Relevé, illustré et annoté par son petit-fils Jacques Pageix, in memoriam 2014
Avant-propos
Depuis longtemps déjà, j’avais l’intention d’écrire mes souvenirs personnels sur la guerre de 1914-1918. Actuellement je suis seul [1] ; ma femme et mes enfants sont en Auvergne. Je vais donc employer les loisirs de ma solitude à évoquer mes impressions de guerre, et cela avant que le temps ne les émousse trop profondément.
Quelle utilité, direz-vous, d’écrire sur des sujets personnels sans grand intérêt ? A cela je répondrais qu’une des choses que j’ai le plus vivement regrettée, c’est de ne trouver dans les archives familiales aucun souvenir concernant mes aïeux ; ce serait pour moi une joie si douce de connaître en détail leur existence et leur pensées intimes.
Ce besoin de connaître les sentiments de ceux dont je suis issu, peut-être sera-t-il éprouvé par mes descendants ? C’est donc pour vous, mes chers enfants, que j’écris ces lignes ; pour vous à qui j’ai longuement pensé pendant les dures journées de 1914-1918.
Ces souvenirs seront écrits sans aucune prétention littéraire. Je me contenterai de peindre aussi fidèlement que je le pourrai ce que j’ai vu de la guerre , et de rappeler les impressions qu’elle a éveillée.
J’écris ces pages en contrôlant mes souvenirs par les notes que j’ai écrites au jour le jour. A défaut d’autres qualités, cet écrit aura celui de la sincérité.
Première partie
L’Aisne
I - La mobilisation
- Lanobre, en Artense, et l’église Saint-Jacques-le-Majeur. La propriété ancestrale des Juillard, Morange, se trouvait sur cette commune, ainsi que la colline de Montauriel, résidence campagnarde de mes grands parents. (Collection Jacques Pageix).
Depuis quelques jours, entretenues par les articles pessimistes de la presse, de confuses rumeurs de guerre circulaient. Les événements se précipitaient : l’ultimatum, puis la déclaration de guerre de l’Autriche contre la Serbie, la mobilisation russe, les préparatifs allemands. Mais, après une période de plus de quarante ans de paix, personne ne croyait à la possibilité d’un pareil cataclysme.
Le deux août, au soir, nous fanions au pré de la Ribeyre. Il y avait entre autres mon beau-frère Alexandre, l’abbé Espinasse et mon père. Mon frère, alarmé par les événements, était parti mettre ses affaires en ordre à Roanne.
Je me trouvais dans le coin du pré, tout près de la route, et je donnais le foin, lorsque, au grand trot de ses chevaux, survint une voiture que conduisait le régisseur du château de Val ; deux gendarmes de Champs étaient à ses côtés : « C’est la guerre » ! nous crièrent-ils du plus loin qu’ils nous aperçurent, et comme pour confirmer leurs paroles, le tocsin se mit à sonner simultanément à Lanobre, à Champs, à Bort, et la voix grêle de la cloche de Beaulieu ne tarda pas à se joindre au concert.
Oh ! Ces cloches, je les entends toujours ! Qu’elle était sinistre, l’envolée lugubre de ces tintements répétés qui submergeait tout le pays comme sous le manteau d’une angoisse étouffante. Ce fut comme si les sons qui, sans relâche, s’étendaient en marées graves et tristes sur tout le plateau, eussent subitement tari la source de cette vie bruissante qui s’épanouissait sous le chaud soleil d’août... Et les hommes, à l’annonce du grand bouleversement, frappés de stupeur, s’immobilisèrent...
Je devais me mettre en route le deuxième jour de la mobilisation, c’est-à-dire le surlendemain. Je n’avais donc pas de temps à perdre.
Le même soir, je me mis en route avec ma Ford, et me rendis à Cheylade faire mes adieux à ma jeune femme qui se trouvait à Chavanon, chez ses parents.
Contrairement à mes habitudes, je filais à toute allure et faillis culbuter dans le fossé de la route, vers le pont de Pradines. En arrivant, je trouvais mon beau frère Antonin Chansel ; nous partîmes tous deux pour Chavanon où ma belle-sœur Émilie se trouvait également.
L’enthousiasme avait succédé à l’abattement des débuts, tous deux, durant la veillée, nous chantâmes le chant du Départ, devant nos épouses qui, le cœur serré, étaient loin de partager notre allégresse.
Le lendemain, je quittais Chavanon ; la séparation fut pénible ; nous attendions un bébé (mon oncle Henri), et je laissais ma chère femme toute en pleurs, mais ce qui m’adoucit singulièrement la tristesse du départ, ce fut la certitude intérieure que j’avais de la retrouver.
- La Ford modèle "T" (photo prise par mon grand père entre Cros et St-Donat, Cantal) : à gauche, l’oncle Alexandre Gauthier ; au volant, l’aîné des fils de Marcel Juillard, Henri ; derrière, ma mère, Alice ; au fond, ma grand mère Mélanie tenant Edmond dans ses bras, et Alphonse Juillard, le frère cadet de mon grand père.
Je rentrais à Morange dans la journée ; je fis mon testament qui fut déposé chez Maître Fournet, me confessais, mis mes affaires commerciales en ordre et préparais ma valise. Dans celle-ci, mon défunt père, homme de précaution, glissa une bouteille d’excellente eau de vie de marc.
Le 4 août, au matin, j’embrassais ma mère en larmes, et, accompagné de mon père qui avait encore l’espoir que la guerre serait évitée, je quittais Lanobre. Nous étions entassés, nombreux, dans le camion de gendre, l’aubergiste du bourg. Il y avait là mon beau-frère Alexandre, Paul Gendre, etc...
Tout le long de la route, entre le Péage et Bort, nous rencontrions des groupes animés qui, l’étui-musette en sautoir, quittaient allègrement leurs champs pour répondre bravement à l’appel de leur pays. Ils s’interpellaient gaiement de groupe à groupe ; c’était bien là de vrais français de France, enthousiastes, confiants, pleins d’entrain ; mais lorsque la voiture arriva au tournant de chez Malguid à Veillac, combien parmi nous se retournèrent encore une fois, avant de voir disparaître les horizons familiers de notre enfance...
À Bort, on nous enfourna dans un train de marchandises déjà bourré de réservistes. J’embrassai mon père et le train s’ébranla, tout fleuri de drapeaux, parmi des cris de : « vive la France ! À Berlin ! »
À la station du Port-Dieu, ou de Singles (je ne me souviens pas très exactement), nous fûmes les témoins d’une scène poignante : une pauvre paysanne se cramponnait, farouche, à ses fils. On put séparer cette malheureuse femme de ses enfants, et le train se remit en marche.
