcher leurs origines et leurs parentés
Par où commencer ? Nous ne savions pas où, ni quand jehan avait vu le jour, pas davantage son épouse marguerite. Comme je l’ai expliqué dans l’épisode précédent, j’ai appris que marguerite se trouve marraine en 1569, alors qu’elle est mariée ; il fallait donc estimer leurs naissances respectives plus tôt que je le croyais, aux environs des années 1545 ; la date est compatible avec celles que je connais : la naissance d’antoine en 1587, sa mère aurait environ quarante-deux ans ; la mort de jehan, le 6 janvier 1622, il aurait environ soixante-dix-sept ans. Ainsi, faut-il être attentif à tous les indices, quand on parcourt les registres : ici un acte de naissance qui concernait un bébé oblette !
Jehan parmi les premiers pra
Nous n’avons pas pu faire de lien entre jehan praa oblette et les premiers pra que nous avons trouvés cités dans les registres, tel barthelemy, dont nous supposons la naissance autour de 1520-25 (sa fille est marraine en 1575 et il est décédé à ce moment-là). C’est le plus ancien que j’ai identifié. Les autres apparaissent comme lui, alors qu’ils sont adultes, puisque je le rappelle les premiers registres à St just commencent en 1567. “Notre jehan” est de la même génération semble-t-il que plusieurs pra de chérier et quelques pra montloux, par exemple jehan petit dupra, peut-être un frère cadet ; jehan pra “dict monloux”, dont les premiers enfants sont nés en 1575 et un autre barthelemy, dit “pra de chérié” marié à claudine guionet, mort entre 1589 (il est parrain) et 1601 (sa femme est veuve) ; par son fils loys praa de montloux (mort âgé le 27 février 1648), barthélemy est à l’origine d’un très grand nombre de lignées pra, dont nous pouvons suivre la trace longtemps. Les uns, les plus nombreux, passent sur le versant de Saint-Just-en-Chevalet, les autres descendent vers la côte roannaise. Avec des parrainages souvent croisés, beaucoup de tous ceux-là semblent être en parenté, plus ou moins proche.
Un patronyme et une famille pour marguerite ?
En ce qui concerne marguerite, d’après plusieurs indices, il semble presque certain qu’elle appartient à la famille "oblette" : jehan et marguerite sont en effet l’un et l’autre parrain et marraine de plusieurs bébés oblette et réciproquement. Un autre fait conforte cette hypothèse : dans certains actes, jehan est appelé "jehan du pra dict oblette". C’est souvent la coutume, de préciser ainsi le patronyme - quand il commence à être répandu - par celui de l’épouse et du village auquel elle appartient et où souvent le couple s’installe. Enfin, Il n’existe pas semble-t-il à ce moment d’autre branche “pra oblette” ; les autres pra sont donc répartis entre Les Pras et Montloux, séparés de quelques centaines de mètres par un petit cours d’eau, le ruisseau de la Cane, qui marque la frontière entre deux paroisses : celle de chérier dont dépend le village des Pras, celle de St-Just-en-Chevalet dont relève Monloux.
Nous n’avons pas trouvé le décès de marguerite. Il est possible qu’il soit survenu entre 1606 et 1612, car des registres manquent pour cette époque.
Les oblette, une famille prolifique…
Si les pra sont déjà nombreux à ce moment, marguerite fait partie aussi d’une grande famille, dont l’origine se trouvait peut-être à Moulin Cherier (ancêtre antoine né ca 1510/15, décédé avant 1567 : en effet, quand un de ses fils est parrain d’une petite fille en mars 1567, il est déclaré fils de “feu”). Le village se trouve près de Chérier à l’intersection de trois vallées, avec de nombreux moulins. Là aussi nous avons un relevé complet grâce à Michel Taboulet des actes concernant cette famille. Ils sont même plus nombreux que les pra au début des registres [2]
Il est probable que tous les enfants porteurs du patronyme oblette, dont anthoine et marguerite sont parrains à de nombreuses reprises, appartiennent à leur parenté proche, sans doute des neveux, car marguerite paraît avoir de nombreux frères. Je pense que ce couple avait du charisme car il est très souvent sollicité. Bien des années plus tard, une femme oblette, Catherine, deviendra aussi notre aïeule par son mariage avec Antoine Coudour (les parents de l’arrière-grand-mère de mon père Georges, qui ont fait l’objet de récents épisodes).
