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La Grande Guerre et les Morel de Lavoine : correspondance familiale et témoignage historique.

5e épisode : Arrêt sur image. Les deux frères Claude Morel et le drame de Vingré.

Le vendredi 17 janvier 2025, par Jean Magnier

En relisant les lettres datées du 13 décembre 1914 que les deux frères Claude Morel (Le Dode et Le Jeune) adressent à leur belle-sœur Claudia Bigay, épouse de leur frère aîné Gaspard, je prête alors attention à leur adresse : 24è Cie 3è section 298è R.I. 6è Bataillon 63è Division de Réserve.
Consulté, le Journal de Marches et Opérations du régiment ne laisse aucun doute : leur unité était alors stationnée à Vingré dans l’Aisne.

Pour lire les épisodes précédents

Un croquis précise même l’emplacement de leur compagnie quelques semaines auparavant.

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La position du 298e RI au 30 octobre 1914
JMO 298e RI sur "Mémoire des Hommes" (26 N 743/8 vue 33/57)

« Vingré ! Ce nom évoque un des crimes les plus effroyables de la guerre : les fusillés pour l’exemple. » Le Chtimiste.

Ainsi les deux Claude ont été témoins directs de cette tragédie et ils n’en disent rien, bâillonnés par une double censure : la sévère et sourcilleuse censure militaire et celle qu’ils s’infligent pour ménager leur famille.

On ne peut que frémir en parcourant le J.M.O. et sa glaçante relation de l’événement, tandis que le témoignage rapporté par Le Chimiste [1] souligne le cynisme qui a prévalu.

Parti de Roanne le 11 août 1914, le 298è Régiment d’Infanterie, régiment des deux frères, a reçu le baptême du feu le 19 du même mois, dans les environs de Mulhouse.
Le 9 du mois suivant le J.M.O. consigne : « environ 1000 tués, blessés ou disparus », sur un effectif de 2200 hommes ! Des renforts, pour large partie des territoriaux, comblent les pertes.

Le même jour, 9 septembre, toutes les unités ont reçu l’ordre du jour signé Joffre :
« [. . . ] Une troupe qui ne peut plus avancer devra coûte que coûte garder le terrain conquis et se faire tuer sur place plutôt que de reculer. Dans les circonstances actuelles, aucune défaillance ne peut être tolérée. »

Le 14, le régiment se porte à Vingré, en premières lignes. Une féroce bataille de tranchées s’instaure.
Les impitoyables ordres d’assaut et de résistance se succèdent entraînant des pertes énormes. Entre autres sont relevés : 250 tués, blessés ou disparus dès le 16 septembre et 600 le 20 !

Quand arrive l’hiver, les hommes sont sans protection sous la pluie glaciale ou la neige, la boue envahit les tranchées qui s’effondrent. L’hygiène est devenue inexistante, l’état sanitaire se dégrade et le service de santé ne parvient pas à enrayer une épidémie de diarrhée.
C’est dans ce contexte catastrophique qu’est survenu le drame, s’il était possible d’en ajouter.

Les tranchées ennemies ne sont parfois éloignées que de quelques dizaines de mètres. Les combats acharnés se succèdent sans succès.
Le 11 novembre une nouvelle attaque est ordonnée. Elle se heurte à des difficultés imprévues et est différée.

Le lendemain un nouvel ordre est donné :
« Le 298è doit renouveler son attaque avec la dernière vigueur [ . . . ]. Le but de l’attaque indiqué doit être atteint coûte que coûte. Les officiers et gradés forceront l’obéissance par tous les moyens. »

Le 13, l’injonction s’adresse aux sapeurs chargés avant l’attaque de pratiquer une brèche dans les barbelés de défense ennemie :
« [ . . . ] ordre formel de se rendre coûte que coûte jusqu’aux réseaux et d’y pratiquer une brèche ».
Toutefois la manœuvre échoue.

La nervosité gagne sans doute l’état-major et des sanctions exemplaires sont envisagées pour exiger une obéissance aveugle.
Déjà, dès le 27 octobre, le général de division de Villaret avait prescrit :
« Il importe que la procédure soit expéditive, pour qu’une répression immédiate donne, par des exemples salutaires, l’efficacité à attendre d’une juridiction d’exception » [2].

Le banal incident qui va surgir sera traité comme un fait de haute trahison et saisi comme une opportunité pour juguler le désarroi qui gagne les troupes alors que la guerre s’éternise.