À Eygurande, les gars de Lanobre se rassemblèrent et, précédés d’une infirmière de la commune, Mlle Espinasse, il défilèrent devant la gare en chantant la Marseillaise, aux applaudissements unanimes des nombreux mobilisés arrivant d’Auvergne et du Limousin. Inutile d’ajouter que nous étions tous fiers du succès de notre manifestation.
Et dans un deuxième train, aussi peu confortable que le premier, nous prîmes par un chaleur torride la direction de Clermont. Nous étions entassés dans un wagon à bétail toutes portes ouvertes ; il y avait là la majeure partie des mobilisés de Lanobre ; je revois encore Paul Gendre à la porte du wagon, chemise au vent, nous communiquant son entrain endiablé. Le long du parcours, à chaque station, les mêmes manifestations se renouvelaient ; le train se fleurissait des nouveaux drapeaux.
- Marcel Juillard au 5e Régiment d’Artillerie Lourde.
Avant d’arriver à Clermont où notre troupe se disloquait, le drapeau fut partagé et chacun de nous en conserva un lambeau ; puis nous fîmes le serment que les survivants élèveraient un monument à la mémoire de ceux d’entre-nous qui ne reverraient pas le sol natal. La municipalité a bien érigé, en 1925, un monument officiel aux morts de la commune, mais un jour viendra, j’espère, où notre promesse se réalisera pleinement, et où nous dresserons, nous les rescapés de la Grande Guerre, une pierre brute en granite de Lanobre, sans autre ornements que les noms de nos braves camarades tués à l’ennemi.
Je passai par Roanne, où je pus prendre le temps d’aller à notre magasin du boulevard Jules Ferry, où se trouvait ma tenue militaire ; de là, par Saint-Étienne, je me dirigeais sur Valence où je devais rejoindre le 5e Régiment d’artillerie lourde.
La nuit vint ; mon beau frère Alexandre fit route avec moi jusqu’à Saint-Étienne, puis je fus seul, au milieu d’inconnus. L’enthousiasme était tombé et une pénible réaction lui succéda. En nuées pressées et sombres, des pressentiments funestes se ruèrent dans mon esprit et tout mon être fut rempli d’une indicible tristesse, et c’est alors que ma pensée se reporta avec le plus de ferveur auprès de tant d’êtres qui m’étaient si chers...
Brusquement, je me rappelais la bonté prévoyante de mon père et cette bouteille d’eau de vie qui devait être enfoncée quelque part au milieu de mon linge. C’était l’occasion ou jamais d’essayer les vertus anti-mélancoliques de cette potion. En hâte, je retirais mon sac de dessous ma tête, l’ouvris à tâtons dans l’obscurité et me préparais à boire une ample rasade de ce merveilleux breuvage. Hélas ! Quelle amère désillusion ! La bouteille était brisée et je dus me contenter du parfum !
II- À Valence
Arrivé à Valence, le lendemain matin, je fus incorporé à la 9e batterie. Le capitaine Gérard me donna le commandement de la 5e pièce et me confia en plus les fonctions d’éclaireur de terrain.
J’avais, durant ma période du printemps précédent au 16e, réussi mon examen de chef de section. Je fus de nouveau proposé pour sous-lieutenant. Le commandant du groupe, qui me fit appeler à son bureau, fronça bien un peu les sourcils, en voyant le nombre respectable de jours d’arrêts qui figuraient sur mon livret matricule, mais ce n’était, somme toute, que péchés véniels, et la proposition fut transmise avec avis favorable.
De mon passage à Valence je conserve le souvenir de journées fiévreuses, vécues parmi un peuple exubérant qui, chaque soir, s’enflammait à la lecture des communiqués affichés sur les places. Chaque départ de troupes donnait lieu à des manifestations sans fin ; et c’était parmi de vraies foules en délire que les canons couverts de fleurs se rendaient à la gare. Les premiers prisonniers allemands eurent un grand succès de curiosité. J’étais de garde avec quelques hommes de ma pièce pour escorter des blessés ennemis. Ils arrivèrent fourbus, harassés, entourés de linges sanglants. J’étais très disposé à les conduire sans ménagements, mais en les voyant dans un état aussi pitoyable, je sentis fondre ma haine et leur offris des cigarettes.
Vers fin août, la batterie fut définitivement constituée ; on élimina tout le personnel en excédent, dont plusieurs sous-officiers qui furent classés au dépôt, et l’ordre nous fut donné de cantonner à Saint-Marcel, bourgade des environs.
Entre-temps, je reçus un télégramme m’annonçant la naissance d’Henri. En ce moment, si fort était le sentiment de la totale abdication de nous-même, que je ne songeais même pas à demander une permission pour connaître mon enfant...
A Saint-Marcel, nous fûmes bien accueillis par la population. Les chevaux étaient à la corde mais la pluie étant survenue, je dénichais dans une ferme un très confortable cantonnement pour la pièce entière, hommes et chevaux. Le capitaine Gérard approuva mon initiative et, aidé de mon brigadier Javel, un grand diable de lyonnais qui savais secouer son monde, nous fûmes vite installés.
J’aurais donc pu être parfaitement heureux ; le service était agréable ; les chefs bienveillants, les hommes animés d’un bon esprit et j’avais mes petites entrées à la popote des officiers dont le cuisinier, Tyssandier-Favard, était un compatriote de champs ; mais avec cela les nouvelles du front étaient mauvaises et notre groupe restait toujours là ! J’enrageais littéralement et ce n’est pas les services en campagne que nous faisions journellement qui pouvaient calmer mon impatiente.
III- Le départ
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Enfin le grand jour si fiévreusement attendu arriva ; les trois batteries de 95 du groupe s’embarquèrent le 22 septembre au soir. Le départ se fit discrètement, sans bruit, sans fleurs ni drapeaux. Après les revers subis par nos armes, le capitaine Gérard avait estimé, avec juste raison, que ces manifestations seraient déplacées.
On disait que nous allions au camp retranché de Paris, mais j’espérais que cela n’était qu’un méchant canard, et que nous ne nous arrêterions pas là.
Le lendemain, le train roulait dans le Berry. Un soir limpide de fin d’été tombait sur l’immense plaine ; l’énorme disque du soleil disparaissait à l’horizon, projetant jusqu’au zénith ses lueurs d’un pourpre ardent . Le train grondait sur les rails rectilignes, et les poteaux dont le jalonnement ténu se perdait dans l’éloignement semblaient se précipiter au devant de lui. La locomotive haletait bruyamment et sa fumée se tordait dans l’air transparent en volutes mobiles et fuyantes, toutes irradiées de reflets chatoyants.
Les yeux tout emplis de ce spectacle, et les oreilles toutes bourdonnantes de cette monotone symphonie, je fumais ma pipe et rêvassais dans mon coin, en songeant tour à tour aux chers absents, à l’enfant que je ne connaissais pas et à de futurs combats tout auréolés de gloire...