Jehan “saute le ruisseau”… et change de paroisse
Avant son mariage, il est probable que jehan était installé aux Pras, où je pense il est né, ce qui explique que dans les actes où il figure sur les registres, il est nommé quelquefois :” jehan de pra, jehan praa, jehan prâ… avant de s’appeler jehan pra dict oblette”. Il devait vivre là en communauté avec les siens. Était-il l’aîné des garçons ? Avait-il hérité de son père ? Il semble qu’en fait c’est grâce à son épouse marguerite qu’il peut s’installer à Oblette. Mais ce n’est pas tout de suite après son mariage, puisque comme nous l’avons dit les naissances des premiers enfants ne figurent pas sur les registres de St-Just. Changer de paroisse marque une étape importante. La paroisse joue en effet un rôle important pour souder les communautés, établir les réseaux… les liens se distendent peu à peu entre ceux-là qui ne se rencontrent plus à la messe du dimanche, ni pour les fêtes carillonnées.
Jehan, laboureur chez les oblette ?
Jehan est donc venu vivre à Oblette, certainement en communauté avec la famille de Marguerite. Il ne travaille pas à son nom de terres dépendant de l’abbaye de la chalme. Le patronyme pra ne figure plus sur les terriers postérieurs à celui de 1487, soit que les pra aient racheté leurs droits, soit que les terres aient changé de maître. On peut penser que anthonius pra de montelupo (deux générations environ avant la sienne) cultivait – en dehors des terres de la Pomerie, portée sur le terrier - d’autres terres que les pra ont travaillées après lui : notamment celles des Perrin, famille bourgeoise qui avait acquis au XIVe siècle, sans doute à la faveur des troubles de la guerre de Cent Ans, le fief de Pierre de Montverdun, chanoine de Macon, situé justement à Montloux, tout près d’Oblette, le "mansus de Monloux" et le "tenemum de Montloux", mentionnés en 1324 et en 1402. Mais Oblette est un peu plus éloigné que Montloux et plus bas. Comme Montloux, le village se trouve depuis toujours sur la paroisse de St-Just-en-Chevalet.
“Oblet” ou oblette pourrait vouloir dire le “village d’en haut”, mais aussi être formé de deux mots latins : Vo (= val, vallée) et blêt (humide, mouillé). Les deux expressions ne sont pas contradictoires, car Oblette est encore à une altitude élevée, 880 mètres, mais un peu en contrebas, par rapport à Montloux et au col. Encore aujourd’hui, on découvre à l’entrée du village une grande étendue de roseaux, signe de la présence de l’eau. Sur ces terres, sans doute, on fait pâturer quelque bétail, des ovins en particulier et on cultive les plantes vivrières de base : orge, pois, seigle, avoine, également un peu de chanvre pour le mélanger à la laine du mouton et obtenir un tissu très grossier (appelé droguet dans certaines régions).
Jehan vit longtemps, puisqu’il meurt en janvier 1622, après l’hiver glacial de l’année précédente et la disette céréalière qui a frappé depuis. A son âge, on n’est plus aussi résistant. Il a la joie cependant d’avoir connu la plupart de ses petits-enfants, dont certains sont même mariés, ce qui est rare à l’époque. Quand ses forces ont décliné, il est resté à la ferme, comme c’est la coutume, se tenant souvent près du feu, mais rendant tous les petits services qu’il peut encore assumer, laissant à son fils aîné et aux siens la responsabilité de la ferme. A ce moment, antoine a vingt-cinq ans et fait partie de la communauté. Je suppose que marguerite, quant à elle, s’en est allée depuis plus d’une dizaine d’années (absence de registre entre 1606 et 1612).
Il fallait bien donner un peu de vie à ce couple lointain… avec une chanson sur l’air des “trois cloches”, présentée lors de la rencontre familiale d’août 2000.
Leur fils cadet : anthoine pra oblette (1587-1629)
Quand anthoine vient au monde le 1er octobre 1587, l’état du pays n’est pas aussi favorable qu’il l’a été pour son père. Il faut affronter bien des catastrophes.
