Jusqu’au Xe siècle, seul le nom de baptême suffit à identifier les individus, car la France est alors peu peuplée. Dans les très rares textes connus, on n’utilise que des prénoms donnés au baptême. La situation change à partir de l’an mille. Les grandes invasions sont finies, il est possible d’élever en paix une famille plus nombreuse. La prospérité entraîne une forte explosion démographique et la population double entre le Xe et le XIVe siècle. Chaque village compte des dizaines de Pierre, Jean, Mathieu ou Claude comme dans notre région... et il faut savoir de qui l’on parle. Par ailleurs, les progrès des impôts, la nécessité de multiplier les actes écrits dans lesquels on consigne les achats et les ventes de terres obligent les scribes à distinguer les individus les uns des autres. Pour toutes ces raisons, on prend l’habitude de donner des surnoms, qui se fixent et se transmettent progressivement : nom du métier, du lieu, du village ou encore sobriquet lié à l’apparence physique, au caractère ou à tout autre particularité. La coutume se développe en Italie, avant de s’étendre dans le Sud de la France, puis progressivement dans le Nord et en Europe. Peu à peu ces "surnoms" deviennent héréditaires au cours des 13e et 14e siècles. Ils sont définitivement établis avec l’apparition des registres d’état civil, tenus progressivement par les curés à partir de l’ordonnance de Villers-Cotterets de 1539, édictée sous François 1er, laquelle stipule que les nouveaux nés seront baptisés sous le nom de leur père.
Pourquoi Pras ? [1] L’origine du Patronyme
Quand j’ai interrogé, au début de ma recherche, les services généalogiques du “feu” minitel, en l’occurrence 36-l7 RACINA, au sujet du patronyme Pras, j’ai obtenu une référence unique : 1720 - Loire, Saint-Just-en-Chevalet.
J’ai été surprise de la précision du lieu (c’est en effet le berceau de la famille), mais étonnée par la date tardive annoncée. J’ai trouvé des "pra" bien avant 1720, dès 1575, date des premiers registres paroissiaux existant pour ce bourg. Mais le nom alors s’écrivait sans s, successivement praa (semble-t-il), prâ ou pra [2] et ces orthographes anciennes, variables au fil du temps et d’ailleurs d’un document à l’autre, n’étaient pas prises en compte par le minitel ; d’une façon générale, l’orthographe des noms est restée longtemps fantaisiste, calquée sur l’usage parlé ; elle ne s’est fixée définitivement qu’en 1873, avec l’institution du livret de famille. L’orthographe de notre nom, quant à elle, devient constante, d’après les actes que nous possédons, à partir d’Antoine, né en 1779, le père des deux Claude. L’année 1720, indiquée par le minitel, correspond sans doute à la première apparition du "s" et à la prise de fonction des notaires Fonthieure, père et fils, qui établissent de nombreux actes pour la famille (de 1720 à 1792) avec l’orthographe, tantôt pra, tantôt pras (à l’époque, la première lettre est toujours minuscule). Mais pourquoi Pras ?
Un nom emprunté au lieu
Dans la région qui nous intéresse, Saint-Just-en-Chevalet à la limite nord-ouest du Forez, la coutume - selon Jean Canard, historien local [3] - veut que beaucoup de noms aient emprunté celui des villages où résidaient les familles, ce que nous avons en effet souvent vérifié. C’est le signe d’une étroite dépendance de l’homme avec la terre, plus marquée dans le Sud de la France que dans le Nord. Auguste Brun) [4] observe en effet que les occupants du Midi et de ces régions ont des attaches plus anciennes avec le sol et que la carte de peuplement se trouve stabilisée dès l’âge du bronze. A la différence, dans le Nord, du fait des invasions successives entraînant de nombreux remaniements ethniques, la carte néolithique a subi de nombreux changements. L’origine des noms marque davantage la primauté de l’individu par rapport au sol et au village. C’est ainsi que, dans le Nord-Est ou la Lorraine en particulier, d’anciens noms de baptême constituaient à une époque la majorité des noms de famille (la moitié nous dit-on).
En ce qui nous concerne, on trouve au dessus de Saint-Just-en-Chevalet, à plus d’une heure de marche du bourg, un lieu dit "Les Pras", qui comporte encore quelques maisons aujourd’hui.