Le 24, à 4 heures du matin, la 9e batterie débarquait à Paris. Au petit jour les voitures furent attelées, et après avoir longé les fortifications la colonne prit la route du Bourget où elle arriva vers 10 heures.
Avec mes collègues, les maréchaux des logis éclaireurs des 7e et 8e batteries, je marchais en tête du groupe. Nous chevauchions sur ces vieilles chaussées pavées, aux tracés désespérément droit qui caractérisent les routes qui, de Paris, rayonnent vers l’ Ile de France.
Vers Dammartin-en-Goële les premiers vestiges de la bataille de la Marne commencèrent à se montrer : fourgons mutilés, selle abandonnée, éléments de tranchée fraîchement creusés, débris de toutes sortes. En traversant les immenses plaines qui s’étendent à l’ouest de l’Ourcq, nous ne pouvions nous lasser de contempler les traces si récentes du passage de nos armées, et c’est sans ressentir la fatigue, qu’ après une étape de 43 kilomètres, nous arrivâmes au Plessis-Belleville.
Le lendemain, nous avions repos. En explorant les environs de la ferme où cantonnait la batterie, je vis dans la plaine la tombe isolée de l’un des nôtres. Que j’en ai rencontrés, par la suite, de ces humbles tertres surmontés d’une croix de bois ! Mais c’était ce jour-là mon premier contact avec la mort, avec cette triste et dure réalité qui accompagne la guerre d’un crêpe sanglant et c’est avec émotion que je fis une prière mentale pour le repos du camarade inconnu qui reposait isolé dans la paix des champs, tandis qu’au loin, le canon grondait en roulements assourdis.
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Nous devions séjourner au Plessis jusqu’au lendemain, mais, vers midi, l’ordre du départ arriva brusquement. Nos vieux 95 furent attelés et, éclaireurs en tête, le groupe se remit en marche. À Nanteuil-le-Houdain, les vestiges de la bataille de l’Ourcq apparurent nombreux, sous la forme de débris hétéroclites : voitures abandonnées, harnais épars. Je remarquais surtout les innombrables boîtes de conserve vides répandues dans les champs et une quantité de bouteilles dont les débris encombraient les fossés de la route.
Notre groupe franchit ensuite le plateau de Nanteuil et avec un grand bruit de ferraille dévala les pentes du Bois du Roi, puis traversa la voie ferrée d’Ormay à Betz. Le garde-barrière de la sablière nous intéressa énormément, en nous racontant, durant une courte halte, comment il avait vu, une dizaine de jours auparavant, les Prussiens battre en retraite vers Gondreville.
Tout en chevauchant, un de mes compagnons, ancien sergent, m’expliquait ce qu’avait du être les engagements d’infanterie sur ces terrains unis coupés de ravins et de bois, et mon imagination essayait de se représenter les combats dont le sol que je foulais venait d’être le théâtre. J’avais 27 ans et j’étais animé d’un patriotisme ardent ; je me souviendrai toujours de cette traversée de l’Ile de France, toute poétisée par les rêves, qui dans mon imagination se pressaient en foule, tout auréolés de l’espoir de la Revanche.
À Lévignen, où le bombardement avait ébréché d’une façon lamentable la malheureuse église du village, je vis pour la première fois l’effet des obus explosifs. Pendant la halte, une femme de la localité nous expliqua, avec une indignation exagérée, comment nos fantassins avait pillé maisons et caves et étaient partis ivres au combat. Sans doute, de nombreux débris de bouteilles attestaient l’éternel instinct de pillard déchaîné par la guerre, mais cette bonne femme aurait pu avoir un peu d’indulgence pour ceux qui avaient défendu son village contre l’invasion, et dont beaucoup, hélas, reposaient sous de nombreux tertres, fraîchement élevés, qui partout bosselaient les champs.
Après avoir traversé les bois de Gondreville et monté le raidillon qui lui succède, notre batterie s’arrêta à la nuit tombante à la sucrerie de Vauciennes pour y cantonner. Avec ma pièce je m’installais tant bien que mal dans la paille sous le hangar de la sucrerie, et c’est au bruit du canon qui grondait sur l’Aisne que le sommeil s’empara de nous.
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Le samedi 26 septembre, à l’aube, le groupe se remit en marche et s’engagea dans la descente du ravin abrupt de Coyolles. Je me trouvais en queue de colonne et voyais ainsi l’ensemble des trois batteries, qui, avec leur vieux matériel, roulaient bruyamment sur le pavé. Devant moi, sur le versant opposé, les éléments de la batterie de tête remontaient la pente raide du thalweg, en obliquant à gauche, tandis que la batterie de queue semblait s’enfoncer et disparaître au fond du ravin. La ligne mobile d’un bleu sombre que formaient les artilleurs aux pantalons à bandes rouges, l’aspect archaïque des caissons et des canons, le décor du lieu, tout cela fit que je crus voir, devant mes yeux, une estampe en couleur à la manière des gravures qui illustraient l’ouvrage de Dick de Lonlay sur la guerre de 1870 ; ces illustrations reproduites sur mes cahiers d’écolier m’avaient pendant mon enfance plongé bien souvent dans des rêves confus et délicieux et causé ainsi bien des distractions que mon maître n’appréciait nullement.
- Le convoi des attelages d’artillerie photographié par mon grand père.
Nous quittâmes, peu après, la grande route de Villers-Cotterets et, au delà d’Haramont, nous traversions l’épine boisée qui forme la partie ouest de la forêt de Retz, lorsque, cheminant de conserve avec un lieutenant du groupe nous aperçûmes un troupeau de biches en liberté. Quelle alléchant spectacle pour un chasseur ! Tandis que nous les admirions, ces gracieux animaux traversèrent la route devant nous et, en quelques bonds agiles, disparurent dans les profondeurs des sous-bois.
Que cette forêt était donc belle ! Nous ne pouvions nous lasser d’en admirer les perspectives, lorsque, débouchant devant Taillefontaine, brusquement, les plateau du Valois s’étalèrent à nos yeux.
En pénétrant dans cette région ce fut pour moi comme une révélation. Quelle grâce dans ces paysages de l’Ile de France, quelle fraîcheur dans les ravins profonds qui sillonnent en tous sens le plateau aux lignes nobles et sévères ! Combien me parurent exquis ces villages blottis aux creux des vallons ; ces maisons archaïques aux toits dentelés et dont la tonalité lavée et douce s’harmonisait si bien avec le paysage ! Et jusqu’à la joliesse de ces noms : Mortefontaine, Longpont, Haramont, Vauxbuin, Violaines, qui paraît d’un charme de plus ces régions si purement françaises.
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Nous approchions de l’Aisne en longeant le ravin de Chelles à Guise-Lamotte et la canonnade, qui se répercutait bruyamment sur le plateau, nous paraissait toute proche.