Une grande froidure assaille les corps et les terres…
Anthoine voit le jour à la veille d’un hiver qui sera très froid comme les précédents. Depuis quelques années, on grelotte en effet dans les hameaux de montagne. Il faut se serrer à plusieurs dans les lits pour se tenir chaud. Les blés semés en automne gèlent et les pommiers périssent, fendus par le froid. Les colporteurs racontent que dans la montagne, de l’autre côté du Rhône, à Chamonix un effroyable glacier descend dangereusement d’année en année. En fait, depuis 1560, l’Europe est entrée dans un petit âge glaciaire, qui va se prolonger jusqu’aux environs de 1850. La population ne comprend pas ce qui arrive. Les printemps et les étés sont souvent pourris eux aussi. Henri de Guise qui fait route vers Thiers (situé à 30 km de St Just), en novembre 1581, se plaint d’avancer “par un chemin mentueux, en temps âpre, au milieu des neiges et d’un vent cruel contre lequel nous venions”.
Le curé de St Romain d’Urfé, un bourg proche de St-Just à 800 mètres d’altitude écrit le 15 avril 1597 : "audit an que dessus 1595, Monsieur le Bon Dieu nous voulant asseurer et faire recognaistre nous péché, ce quinziesme april qu’estoit un samedi, il qmança à tomber de nege et faire grand froict et dura nuits et jours, tellement qu’il estoit en pleine terre deuz piedz de nege. Et des grandes et grosses tombées qui portèrent beaucoup de dommages ez blez et arbres .." (notes de Jean Delapra, curé de 1593 à 1614).
La peste est revenue pour semer la terreur
Au moment de la naissance d’anthoine, c’est aussi le retour de “l’épidémie” qui a commencé l’été 1584. Il s’agit bien entendu de la peste, ce mal de contagion, expression souvent trouvée dans les registres... ! Après la peste noire (1346-1353) qui avait fait dit-on 25 millions de morts en Europe, elle n’avait plus sévi dans la région depuis 1502, où rien qu’à Montbrison on avait compté 3 500 décès. Elle avait moins atteint les montagnes. Cette fois, elle est partout. On invoque désespérément St Roch. Des mesures sont prises : interdiction du trafic des vieux habits, fermeture des cabarets… en vain ; on dit qu’en Forez elle fit 5 000 à 7 000 morts, rien que pour l’année 1586, par exemple 628 à Feurs, dont l’église est transformée en salle des malades. Des maraudeurs pillent les maisons abandonnées. On en exécute quelques-uns en place publique, pour faire exemple. Pour St-Just, en 1588, les baptêmes se déroulent encore dans les paroisses voisines, comme le 26 septembre celui de "Crespin Veillas baptisé au village de Chochessy "à cause de la contagion qui est au bourg de St Just ..." Si on sait que les guerres de religion, évoquées dans l’épisode précédent, battent leur plein, qu’Henri III, le troisième petit-fils de François 1er à lui succéder, est assassiné le 2 août 1589 par un moine dominicain favorable à la Ligue, laissant un royaume en pleine anarchie, on comprend que le moment n’est pas faste pour venir au monde ; c’est le moins qu’on puisse dire, d’autant plus que – partie pour cause de peste, partie pour cause de mauvais temps - une crise de subsistance s’abat sur la région en 1586-1587. Néanmoins, le bébé survit.