C’est juste en dessous du rebord du plateau qui prolonge les Monts de la Madeleine, à mille mètres d’altitude, un plateau qui, selon la légende, aurait servi de refuge à une population de l’antiquité, les Tomberinaux. Un bois, mentionné sur les cartes d’état-major, porte encore ce nom aujourd’hui. L’endroit est toujours très boisé et l’on peut imaginer les grandes et sombres forêts qui s’étendaient à l’époque, avant les défrichements de l’an mille.
Un nom, hérité du latin
Selon l’origine latine, "Les Pras", nom du village, signifient les prés. Quoi de plus naturel pour nommer une clairière ouverte au milieu des bois et pourquoi ne pas imaginer que ce sont nos ancêtres qui se sont installés là un jour, à la recherche de terres à cultiver. A plusieurs, ils ont coupé, débroussaillé, à la hache, à la faucille, enlevé les pierres, nombreuses sur ce plateau, creusé de maigres sillons à la houe, conduite de mains d’hommes. L’ont-ils fait pour leur propre compte ou, plus vraisemblablement, à la demande de quelques supérieurs d’abbayes ou seigneurs, soucieux de repeupler leurs terres, après des années de grandes famines et d’épidémies ? "Les Pras" peuvent signifier aussi "les plats", d’après Gérard Panisset, déjà cité, historien généalogiste et spécialiste de paléographie, ce qui correspond également à la situation, car le hameau se niche sur un replat.
L’augmentation de la population, notamment dans les années 1050-1180, a entraîné un intense mouvement de défrichement. C’est la période des grands essartages, avec constitution ou élargissement de zones de culture en forêt. Aller en altitude - malgré la rudesse du climat - est une façon d’échapper à l’emprise des seigneurs, qui se rendent peu dans les montagnes, davantage domaine des abbayes, dont la tutelle est considérée souvent moins contraignante. Il s’agit aussi parfois de terres sans propriétaire ! Qu’en a-t-il été pour nos ancêtres ? Quoi qu’il en soit, à cette époque, beaucoup de seigneurs et d’abbés affranchissaient leurs serfs, plutôt que de les voir abandonner leur domaine à la recherche de maîtres plus complaisants.
Ces terres nouvelles, gagnées sur la forêt, ont fait reculer les famines. Le XIIe siècle n’en a connu que deux, en 1125 et en 1197, alors que jusqu’à l’an mil la disette était une menace permanente. On garde le témoignage de ce renouveau : "la terre n’était pas remplie de tant de gens qu’aujourd’hui, ni si bien cultivée ; et l’on n’y voyait pas tant de riches domaines, tant de châteaux ni de villes opulentes. On faisait bien dix grandes lieues, voire quinze, sans rencontrer de bourg, château ou ville où trouver un gîte" (tiré de Récits d’autrefois - section archéologie et histoire de Neuville Bosc). Ce récit date de la fin du XIIe siècle et montre bien l’étonnement des contemporains devant l’étendue des défrichements.
- Des terres gagnées sur la forêt
Un patronyme plein de vie
L’orthographe Pras, avec un s, est rare et ne correspond pas à la terminaison latine, pratum (prata au pluriel) qui a donné plus souvent "Prat".
- Exercices de signature... d’Antoine (1779-1842) ou de son fils aîné Claude (né en 1808)
Souvent patronyme varie
Un exemple m’a frappée. Il semble qu’un certain Jehan ait porté successivement au cours de sa vie son patronyme avec les orthographes suivantes : depraa (1597), Praa (1600), Prat (1601), pras (1604), prast (1608) pras (1614) ... !!
Ce cas, relevé sur un temps très court, semble cependant exceptionnel. Nous ne savons pas l’expliquer. La plupart du temps, on trouve bien cette évolution (mis à part l’apparition du t) mais sur une longue période.
Depuis « depra », jusqu’à « pras » !