Le groupe s’arrêta près de Berneuil-sur-Aisne à Lamotte. Là, le lieutenant Dupuy, officier de réserve de cavalerie, qui remplissait au groupe la fonction d’agent de liaison, fut désigné pour aller à Offemont, prendre les ordres de la 37e division. Cet officier me fit appeler pour l’accompagner, tout fier d’être désigné pour cette première mission. Je le suivis, et nous franchîmes l’Aisne sur un pont de bateau.
Le brave lieutenant de dragons, qui croyait sans doute rencontrer l’ennemi, me demanda si j’avais mon revolver, et, sur ma réponse affirmative, nous partîmes bravement...
Je dois dire que notre expédition fut toute pacifique et que nos armes restèrent au fond de leurs étuis. Après une rapide chevauchée on arriva au château d’Offemont occupé par l’état-major divisionnaire.Dans le parc, parmi les débris sans nombre, séjournaient au repos, quelques compagnies de zouaves et de turcos hirsutes, sales, déguenillés ; ces soldats, qui n’avaient pas changé de linge depuis plus d’un mois, portaient sur eux les stigmates d’une dure campagne. Un sergent fourrier du 2e zouaves me raconta que sa compagnie avait déjà perdu les cinq sixième de ses sous-officiers. Il me donna son bidon que, depuis, j’ai conservé précieusement.
J’appris que les lignes ennemies passaient à cinq kilomètres à l’est à la ferme de Touvent, à Quennevières, et dans le ravin de Puisaleine. De là, elles obliquaient par le bois de St Mard sur Tracy le Val et la vallée de l’Oise. Malgré leurs efforts, nos soldats n’avaient pu refouler l’ennemi de ces positions, où, depuis une dizaine de jours ils s’accrochaient férocement.
Les ordres pris, nous nous rendîmes vers St- Crépin-aux-Bois où les batteries devaient prendre position sur le bord du plateau, entre le village et la cote 143. Le commandant Gaudot accompagné de son orienteur, le lieutenant Jacomy était venu reconnaître l’emplacement de son groupe. La mission était de tirer sur la ferme de Touvent.
IV- Au plateau de Quennevières
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Sous un ciel pur de septembre, le plateau s’étendait nu et vide. Devant nous la ferme de Malvoisine montrait ses murs noircis par l’incendie d’où s’échappaient encore quelques bouffées de cendre ou de fumée. Des trous d’obus parsemaient de leurs alvéoles brunes les champs jaunis. Près de leurs selles abandonnées, des cadavres de chevaux, gonflés comme des tonneaux, remplissaient l’air de leur puanteur et tendaient vers le ciel leurs jambes raidies. En avant de nous vers Touvent des éclatements de shrapnells mouchetaient le ciel bleu de leurs petits flocons blancs, tandis que l’alignement de quelques coups de fusil éveillaient l’écho de la plaine.
Le chef d’escadron commandant le groupe était devant nous, énorme et ventru, sa grosse figure luisante de graisse barrée d’une grosse moustache brune, ayant de la peine à se retourner sur sa selle, il discutait avec son orienteur , un petit lieutenant blond et fluet, portant binocle avec assurance . Le commandant Gaudot, visiblement impressionné par le spectacle, essayait de s’orienter en s’aidant des lumières du lieutenant Jacomy. Muni de ma carte au 1/80000e, j’avais déjà repéré le terrain et, naïvement, j’étais tout fier in petto de mon sang froid.
À trois heures les batteries se mirent en position, et ouvrirent un feu que dans mon carnet de notes de débutant je qualifiais de « canonnade d’enfer » ! hélas, ce n’était, comparé à ce que je vis plus tard que de maigres salves d’honneur ! Au premier coup de canon tous les képis se levèrent ; le tir fut poursuivi sans incidents, et le soir, lorsqu’il revint parmi nous, le capitaine Gérard nous annonça, avec une parfaite assurance, que nous avions détruit une batterie ennemie à Touvent.
Le soir tomba. Les pièces furent relevées et le groupe prit la direction de Rethondes. On s’arrêta à proximité de cette localité ; les voitures furent dételées et les batteries bivouaquèrent dans un champs, à gauche de la route, tandis que l’état-major du groupe cantonnait non loin de là, au château de Sainte-Claire.
Il faisait une belle nuit étoilée. Avec des débris de paille, les hommes allumèrent de grands brasiers.
Devant nous, la masse sombre du bois de St Crépin barrait l’horizon ; les flammes montaient, claires et ardentes, dans la nuit calme ; leur mouvante clarté mettait en relief les sombres silhouettes des artilleurs et faisait luire sur l’acier des canons alignés au parc de rougeoyants et fugitifs reflets. Tout cela me faisait trouver au bivouac je ne sais quelle apparence fantastique et qui, je l’avoue, était bien faite pour me plaire.
On devisa autour des feux pendant quelques instants, puis chacun s’ingénia pour s’aménager un gîte pour la nuit. Je me couchais dans de la paille sous un caisson, et, bien roulé dans mon manteau, je dormais du sommeil du juste.
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Le 27 septembre fut pour moi une date mémorable, puisque ce fut ce jour-là que je reçus le baptême du feu.
À l’aube nous avions réoccupé notre position de la veille. Les servants étaient au travail et continuaient à creuser des tranchées et à élever des pare-éclats autour des pièces, lorsque, à 10 heures je reçus l’ordre de porter un pli au général Ninons commandant la brigade qui tenait les lignes devant Moulin-sous-Touvent. Le poste de commandement du général se trouvait en plein bled, à plus de 2 kilomètres à l’est de la batterie, sous un hangar à paille à la cote 134, non loin de la ferme de Morenval.
Je partis, accompagné d’Allevon, un brave garçon des environs de Valence, qui remplissait à la batterie les fonctions de trompette. Les allemands tiraient sur la région autour de la ferme de Morenval, et les nombreux shrapnells qui battaient le terrain rendaient la zone à traverser peu hospitalière. Un peu ému, mais voulant bien remplir ma mission, je recommandais, au préalable, à Allevon de me remplacer au cas où je serais tué. Je lui montrais le pli et lui expliquais qu’il fallait qu’il le remette à destination ; puis, la conscience tranquille, au trot de mon cheval je traversais le plateau, et arrivais devant la ferme de la Ceuse. Une fois là, après avoir obliqué à droite, nous longeâmes le fond Thomas, sorte de dépression bordée au sud par un boqueteau, et qui, des carrières de la Ceuse remonte jusqu’à la cote 134.
J’arrivais sans encombre sous le hangar et remis le pli au général Ninous. Son adjoint, un officier de cavalerie se tenait auprès de lui, tandis qu’à proximité immédiate une escouade de fantassins était abritée derrière une énorme meule de paille.