Anthoine, cadet de famille
Anthoine n’est donc pas un des premiers enfants du couple, vu l’âge présumé de la mère à la naissance, pas plus que la sœur Clauda que nous avons trouvée sur les registres, née le 20 octobre 1581. Après eux, aucune autre naissance d’ailleurs n’est notée. Il est même le dernier garçon. Nous rencontrons quelques-uns de ceux qui l’ont précédé, parce qu’ils sont, comme je l’ai évoqué, cités dans les registres, notamment comme parrain ou marraine et dits chaque fois : “fils ou fille de jehan pra oblette”. Il semble évident qu’ils sont nés sur la paroisse de Chérié, dont dépend le village des Pras, le village originaire de leur père. Une exception toutefois avec une claudine qui épouse le 26 novembre 1616 un certain jehan rymos, fils de jehan. Je n’ai pas repéré la date de sa venue au monde, mais elle est née sans doute peu de temps avant anthoine ou au plus tard en 1590, compte tenu à la fois de sa date de mariage (il ne fallait pas qu’elle soit trop vieille ) mais aussi du fait que sa mère, née vers 1545, devait pouvoir encore enfanter ! A l’époque, en pleine épidémie, toutes les naissances ne sont pas enregistrées. La jeune femme meurt le 5 juin 1618, cinq semaines après la naissance d’une petite fille, qui porte d’ailleurs le même prénom qu’elle. Nous retrouverons à nouveau le père et la fille, dans un procès qui se déroule plus tard. Parmi ceux qui sont cités, on trouve une soeur marie, marraine de très nombreuses fois, femme d’un denys buisson chocessy (il est parrain de Clauda en 1581). J’ai repéré aussi un jehan pra oblette, dit fils de jehan pra de chérié, parrain d’un neveu en 1606 (fils de denys buysson chocessy) et en 1618 d’une nièce, la fille de Claudine Pra et jean de rimoz (cf. pour tous, le tableau ci-dessous). Et un Anthoine qui serait né en 1568 et marié, semble-t-il à une Justa oblette. Il existe forcément d’autres enfants, comme une marguerite, marraine le 30 mai 1590 dite “fille de jehan pra oblette” ; le mot “fille” est très lisible. Elle a donc le même prénom que sa mère. Peut-être un Claude pra oblette dit borjas mort avant 1614 ? Ainsi une lecture attentive des actes, et notamment des parrainages, croisée avec quelques actes, permet peu à peu de créer des liens entre les personnages et d’approcher une fratrie. Le puzzle commence à se mettre en place :
Marguerite (Oblette ?) ° ca 1545 à Oblette + entre 1612-1616 à oblette (les registres manquent).
- ? Jehan Pra Oblette, dit fils de Jehan, pa en 1598 de Philiberte Roche fa de Gilbert ; le 8/10/ 1606 de Jean, fs de Denis Chocessy (un neveu ?) ; le 5/6/1618 de Claudine, fa de Jehan de Rymoz (nièce).
- Marie, ma le 30/5/1590 de Philibert Roche, fils de Jehan (RP 1) ; le 3/03/1591, ma de Claude Tamain, fs de Claude Tamain Vodiel (le pa est Claude Oblette) ; le 12/4/1620 ma de Jehan Chiville, fs de Pierre ; le 4/4/1621 de Marie Chastre, fa de Jehan Chastre Chocessy. Marie est l’épouse de Denys Buisson chocessy.
- Marguerite ? ma le 30/5/1590 elle aussi de Philibert Roche, fils de jehan (RP 8).
- Clauda, bapt. 29/10/1581 (son pa : Jehan, fs de Pierre Oblette ; sa ma : Clauda, fa de Claude Borjas ). Clauda est ma le 27/01/1598 de Just, fs de Denis Buisson Choccessy (son neveu).
- Anthoine, notre ancêtre, bapt le 1er octobre 1587 - son pa : Anthoine Blettery de St Nicolas ; sa ma : Jeanne, fa de Jean Petit Daupra – il est mort en 1629.
- Claudine (pa : Pierre Oblette aisné) x 25 novembre 1616 Jehan Rimoz, fs de Jehan – ma en 1607 de Pierre Oblette fs d’Anthoine oblette l’aisné. Elle est + le 23/7/1618 (1 fille Claudine le 5/6/1618) qui se marie plus tard avec Philippe Coudour. Actes la concenant et ses descendants.
Le baptême
Anthoine porte le prénom francisé d’anthonius cité dans le terrier de 1485, comme son père jehan, celui du johannès du terrier de 1446, ce qui ferait pencher pour l’hypothèse qu’ils sont issus de ceux-là, car on retrouvait les prénoms de génération en génération au sein de la même branche familliale. Pourtant en l’occurrence, le parrain porte un patronyme inconnu de nous : anthoine blettery, paroisse de St Nicolas (ce dernier avait déjà été parrain en 1572 d’un bébé Oblette) ; il fait partie peut-être d’un réseau côté oblette. La marraine d’Anthoine est une certaine jane, fille de “jehan petit du pra” (ce dernier est un parent qui habite “les Pras”. Faut-il considérer qu’il est un oncle d’anthoine, frère cadet de son père ? En effet, la formule “petit” doit être entendue dans le sens “jeune”) ; les mêmes prénoms se retrouvant au sein des fratries, il était coutume de donner cette précision. On remarquera que le patronyme du père est écrit : praa… je renvoie là aussi à l’épisode n° 2 de la chronique : “un patronyme plein de vie”.