L’évolution me semble logique à partir de l’orthographe ancienne. Je fais l’analyse suivante. D’abord « depra », hérité de la forme latine « de pratis », telle que nous l’avons trouvée dans des terriers du 15è siècle. On trouve là le génitif du latin, qui signifie « appartient au village des pras ». Le patronyme depra est resté un certain temps pour ceux qui ne quittaient pas leur village d’origine. On trouve aussi simultanément, dans des premiers actes - des praa ou prâ – ce qui correspond à la façon de dire "pré" en franco-provençal, langue parlée dans la région. En effet, on dit toujours aujourd’hui en patois à St-Just-en-Chevalet pour parler d’un pré "lou prââ" (et dans la région d’Annecy, dont le patois est hérité aussi du franco-provençal "lou prau"). A Lyon d’ailleurs, patrie de cette langue ancienne, tous les a sont longs, comme s’ils avaient quatre ou cinq accents circonflexes : admirââââble, agréââââble etc... (cité dans « Archives de Lyon », Ed. Milan 1994). En franco-provençal, le "a" est donc prononcé de façon très longue et accentuée. Si à Saint-Just-en-Chevalet, pendant des décennies, l’accent circonflexe disparaît des registres, plus tard à la fin du 18è siècle, on le trouve remplacé – pour respecter la prononciation - par l’ajout d’un « s » ; ce « s » vient remplir la fonction de renforcer la voyelle qui précède. Le chemin est inverse de celui qui a consisté à remplacer le « s » par l’accent circonflexe, comme dans les mots, hostel et hôtel, teste et tête, forest et forêt. En s’éloignant des pays du franco-provençal, la prononciation a aujourd’hui évolué, car le "a" est prononcé de façon beaucoup plus brève et ouverte. Mais le « s » est resté, pour ceux dont l’origine du nom se situait dans ces pays..
Un patronyme à rallonges…
Quand nous connaissons les “pra” (vers 1550), ils ont quitté leur village d’origine pour essaimer dans des hameaux très proches, mais un peu plus bas en altitude, Montloux, Oblette, Borjas, Roche. Pour les distinguer entre eux (ils sont nombreux), on les appelle, dans les registres paroissiaux ou dans les différents actes notariés que nous possédons, pra-montloux, pra-oblette, pra-roche, pra-borjat... Il arrive même, quand le prénom est très répandu dans le même village, qu’on ajoute le nom de l’épouse. C’est ainsi que j’ai rencontré un jehan pra (début 17e), parfois nommé « jehan pra montloux bigotery ».
Les noms de tous ces villages évoquent des caractéristiques du lieu : Oblette c’est le village d’en haut (ou du latin vo blet : val humide), car s’il est en altitude il s’étire dans un petit vallon ; une roche existe toujours aujourd’hui à côté des maisons du village Roche ; Montloux (Monloup depuis le 18e siècle) s’explique par les nombreux loups qui peuplaient la région. Les loups, c’est d’ailleurs le surnom collectif donné aux habitants de Saint-Just-en-Chevalet par leurs contemporains, tant ces animaux étaient nombreux dans les parages du bourg et des hameaux alentour.
La nécessité de ce troisième nom (si l’on compte déjà le prénom), qui n’est jamais devenu héréditaire et qui pouvait changer au cours de la vie (ce qui a parfois compliqué les recherches) s’explique, me semble-t-il par le fait suivant : la coutume chrétienne du lieu veut que chaque nouveau-né porte en premier prénom celui de son parrain ou de sa marraine, la plupart du temps un oncle ou une tante, une soeur ou un frère aîné ; certains prénoms familiers à la région se trouvent ainsi particulièrement répandus, tels celui des Claudine, Jehan, Estienne, Anthoine… comment distinguer alors tous ces pra entre eux, sinon en ajoutant à leurs patronyme et prénom le nom du hameau qu’ils habitent, lequel correspond souvent à celui de la femme qu’ils ont épousée…
Quand on lit les actes de baptême des premiers pra, consignés dans les registres paroissiaux, on constate qu’ils sont parents entre eux, à travers les parrainages qui lient les familles, les pra montloux, avec les pra oblette, les pra epinat ou les pra roche... C’est à l’évidence des familles de même souche qui occupent tous ces hameaux proches.
La coutume de donner le prénom du parrain ou de la marraine – ou encore d’un parent proche - s’est poursuivie longtemps. Aimée Raymond, née Pras en 1921, porte le prénom ’un oncle paternel mort à la guerre de 1914. Filleule d’Aimée Raymond, je m’appelle Danièle, Aimée. Depuis une ou deux générations, on ne donne plus le prénom hérité des parrain-marraine qu’en second.
Pour lire la suite : Les chemins de la narration – Un voyage buissonnier