Nous venions de repartir pour la batterie lorsque nous rencontrâmes en route le capitaine Ducrot, de l’état-major du groupe. Cet officier, qui était le fils du général Ducrot le défenseur de Paris en 1870-1871, me demanda de le conduire auprès du général, ce qui fut fait immédiatement.
Mais les allemands avaient probablement remarqué toutes ces allées et venues de cavaliers autour de la meule de paille, car une batterie de 77, qui paraissait tirer à courte distance, ouvrit aussitôt le feu sur nous. Le capitaine Ducrot, ancien cavalier et comme tel, cela va sans dire, plein de sollicitude pour nos chevaux, me donna l’ordre de les conduire dans la carrière de la Ceuse, à 600 mètres de là, au fond du ravin, puis de revenir ensuite auprès de lui.
Je partis, suivi d’Allevon qui tenait en laisse le cheval du capitaine. À peine avions nous quitté l’abri de la meule qu’une salve de 77 arriva juste sur nous. Les shrapnels explosèrent avec une brutale et sèche détonation et les balles nous ronflèrent aux oreilles. Nos chevaux effrayés partirent au triple galop ; une autre salve nous accompagna encore dans notre course. Ni le trompette ni moi ne songions bien entendu à retenir nos montures et nous arrivâmes ainsi, à bride abattue, aux carrières de la Ceuse.
Je laissais ces maudits « bourrins », cause de toute l’alerte, à la garde d’Allevon et repartis seul et à pied pour rejoindre encore une fois le poste de commandement. C’est bien à contre-cœur, je l’avoue, que je me mis en route, mais c’était la consigne et cette consigne je l’exécutais passivement. L’ennemi battait toujours le fond Thomas avec des obus fusants. Dans ce ravin solitaire, j’estimais qu’il était inutile de faire parade d’héroïsme pour l’unique satisfaction de m’admirer moi-même. Je pris donc une botte de paille abandonnée dans le champs et, sachant l’efficacité de cette protection contre les fusants de petit calibre, je m’en servis comme d’un bouclier improvisé, lorsqu’au sifflement je sentais qu’un projectile arrivait dans ma direction. Arrivé au sommet du ravin, et en vue du hangar, je jetais mon fardeau, et rejoignais mon poste au pas gymnastique.
J’étais sain et sauf. Le capitaine Ducrot s’excusa aimablement d’avoir failli me faire occire pour la sécurité de quelques méchants chevaux. Nous n’eûmes, d’ailleurs, guère le loisir de bavarder, car la meule et le hangar devinrent le point de mire d’un bombardement en règle.
Le capitaine chercha un abri auprès du général et moi, modeste sous-officier, me faufilais auprès des fantassins, qui, le képi entouré du manchon bleu, le fusil entre leurs pantalons rouges défraîchis, se serraient derrière la meule. Ils avaient amoncelé devant eux une triple rangée de gerbes pour se protéger contre les éclats venant des coups longs. Derrière cet amas de paille pointaient les dents d’une machine agricole abandonnée à son malheureux sort. Plus loin devant nous c’était l’étendue monotone des champs abandonnés. Entre la ferme de Malvoisine et la rangée d’arbres qui bordait le fond Thomas, des tirailleurs montraient, derrière de petits talus de terre brune, la ligne de leurs silhouettes mobiles.
Le tir bien ajusté et réglé probablement par des observateurs de Touvent, à 2 kilomètres de là, dura bien vingt minutes. Les shrapnels arrivaient par deux. Les coups courts explosaient derrière nous ; les balles en sifflant s’incrustaient dans la paille où s’abattaient sur le sol autour de la meule avec un bruit mat de grêlons. Les coups longs éclataient devant nous ; c’était une rapide lueur qu’entourait aussitôt un léger flocon blanchâtre dont les volutes délicates se détachaient gracieusement sur l’azur, puis la détonation claquait aux oreilles tandis que la gerbe soulevait sur les chaumes déserts une multitude de jets de terre.
À la fin, M.M. Les allemands voulurent bien nous laisser respirer. Il n’y avait pas de blessés ; les obus de 77 fusants n’étaient réellement dangereux que pour le personnel à découvert. Il était midi. Le général m’invita aimablement à partager son modeste repas , composé de pain de boule et de conserves. Il avait avec lui son adjoint, un jeune officier de dragons tout frais promu. J’enviais ses beaux galons neufs, en me demandant si pareille fortune m’arriverait un jour ; j’étais loin de me douter que ma nomination de sous-lieutenant avait déjà paru à l’officiel depuis deux jours.
- Marcel Juillard devant l’abri avancé construit par les artilleurs.
- Mise en batterie d’un 75.
(Cahiers d’enseignement illustré, uniformes de l’armée française en 1887
dessinés par Armand Dumaresq, Éd. Ludovic Baschet, Paris, Coll.Pers.)
Dans l’après-midi, des agents de liaison signalèrent au général une batterie ennemie abritée dans le parc de Touvent. L’objectif était facile à distinguer. De notre emplacement on voyait nettement se profiler les bâtiments de la ferme et le mur blanc du parc. Je reçus l’ordre de demander au commandant Gaudot un tir de contre-batterie. En me rendant au groupe, je rencontrais à mi-chemin, non loin de la ferme de Malvoisine, le capitaine Storss de la 8e qui avait établi là son observatoire. Pour gagner du temps, je pris l’initiative de lui demander directement le tir. Je lui montrais le parc et le feu fut immédiatement ouvert. Lorsque je rejoignis le hangar le tir était déjà terminé. Le général Ninous, très satisfait de cette rapidité d’exécution voulut bien me féliciter.
Au soir le capitaine Ducrot et moi nous quittions le cote 134. Quelques obus fusants éclataient çà et là. Je flairais du danger vers la lisière nord du bosquet du Fond Thomas que nous devions longer. Je demandais à l’officier de faire un léger détour en suivant le bois sur le bord opposé, le long de la crête du ravin. Bien nous en prit, car au moment où nous allions passer, une salve éclatait juste au-dessus de la zone à traverser.
On alla chercher les chevaux qui rongeaient leur frein dans la carrière. En arrivant sur la position de la 9e batterie, le capitaine Ducrot fit devant moi, mon éloge au capitaine Gérard. Celui-ci répondit qu’il m’avait déjà proposé pour le grade de sous-lieutenant. Je crois pouvoir, sans fausse modestie, porter cela à mon actif, car j’ai subi aussi, on m’excusera du terme, de rudes engueulades et celles-ci seront en temps et lieu portées à mon passif.
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Le lendemain dimanche 28 septembre, se passa sans incidents. On travailla à perfectionner les retranchements de la batterie. J’avais ramené du fonds Thomas le corps de l’un de ces obus , et, si encombrant que fut cet engin, je le conservai précieusement dans mon paquetage.
Le 29 septembre à l’aube, nous occupions de nouveau notre position. Je n’avais, ce matin là aucune mission particulière à remplir, et j’en profitais pour explorer, à pied, les environs.