Anthoine est baptisé dans la vieille église de St Just-en-chevalet, dont dépend le village d’oblette, alors que les aînés l’ont été à l’église de Chérier.
C’est au XIVe siècle que la chapelle abritant Notre-Dame-du-Château à St Just avait été édifiée par Louis II de Bourbon et Anne Dauphine, son épouse, alors que le bourg possédait déjà deux églises. S’y déroulèrent à ces époques deux événements importants, en dehors bien sûr des baptêmes de nos ancêtres… : le sacre de Monseigneur d’Albon en 1564 (réfugié sur le territoire pour fuir la peste qui décimait Lyon) et les funérailles d’Anne d’Urfé, propriétaire des Cornes d’Urfé, en 1621…
De jane à thomine, les épouses d’anthoine
Les registres nous permettent d’apprendre qu’antoine se marie deux fois, la première fois autour de vingt-cinq ans ; la seconde, alors qu’il est veuf, il a quarante ans.
Vers 1610, Jane Boysson Chocessy, la première épouse [3]
Tout d’abord anthoine épouse une jane boysson, en parenté sans doute avec son beau-frère denis boysson chocessy, qui s’est marié une dizaine d’années plus tôt avec sa soeur marie. Nous trouvons trace de cette famille depuis le début des registres. Les premiers cités sont nés autour de 1569, avec le plus souvent le nom de leur père, ce qui permet de remonter une génération plus avant. Ils se répartissent entre le village de Chocessy, et alentour, du Banchet et du Suchet. D’après l’âge des enfants d’anthoine et de jane, on peut penser que le mariage a eu lieu vers 1610. Je ne l’ai pas trouvé (il manque un registre de 1606 à 1612). Henri IV vient d’être assassiné et c’est la régence de Marie de Médicis. Le père d’anthoine est encore en vie ( pour rappel : décès le 6 janvier 1622).
Une période bien difficile pour le jeune couple
Le temps est toujours détestable d’après les relevés faits par l’Abbé Jean Canard dans divers documents, les registres paroissiaux notamment. En 1612, l’été est caniculaire. Les années suivantes il fait très froid : “en l’an 1613, l’ivert a esté si grand qu’il commença a neger le second jour de novembre et continua en froideur pour l’espace de six mois et encore negea par les montaignes le XIII et le XVII de may de l’an 1614 ; il gasta le bledz des montaignes … l’on faisait des processions de minuit jusques au moinct du jour”. En avril 1614 : “led. Jour faisoit froid. La neige avait gasté les bleds en seste montaigne… le peuple patissait beaucoup et estoit en grande nécessité, à cause qu’on ne gagnoit rien, couvoit des maladies. Le froid avait consummé les personnes” (noël durelle).
L’année 1615 n’est guère plus favorable, été caniculaire, suivi d’un hiver glacial. En fait, pendant toutes ces années, les périodes de grand froid, qui durent parfois jusqu’à l’été - on a même vu “le premier jour du moys d’aoust 1618 la nege tumber aux montaignes de Forestz, tant que la terre en estoit couverte” - alternent avec des périodes de sécheresse ; en effet, selon le chroniqueur, quelques jours plus tard ce même été 1618, “la chaleur incommode les joueurs de boules à St Just" ; il en résulte parfois des orages catastrophiques qui font brusquement monter les eaux “et se perdit des enfants dans les ryvières. Dieu leur fasse pardon” [4].