Dans la nuit du 26 novembre, le 5e bataillon du 298è R.I.est désigné pour aller relever le 402e régiment à Vingré. Dans l’après-midi du 27 novembre :
« l’artillerie allemande détruit une partie des tranchées de la Maison détruite, la ½ section qui l’occupait est obligée de se retirer dans les boyaux. Après le bombardement, lorsqu’elle veut retourner dans la tranchée, elle la trouve occupée par la patrouille allemande qu’elle déloge immédiatement et peut reprendre ses emplacements ».
« Dans la nuit le 6è Bataillon vient relever le 2e du 42è [ . . . ] dans la partie ouest de Vingré cantonnement affecté au 298è » « Pertes : 5 blessés et 9 disparus »
.

L’incident : le retrait provisoire d’une ½ section de la 19e Cie du 5è Bataillon, semble clos. Les frères Morel de la 24e Compagnie du 6e Bataillon, arrivés sur les lieux le soir même, en auront sans doute des échos. Les jours suivants sont employés à la réfection des défenses et sont notés sans incident avec toutefois des pertes quotidiennes de 1 à 3 blessés.

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Le 3 décembre, sans transition, le J.M.O. relève :
« Vingré. « A 17 heures, réunion du Conseil de Guerre spécial du 298e sous la présidence du Lieutenant Colonel Pinoteau. Juges : MM le sous-lieutenant Diot et l’adjudant Pothonnier. L’avocat désigné est Mr le sous-lieutenant Bodé, la séance est terminée à 19 heures 30 : 6 des accusés prévenus d’abandon de poste en présence de l’ennemi, le caporal Floch, les soldats Pettelet, Gay, Quinault, Blanchard et Durandet, sont condamnés à la peine de mort, les autres sont acquittés ».

24 condamnations à mort pour abandon de poste étaient envisagées. Il a fallu l’insistance de quelques officiers pour que ce nombre soit réduit. Une peine de 60 jours de prison est infligée aux 18 hommes épargnés.

J.M.O. du 4 décembre :
« L’exécution des 6 condamnés à mort a lieu à 7 h 30, à 200 mètres à l’Ouest du calvaire de Vingré, situé à l’embranchement des deux chemins allant à Nouvron. Assistent à la parade d’exécution : les 4 compagnies de réserve du 298e, deux compagnies du 216e et une compagnie du 238e. Les troupes sont commandées par le lieutenant-colonel Pinoteau. Les condamnés, qui ont passé la nuit dans la prison du poste de police sont amenés à 7 h 30 par un piquet de 50 hommes et fusillés. Après l’exécution qui se passe sans incident les troupes défilent devant les cadavres et rentrent dans leurs cantonnements »

« La nuit est employée à l’aménagement des tranchées, principalement à la pose des créneaux »
Pertes : 6 morts 2 blessés. »
J.M.O. 298è R.I.

A la froideur sidérante du journal s’oppose le témoignage de l’aumônier Dubourg :
"Toutes les compagnies ont défilé devant les cadavres renversés au pied des poteaux. Quel spectacle horrible ! Je n’ai pu m’empêcher de pleurer. Moi et les autres. Tous, officiers, sous-officiers et soldats étaient atterrés" [3].

Et le Chtimiste rapporte cette autre relation d’un témoin :
« Alors se produit ceci : tous les hommes de la 19e compagnie éclatent en sanglots. L’émotion gagne de proche en proche, si vite que les officiers sont impuissants à la réprimer. »

En poste dans le secteur, un officier, Marcel Juillard, chef d’escadron d’artillerie, note dans ses souvenirs de guerre :
« Ce fut vers cette époque que furent fusillés à Vingré un caporal et quelques hommes du 198e d’infanterie, pour abandon de poste. Le commandant fit une grande publicité sur cette affaire, en quoi il avait tort, car elle produisit un effet déplorable. » [4]

Huit jours après, les pauvres cris des deux Claude reflètent si mal leur enfer :
« nous somme pas dans une bonne situassoins pour le moment,
je te dirent que le temp et très mauvais pour nous en se moment il pleux tout les jour je peux te dire que c’est bien dur pour nous çante les efaits son mouyé et dans la boue jusça au de sut des souyet. »
Le Dode

« il fait bien movée en se moment il tombe de leaux tout les jour je peux te dire que c’est bien dur pour nous dans les tranches leaux sur le dôt et dans la bout juca au de sut des souyet et c’est pas finit encore cest bien ce qui nous sera le plus dur car notre situassion et toujours la même chose. » Le Jeune

Parmi les condamnés figure un jeune cultivateur, marié et père d’un enfant, originaire de La Guillermie [5] ; Claude Pettelet. C’est un « pays » pour les Claude, contraints au silence, ils ne l’évoqueront pas.