Tout était calme, en ce moment, et je traversais le plateau sans incidents. Dans la solitude des champs déserts se dressaient les murs noircis des fermes, incendiées quelques jours auparavant. Tout autour pourrissaient des cadavres de chevaux, étendus raides dans les sillons.
Après avoir passé à Malvoisine je poussais à un kilomètre plus loin, jusqu’à Morenval ; la cote 134 n’était qu’à 600 mètres de là, sur la route de l’Escafaut. Je pus voir de nouveau le hangar du général et la meule de paille, mais tout cela me parut abandonné.
Je pénétrais, sans pouvoir me défendre de l’ancestral instinct de curiosité que tout soldat en guerre porte au fond de lui-même, dans l’intérieur de la ferme ruinée de fond en comble. Des fantassins avaient été surpris par le bombardement ; c’était parmi les décombres qui fumaient , un amoncellement lamentable de fusils rouillés, de baïonnettes tordues, de sacs éventrés, de cartouchières et de linges éparpillés de tous côtés. Les tiroirs des meubles étaient vidés, et leur contenu, lettres et papiers de famille gisait, tout souillé, parmi la poussière et la cendre...Je ne pus voir, sans un serrement de cœur, une pareille profanation des souvenirs de famille les plus sacrés.
Les dieux du foyer avaient définitivement abandonné le domaine. Ces ruines croulantes étaient tout ce qui restait d’une maison prospère ; ce silence de mort avait succédé au joyeux bruissement de vie qui animait, hier encore, cette cour maintenant déserte et ces champs en friche.
Si la guerre a meurtri affreusement dans leur chair tant de malheureux, ne peut-on plaindre aussi nos plus belles régions de France si horriblement mutilées ? Il y a des visages, inhumainement défigurés par la mitraille, qui nous émeuvent profondément ; mais les profanations de tant de villes, de bourgades, de hameaux, de tant de paysages français dont le beau visage si pur, si classique a été sauvagement meurtri, ravagé, n’est-elle pas pitoyable aussi ?
...J’abandonnais ces tristes lieux et rentrais à la batterie.
Dans l’après-midi, je demandais au lieutenant Jacomy l’autorisation d’aller explorer les environs de Tracy-le-Mont. Avec un de mes camarades, nous traversâmes le pars d’Offemont jusqu’au débouché devant Tracy-le-Mont, à la maison du Garde. Arrivé là, je donnais mon cheval à garder à l’abri du mur, et montais sur un hêtre gigantesque situé au bord de la route et où les artilleurs de la division avaient aménagé un observatoire sommaire. De ce perchoir, on avait une vue très nette sur tout le secteur.
Presque à mes pieds se groupaient les maisons de Tracy-le-Mont ; plus loin la masse sombre du bois St-Mard s’étageait au dessus de Tracy-le-Val ; on se battait avec acharnement dans ce bois depuis quelques jours, ainsi que dans le ravin de Puisaleine tenu par les zouaves. Plus à droite s’étalait le plateau de Quennevières d’une désolante nudité avec ses fermes en ruines. Au loin, les plateaux d’Autrèches et de Nampcel disparaissaient dans le bleu vaporeux de l’horizon.
En ce moment la canonnade faisait rage. Les allemands couvraient d’obus tout les environs. Entre Quennevières et le parc d’Offemont, la plaine était balayée par les shrapnels qui, partout, arrivaient rapides en salves aux sifflements aigus. Les détonations se succédaient, brutales, tandis que les éclats et les balles ronflaient aigrement en tout sens, soulevant d’innombrables jets de poussière. Plus près de nous, de gros obus, venant de Carlepont, tombaient à 500 mètres de là sur Tracy-le-Mont. Après un sifflement prolongé, ils éclataient avec un bruit formidable, soulevant sur le village d’énormes nuages de poussière. Le tir bruyant de nos 75 et le claquement sec des mitrailleuses ponctuaient rageusement ce concert, tandis que, derrière la crête de St-Mard, immobile et impassible, un de ces ballons allemands à la forme allongée, que nous appelions saucisse, semblait présider au spectacle. Je restais ainsi près d’une grande heure sur mon perchoir, tout entier absorbé par cette féerie à la fois si grandiose et si terrible .
Après une accalmie le concert repris de plus belle vers quatre heures, puis tout se calma.
Je n’apportai malheureusement aucun renseignement intéressant. Impossible de dépister les batteries ennemies, invisibles derrière la crête ou tapies au fond des ravins boisés.
Le soir un avion allemand survola notre batterie. Naturellement les avis furent unanimes ; nous étions repérés et nous ne tarderions pas à nous en apercevoir...
- Château d’Offémont (carte postale ancienne trouvée sur internet)
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Le 30 septembre je fus envoyé en liaison auprès du Colonel Battet, commandant l’artillerie, dont le P .C. se trouvait au château d’Offemont, avec l’état-major du général Comby qui commandait la 37e division d’Afrique. Je me présentais au colonel ; c’était un beau type de vieil officier français à la stature droite et au franc regard. Il me reçut très aimablement et me fit l’honneur de me serrer la main.
Ma mission, très simple, consistait à transmettre les ordres du colonel au groupe. J’avais de nombreux loisirs ; dans l’intervalle de mes courses je parcourais paisiblement le parc tout embelli par la douce lumière de cette fin de septembre. J’admirais les belles proportions du château et m’intéressais surtout aux deux armures du XIVe siècle qui, dressées de chaque côté de l’escalier monumental, évoquaient des spectacles d’un autre âge. Tout autour c’était un fouillis d’uniformes divers : zouaves , turcos, spahis, artilleurs de la brigade marocaine se coudoyaient mettant une note de gaité dans l’ombre des sous-bois.
J’appréciais entièrement ces quelques journées de détente relative. N’eut été le va et vient de toutes ces troupes, le bruit de la canonnade, le sifflement des obus qui se croisaient au-dessus de nos têtes j’aurais pleinement goûté, dans le décor de cette jolie demeure, le charme pénétrant de ce début d’automne...
La rencontre la plus intéressante, durant mes allées et venues, fut celle que je fis le 1er octobre dans les herbes folles qui envahissaient les chaumes en friche. Un faisan, pris au lacet, se débattait en poussant des cris aigus ; tout heureux de l’aubaine, je sautais prestement au bas de mon cheval ; je tuais sauvagement la malheureuse bête et l’enfournais au fond de ma sacoche . Et c’est ainsi, qu’une fois de plus se trouva vérifié ce proverbe : « celui qui récolte n’est pas toujours celui qui a semé ».
À la nuit, le faisan fut dégusté et apprécié ; on l’arrosa d’un excellent vin vieux qui provenait, paraît-il, d’un chargement allemand confisqué sur un bateau vers Rethondes. Ce vin, que l’Intendance nous distribuait libéralement à raison de ¾ de litre environ par jour, avait un arôme, un bouquet, un velouté que je ne devais jamais plus, hélas, retrouver dans le pinard gouvernemental de la guerre !