Cinq enfants en cinq ans…
Cinq enfants naissent coup sur coup de 1612 environ à 1617, on comprend que la mère soit épuisée, une naissance par an ! Deux garçons meurent en bas-âge, celui qui reste s’appelle just et c’est notre ancêtre, né en 1615, justement celui qui devient le père d’estienne (l’époux de claudine roche). Après lui, on note une interruption de cinq ans, puisqu’une petite fille apparaît en mai 1622 . Mais on ne peut exclure des fausses couches dans l’intervalle ou des enfants morts-nés, non enregistrés.
Jane quitte brusquement les siens…
Jane n’a pas le temps d’élever ses enfants. Elle meurt le 22 juillet 1625, à la Sainte Madeleine, comme le précise l’acte de décès. C’est le moment, tant attendu, du grand pèlerinage de la région vers le Mont de la Madeleine pour fêter la sainte, ce qui doit frapper l’entourage. Le décès survient sans doute brusquement, car quelques mois plus tôt elle avait été choisie comme marraine. Les enfants s’échelonnent de douze à trois ans. Nous n’en saurons pas plus, sur notre ancêtre jane, sinon qu’elle appartenait, comme anthoine, à une famille de cultivateurs. Nous avons rencontré cependant une branche de notables, représentée : par noble andré buysson, vivant éslu du Forez, lieutenant d’Urfé et chatelain de St Marcel d’Urfé (déjà mort en 1626, quand sa femme gabrielle est marraine) ; et marguerite buisson, épouse d’anthoine legrand, notaire, juge et chatelain de St Marcel d’Urphé en 1630 (il sera témoin au mariage de just). A la même époque, un louis buisson est eslu au baillage de Forez et conseiller du roi. Nul doute qu’en remontant le temps, on trouverait une origine commune. Il n’est pas rare en effet qu’au sein d’une même famille, les uns restent paysans, alors que d’autres, ceux qui n’héritent pas en particulier, entrent dans l’artisanat ou le commerce ; un peu plus chanceux ou débrouillards que d’autres, ils amassent alors suffisamment d’argent pour accéder à des professions “d’honnestes personnes”.
De nouveau, la terrible maladie…
Jane est donc décédée en 1625, peu de temps en fait avant son époux anthoine, comme nous le constaterons et denys boysson (son frère ?) mort en 1628. C’est une période de grands malheurs qui dure en fait depuis leur mariage. A peine le bon roi Henri assassiné par Ravaillac en 1610, tout s’est dégradé. Le froid et l’humidité continuent et “accablent les corps de torpeurs et les coeurs de détresse”. Et surtout, c’est le retour en force depuis quelques années de la terrible maladie, celle dont on n’ose plus dire le nom ! Elle fait des ravages en Forez de 1629 à 1632 ; On dénombre à Feurs pas moins de 700 victimes entre le 17 juin et le 30 septembre 1631 et dans le village proche de St Romain-d’Urfé, pas moins de 70 personnes en un an. A Montbrison, la population fuit. Les religieuses clarisses qui n’ont pas quitté leur couvent souffrent de la faim... l’herbe pousse dans les rues ! Le bacille prend logis chez les troupes de mendiants et de pauvres, sans cesse à la recherche de nourriture et de travail. D’épouvantables disettes viennent ajouter aux malheurs. Tout le royaume est atteint entre 1628 et 1633, à la suite de mauvaises récoltes. Dans les pays de langue d’oc, un million de personnes succombent dit-on ! La petite ville de Cervières, à neuf kilomètres de Saint-Just-en-Chevalet, adresse une supplique à St Roch, en promettant de constuire une chapelle. Plusieurs villes adressent à leur tour leurs vœux, notamment St-Etienne et Montbrison. En fait, la peste sera sporadique en Forez jusqu’aux années 1657.
“Au bon St Roch sur un gros roc, une chapelle il faut bastir sans point faillir. Qu’on se depesche. Faisons le voeu et le Bon Dieu, par sa clémence, chassera loing le mal malin qui nous tourmente. A ce jour, les Cerviérois, de coeur, d’esprit et de voix te feront tousjour prière de vouloir pour eux prier que nul mal ne puisse entrer chez eux de mille manières. Ils te prennent a ce jour d’hui pour patron, affin qu’Amy tu pryes le Roi céleste de les vouloir conserver et d’eux loingt vouloir chaser touttac, charbon, bosse et peste”. Source : Jean Canard.