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Source : A.D. 03

Le poids de la propagande officielle étouffe l’émergence de la vérité, les innocents seront accablés et leur famille poursuivie par une infâme suspicion.
L’historien Nicolas Offenstadt [6] dénoncera la double peine infligée à la « veuve du fusillé » qui dormait avec un pistolet sous l’oreiller et à « l’enfant du lâche » qui, harcelé, a dû quitter son école ; l’enfant et sa mère fuiront le village.

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Source : Wikipedia.
Cave où les six fusillés passèrent leur dernière nuit et écrivirent leur dernière lettre entre le 3 et le 4 décembre 1914 [7]

Il faudra attendre le 18 février 1921 pour que le Journal Officiel publie l’arrêt de la Cour de Cassation qui annule le Jugement de Vingré et « décharge la mémoire » des 6 soldats de cette condamnation. Les veuves et les enfants reçoivent une pension de l’État. Pourront ils pour autant oublier leur calvaire ?

C’est l’engagement, l’action de quelques familles de fusillés, d’anciens combattants et d’associations militantes qui ont permis cette réhabilitation.

Le 5 avril 1925, à Vingré, les familles des soldats assistent à l’inauguration d’un monument en leur mémoire.

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Source : Wikipédia.

Les estimations officielles sont controversées et approximatives, 6 à 700 hommes ont été fusillés pour l’exemple, seuls 40 ont été réhabilités.

Lettre de Claude Pettelet [8]

« Chère Femme et parents,
Je vous écris cette lettre pour vous annoncer une mauvaise nouvelle au sujet des prisonniers qu’ils nous ont fait. Nous on s’est sauvé et on croyait de sauver sa vie mais pas du tout je suis été appelé devant le Conseil de guerre avec toute la demi-section dont je faisais partie. On est 6 qui sont condamnés à mort. Quel ennui pour vous et surtout pour mon Jérôme que j’aimais tant.
Mais je te le recommande, aies en soin autant que tu pourras et tu diras à ton père que je lui recommande son filleul, de faire ce qu’il pourra pour lui puisque c’est fini pour moi. Mon motif qu’ils m’ont porté c’est « abandon de poste en présence de l’ennemi ». Je n’ai toujours pas tué ni volé et celui qui nous a condamné j’espère de le voir un jour devant Dieu. Pour moi, j’ai demandé le prêtre, il nous sera sûrement pas refusé et j’espère que je ne tremblerai pas au moment de l’exécution. Ca ne doit pas être un crime en se confessant à ne pas être digne du ciel.
Dès que tu auras reçu ma lettre, tu me feras faire mon service et tu me feras dire des messes, tu inviteras tous mes amis tels que Félix Giraud du Pilard et Mélanie et quand tu vendras à Massonné, tu feras ton possible pour que Mélanie l’achète. Cher femme, je vous invite tous, c’est à dire toi, mon père, ma mère et mon oncle à avoir un bon accord ensemble et avoir soin de Jérôme le reste de vos jours. Je vous le souhaite et j’espère que vous m’accorderez cette faveur.
Chère femme, la compagnie demande grâce pour nous au général mais il ne faut pas compter sur ça pour être acquitté, mais enfin ne te fais pas de l’ennui pour ça, il y en a d’autres.
Je fais cette lettre et je la donne à un copain et je lui dis de la faire partir que quand je serai mort. Quand vous la recevrai, tout sera fini.
Je termine en vous embrassant tous et en espérant de se revoir dans le ciel, il n’y a plus que là que l’on peut se revoir. Il y en a beaucoup du pays qui sont avec moi, ils diront toujours que ma faute n’était pas grave. Je vous embrasse tous et je vous dit adieu. Je regrette »


[2AD 03, exposition en ligne, « les martyrs de Vingré »

[3Lettre de Jean Dumont inscrite sur un panneau commémoratif à Vingré.

[5commune limitrophe de Lavoine (Allier) dont sont originaires les frères Claude Morel.

[6Nicolas Offenstadt, Les fusillés de la Grande Guerre et la mémoire collective : (1914-1999), Paris, Odile Jacob. Nicolas Offenstadt 1999, p. 63. : Entretien de Offenstadt avec Jean Claude Pettelet petit-fils du fusillé

[7Voir en annexe la lettre de Claude Pettelet.

[8Source AD 03

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