Chaque soir la batterie bivouaquait dans les mêmes parages, vers Sainte-Claire. Nous allumions de grands feux, car les soirées devenaient fraîches. Ensuite chacun s’installait tant bien que mal. Je couchais sur le sol sous un de mes caissons, dans une bonne litière de paille et j’y dormais fort bien.
La nuit suivante, je fus arraché à ce doux sommeil par un bruit surprenant et étrange ; c’était comme une sorte de grognement continu qui se produisait juste à hauteur de mon oreille. Je m’arrachais en maugréant à la tiédeur de ma couche et sortis en rampant d’entre les roues du caisson. Je distinguais alors dans l’obscurité deux chevaux en maraude qui, sans vergogne, broutaient ma litière l’un à la tête, l’autre aux pieds. Furieux, je saisis une corde, et, à grands coups, chassais les intrus. Ayant ainsi assuré la police de ma maison, je pus de nouveau dormir de ce beau sommeil du soldat en campagne.
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Le samedi 4 octobre, une section de la 9e batterie alla prendre position dans le bois près de Bernauval. J’étais en tête guidant la colonne sur la route de la Ceuse à Tracy. Un brouillard épais couvrait le matin le plateau, dérobant notre marche à la vue de l’ennemi. En traversant Tracy-le-Mont, je pus voir les effets terrible du bombardement du 29. Partout des maisons écroulées, des murs calcinés, un amas informe de moellons, de briques, de tuiles, de poteaux télégraphiques renversés. Certaines maisons incendiées de fond en comble ne gardaient que leurs murs noircis. Dans d’autres quartiers, on pouvait voir des habitations dont un seul pan de mur s’était écroulé, montrant à la lumière crue du jour l’intimité brutalement violée des appartements avec leurs meubles renversés.
La section se mit en position dans une clairière à 500 mètres à l’est du village. Pour mon compte, je fus chargé par le capitaine Gérard de remettre un pli à la 74e brigade à Ollencourt. Je partis à cheval et descendis la pente raide du sentier de Tracy à Ollencourt. Dans le chemin, une douzaine de chevaux s’empilaient les uns sur les autres, horriblement ballonnés, les membres raides, et dégageaient une odeur épouvantable. Je me hâtais ; plus loin, au bas du raidillon, quelques tombes d’artilleurs fraîchement recouvertes alignaient leurs funèbres croix ; je remarquais en ce moment avec déplaisir que la grande rue de Nauvaize-Ollencourt que je devais suivre était bombardée avec des obus de gros calibre qui explosaient avec un fracas épouvantable. Je traversais au trot ces deux villages complètement ruinés, et après avoir failli recevoir un 105, j’arrivais au P.C. de la brigade placé au pied des pentes du bois St-Mard.
Cette journée quelque peu agitée fut la dernière de la série, une période d’accalmie commençait ; depuis quelques jours, les allemands se déplaçaient vers le Nord-Ouest ; la bataille de l’Aisne s’assoupissait, le front se stabilisait, et l’ère de la guerre de tranchée allait s’ouvrir.
Je fus après cela détaché définitivement auprès du colonel Battet ; c’était un poste agréable et laissant de nombreux loisirs . Je vivais en sybarite, lisant avec délice « Les Chouans » de Balzac que j’avais emporté à mon départ, interrompant ma lecture, faisant de nombreuses manilles avec les sapeurs télégraphistes, ou rêvassant dans le parc. J’étais en excellents termes avec eux, ainsi qu’avec la gendarmerie, cela m’avait valu le double avantage d’être admis à la popote de la maréchaussée, et d’obtenir une paillasse dans le local des sapeurs.
À temps perdu, je m’enfonçais dans les sous-bois sans fin. Ce début d’octobre était d’une douceur sans pareille. Les premières touches de l’automne auréolaient d’or pâle ou de pourpre les mouvantes frondaisons (???) ses antiques forêts du Valois.
Le 19 octobre, le capitaine Gérard m’appris ma nomination au grade de sous-lieutenant. Cette nouvelle me combla d’une joie profonde. Je dis adieu à mes bons camarades les sapeurs Benezet, Serre, Melon et Séchelet, et le soir-même je pus goûter au menu préparé par Tyssandier, un bon camarade de Champs à la popote des officiers du groupe et je couchais au château. Pendant les jours qui suivirent, je goûtais pleinement les délices de ma nouvelle situation. En attendant que l’on me donne une affectation, l’on me laissa toute liberté ; je me rendais à Compiègne, je m’habillais, je m’équipais et je l’avoue à ma grande confusion (qui n’a pas eu ces petits mouvements d’orgueil), je ne pouvais m’empêcher d’admirer mes beaux galons de sous-lieutenant fraîchement cousus.
Le colonel Battet avait reculé son P.C. au Croutoy. C’est là que le 21 octobre, je me présentais à lui pour y prendre connaissance de mon affectation. Celui-ci voulait me renvoyer au dépôt, les cadres du 13e groupe étant au complet. Je protestais énergiquement et demandais à défaut du 3e groupe à être affecté au 4e groupe qui se trouvait en position plus à l’est, vers Vic-sur-Aisne. Ce même jour, le maréchal des logis Hiel de ma batterie fut tué vers Quennevières d’une balle de shrapnell à la position au moment où il quittait le bataillon d’infanterie auprès duquel il était en liaison. Il ne mourut pas instantanément, il vécut encore quelques instants et ses dernières paroles furent celles d’un brave « dites à ma mère que je suis mort en faisant mon devoir ». Les obsèques eurent lieu le lendemain. Nous entrâmes dans une petite maison abandonnée d’Offémont. Le corps était étendu sur le sol. À côté de Hiel, sur la paille, une autre forme rigide se devinait sous un drap blanc. Notre pauvre camarade, le bras replié sur sa poitrine, le torse nu recouvert seulement de sa tunique, fut saisi par quelques hommes et déposé dans le cercueil. Le spectacle de la mort est toujours douloureux, mais la vue du cadavre froid et raide de celui qui la veille encore était plein de vie et de gaîté nous fut particulièrement pénible ; c’était dans la batterie le premier de nous qui était tué à l’ennemi, et chacun de nous se demandait si la mort fatale ne l’atteindrait pas bientôt. Le couvercle du cercueil une fois vissé, un prêtre récita le « De profundis » et huit artilleurs de la batterie transportèrent le cercueil dans le cimetière militaire creusé derrière l’ambulance d’Offemont, où tant des nôtres reposaient déjà. Près de la fosse, le prêtre récita la prière des morts. Dans le ciel gris et voilé d’octobre, cette scène était d’une mélancolie poignante. Tout autour de nous, les vigoureuses frondaisons de la forêt de Laigne s’étageaient en mêlant dans une harmonie puissante toute la splendeur de leurs chauds reflets d’or et de cuivre. Dans ce décor d’une douceur tranquille, les paroles du prêtre tombaient dans un silence profond, et je me disais : comment se pourrait-il que tout ce qui en ce malheureux ressentant hier encore les émotions du cœur, formait les conceptions de l’esprit, comment tout ce qui en nous peut éveiller ces mille sentiments délicats qui nous séparent de la bête, tout cela serait mortel ? Et à l’heure actuelle, il ne resterait plus de cette intelligence et de ce cœur qu’un corps froid et inerte ? Non ! Non ! Je ne pouvais le croire : pendant que le capitaine Gérard la voix étranglée par l’émotion disait un dernier adieu au valeureux sous-officier , je le voyais déjà dans un monde meilleur où il avait reçu la récompense de son sacrifice...