Remariage en 1627 en pleine épidémie, avec une jeune veuve, thomine
Devenu veuf, anthoine se remarie à peine deux ans plus tard, le 9 février l627, avec une jeune veuve, thomine combres, fille de claude de combres, dit michaud, tisserand. Il fallait donner une nouvelle mère aux enfants orphelins ! Cette fois, le grand-père, jehan pra oblette, est mort depuis cinq ans, en novembre 1622, à près de quatre-vingts ans ! L’épidémie bat son plein…
Thomine est-elle issue de la même souche que celle qui donna le premier prieur de l’abbaye de St Just-en-Chevalet en 1400, hugues de combres ? Quand anthoine l’épouse, elle est veuve de guillaume mathe d’escrat, dont elle a eu un fils claude, qui épousera plus tard une claudie tamain… Existe-t-il une parenté avec maître mathe, notaire à St Just à partir de 1632 ? C’est possible, puisqu’on trouve aussi, au début du XVIIè siècle, un antoine de combres, notaire royal et que thomine a pour marraine dame thomine ramey (autre famille de notables). On retrouve ici le cas de figure évoqué à propos de jane buisson : au sein d’un même groupe familial, les uns ont gardé la ferme, alors que les autres, profitant des opportunités liées souvent à des périodes de trouble, accèdent à des professions qui leur permettent de gravir plus vite l’échelle sociale. La famille paternelle de thomine justement ne travaille pas la terre ; son grand-père Michel Combre est déjà artisan, comme son père.
Thomine a presque douze ans de moins qu’anthoine, puisqu’elle est née le 28 mai 1599. Après son mariage, elle va prendre courageusement en charge les enfants de son mari, dont just, celui qui devient notre aïeul. Neuf mois plus tard, le 5 novembre 1627, elle accouche d’un premier fils estienne, celui qui épousera plus tard denyse sagnollonge et qui se trouve être le demi-frère de just et donc le “demi-oncle” de notre ancêtre Estienne marié à claudine roche et non son père, comme le portait par erreur l’acte de mariage. La filiation exacte est rétablie.
Antoine laboureur comme son père
Anthoine a dû vivre en communauté avec les siens à Oblette, au-delà même de son mariage avec jane. De toute façon, son père était âgé à ce moment-là, et il fallait assurer la relève. Ce qui est sûr, c’est qu’il n’a pas été s’installer dans le village de sa belle-famille à Buisson, car on l’appelle toujours “pra-oblette”. Il est même appelé quelquefois “anthoine oblette”, c’est le cas pour le baptême de son fils just dans le registre paroissial n° 1, avant que ce soit rectifié dans un deuxième registre (RP 3), où il est bien noté “pra oblette”. C’est encore le cas pour son mariage avec thomine en 1527… Ceci montre l’imbrication entre les familles, au sein des communautés. Les curés se trompent au moment de consigner les actes, d’autant plus qu’ils sont peut-être nouveaux dans la paroisse. Nous retrouvons le problème à plusieurs reprises.
Nous savons qu’anthoine est laboureur comme son père, il est inscrit comme tel dans les actes ; il ne s’est donc pas lancé dans une activité artisanale ou le commerce, une autre voie possible, en dehors de la prêtrise, pour les cadets de famille. Au moment de la mort de son père, il était peut-être resté le seul garcon en vie, car il hérite. Je l’apprends en effet par hasard, dans un document relatif à un procès entre ses enfants et des neveux, qui débute en 1649 et se poursuit sur trois générations (dépôt du notaire de St Just de 2004). Il est écrit que ses filles, les claudine, héritent d’une “maison haute et basse, couverte à thuille, cour, place et dépendances et une partie de la grange couverte à thuile…. en qualité de filles et héritières de feu anthoine pra oblette, qui était fils et héritier de feu jehan pra oblette”. Des terres sont aussi mentionnées, le tout situé au village d’Oblette.
Ainsi, grâce à quelques lignes dans une série de textes touffus, on recueille une information importante, une véritable pépite... Anthoine a du bien, qu’il tient de son père, en propre ou plus vraisemblablement en bail de longue durée, comme c’est souvent le cas à cette époque. C’est le premier document qui concerne nos ascendants directs, trouvé hors du lot familial et le seul qui nous parle d’anthoine, avec une allusion à son père jehan.
La mort d’anthoine
Anthoine trouve à peine le temps d’avoir avec thomine un deuxième garçon le 13 mars 1629, prénommé anthoine comme lui, puisqu’il meurt quelques mois plus tard, en juillet ; il a quarante-deux ans et laisse à sa jeune femme de trente ans neuf enfants à élever, tous encore bien jeunes ! Ainsi anthoine, né avec la peste en 1587, s’en va-t-il au moment d’une nouvelle épidémie. Nous ne pensons pas qu’il soit mort de ce mal, car d’autres auraient succombé dans la famille. Il a survécu quatre ans, mois à mois, à sa première épouse et sept ans à son père jehan.
Comment s’est débrouillée thomine, veuve pour la seconde fois, dans ce contexte si difficile ? “Calamitosi homines, calamitosa tempora ; calamitosa omnia, pestis, bellum, fames” écrit en 1630 le curé de St Priest le Chanet [5] en Forez. Outre la peste et la famine, la guerre avait repris aussi en effet. Il est possible que sa famille, d’un bon niveau social semble-t-il, ait aidé la jeune femme ; mais surchargée de travail, elle disparaît rapidement elle aussi, car elle est déjà décédée en 1638, à moins de quarante ans… elle était encore en vie le 3 mars 1632, car elle est marraine à cette date d’une thomine mathe, fille de guillaume (famille de son premier mari).
Ainsi, a-t-il été possible – en cheminant de compagnie, à petits pas – de trouver qui étaient les premiers couples à l’origine de notre lignée. Les traces sont menues, mais visibles, si on balaie large les registres, en étant attentif au moindre détail. Quelques recherches sur le contexte de l’époque, en particulier pour le Forez, permettent d’avoir une idée de leur vie d’alors et des difficultés qui les assaillaient. Avec just, le fils d’anthoine, nous poursuivons notre quête, puisque pour lui non plus rien ne nous est parvenu par transmission familiale.
Avant de terminer, je voudrais partager avec vous une réflexion. Nos ancêtres nés vers cette époque nous paraissent bien lointains. Pourtant, nous pouvons les relier à notre présent en traversant le temps, d’une façon qui nous parle. Par exemple avec mes petits-enfants pour évoquer anthoine, je vais d’un arrière-grand-père à l’autre… : Anthoine (né en 1587) est l’arrière grand-père de Mathieu (né en 1693), lui-même arrière-grand-père d’Antoine, celui de la Bussière, pour lequel ils ont fait des dessins (né en 1779), arrière-grand-père de mon père Georges (né en 1902). Pour eux “arrière-grands-parents” est une notion familière, c’étaient mes parents, que beaucoup d’entre eux ont connu. Ils les appelaient “super-Papy et super-Mamy…”. Finalement ces temps anciens sont-ils si éloignés ?
Sources documentaires :
En dehors des registres paroissiaux et des actes notariés, j’ai consulté pour les épisodes de toute cette 2e partie, intitulée” la faim de terre” des ouvrages généraux sur l’histoire de France et de la France rurale en particulier, et des ouvrages plus spécifiques, selon les thèmes. Le plus simple me semble-t-il consiste à regrouper la bibliographie à la fin du récit, car plusieurs thèmes peuvent courir sur plusieurs épisodes : la peste par exemple, ou les désordres climatiques. Néanmoins, au fur et à mesure, je donne en note quelques précisions sur mes sources.
Pour tous ces premiers Pras (16e, début du 17e), je veux souligner l’aide importante apportée par des membres de “Ceux du Roannais” : en dehors de Michel Taboulet déjà cité, qui a opéré un relevé exaustif de tous les premiers actes (alors qu’ils n’étaient pas en ligne), je citerai par ordre alphabétique : Mesdames Joathon et Zottos-Farges ; Messieurs Chassaing, Dessagne, Faucoup, Jean Mathieu, Gérard Pras et Cyrille Pras. Dans les temps anciens, nous sommes tous en parenté, d’une façon ou d’une autre.
A suivre : épidode 34 : just pra oblette et nicolle carré (1615 – 1670), face aux calamités de leur temps.