Je continuais pendant quelques jours encore à vivre au château de Sainte- Claire dans le farniente le plus complet. J’avais une très belle chambre, de beaux draps brodés dans mon lit, et Tyssandier m’apportait le matin le chocolat dans ma chambre. Après les débuts pénibles de la campagne j’appréciais pleinement ce bien-être sans me soucier nullement du lendemain.
V - Le plateau de Nouvron-Vingré
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Enfin ma mutation pour le 4e groupe me fut communiquée. Je me mis en route le 25 octobre pour Hors, près de Vic sur Aisne, cantonnement du groupe. En arrivant à Hors, j’aperçus un rassemblement et reconnus des officiers du 4e groupe, dont le capitaine Ducrot. On enterrait un officier de la 10e batterie, le sous-lieutenant d’Aboville tué la veille d’une balle à la tête à Confricourt, en se montrant imprudemment au-dessus d’une tranchée à 200 mètres de l’ennemi. Le capitaine Schmidt commandant la batterie prononça un discours plein de grandeur d’âme et que n’aurait pas désavoué un spartiate. La cérémonie terminée, je me présentais au commandant. Celui-ci et le capitaine Schmidt me reçurent fraîchement, se figurant que je prenais une place dans le groupe et allais arrêter l’avancement de leurs sous-officiers. Je démontrais que je n’étais pas incriminable, ma nomination remontant déjà à plusieurs semaines. Je déjeunais à Hors et me rendis ensuite aux positions du groupe. Les 3 batteries étaient installées sur la lisière nord du bois de Hors à 1km sud-ouest de la cote 138. Le P.C. Du groupe était au centre des batteries. Je me présentais au capitaine Boullu commandant le groupe. Celui-ci après avoir consulté le lieutenant Barlu son adjoint, m’affecta à la 11e colonne légère commandée par le capitaine Chevillard.
Je me rendis donc au groupe des colonnes légères. Celui-ci était cantonné à la ferme de Vauberon, immense bâtisse s’élevant dans la nudité des plateaux du sud de l’Aisne.
Huit jours après mon arrivée, je me rendis à la cote 138, et je fus mis pour la journée à la disposition du capitaine Schmidt. Ce dernier m’emmena avec lui et me fit faire une longue randonnée dans le secteur.
Quelques jours après, le 8 novembre je crois, je reçus l’ordre de rejoindre la 10e batterie. Mon séjour aux colonnes légères n’avait pas duré 15 jours.
La 10e batterie était en position à la droite du groupe, ensuite venait la 11e batterie, et enfin la 12e dont les 4 pièces étaient presque à la hauteur de la route de Hors à Nouvron. De l’autre côté de la route, le groupe de renforcement du 16e était en position et je revis là mon ancien capitaine du temps de paix le capitaine Gastine ainsi que plusieurs camarades de régiment.
Notre groupe prêtait son appuis aux 63e et 14e divisions, la première tenant le front Fontenoy-Confricourt-cote 150, la seconde cote 150-Hautebraye-St-Victor-St-Liorade.
- La ferme de Vaubéron, Aisne, le 30 avril 1916...Photo Joseph Pageix (qui fit lui-aussi un séjour à Vaubéron, mais mon grand père et mon grand oncle ne se connaissaient pas encore...)
- Même ferme, prise de l’observatoire (d’artillerie) de Pouy août 1916 (photo Joseph Pageix)
Je me mis aussitôt au courant de mes fonctions de chef de section et fit connaissance avec les officiers du groupe. La popote se trouvait dans le village de Hors où j’avais également une chambre, et je couchais au village et à la position alternativement avec mon camarade le lieutenant Daum de la 10e batterie.
La popote du groupe présentait un mélange bien caractérisé de types et de caractères bien dissemblables.
L’officier qui à mon arrivée attira immédiatement mon attention fut le capitaine de Sahuqué. Ce nom lui convenait parfaitement et évoquait très bien le personnage, capitaine de cavalerie de territoriale, vieux beau à monocle, le crâne lisse, et dont les bajoues rougies attestaient le faible qu’avait cet officier pour l’alcool ; mais ce qui frappait dans cette physionomie, c’était le nez, un nez énorme, luminescent, truculent un vrai nez rabelaisien, plus rouge encore que le visage qu’il ornait. Inutile de dire que le moral répondait au physique. Le capitaine de Sahuqué était un convive agréable, aimant ses aises, la bonne chair et les histoires égrillardes.
Quant au capitaine Boullu, vieux vétéran à moustaches grises, il avait la réputation de manquer de calme et de sang-froid . Et en effet, tout en lui dénotait une nature agitée et brouillonne. À table, il s’agitait, s’exclamait, et discutait. C’était un brave homme, mais ce n’était pas un chef.
L’adjoint du capitaine Boullu était le lieutenant Barlu, officier sortant de Polytechnique, intelligent certes, mais arriviste et d’un caractère insupportable ainsi que malheureusement je pus, par la suite, le constater.
Parmi les officiers comptant à l’état-major du groupe il y avait encore le lieutenant Veinderheim, écrivain, le capitaine de réserve Jordan d’une ardeur juvénile et marcheur intrépide toujours par monts et par vaux, et qui était au comble du bonheur lorsqu’il pouvait passer une nuit en première ligne, aussi inconfortablement que possible dans la boue des tranchées.
Le lieutenant Balluisant, avocat au Conseil d’État, vieux sectaire radical à qui la guerre n’avait rien appris, toujours apparaissait à la popote comme un dandy, élégant, tiré à quatre épingles.
La 12e batterie était entre toutes la batterie des gens calmes. Le capitaine Jourdonnat qu’une longue barbe vieillissait à cette époque outre mesure, commandait paternellement mais avec compétence son unité, assisté du lieutenant de réserve Lehmann, aussi prudent et aussi paisible que son commandant d’unité. Là, on ne s’affolait pas, et on savait concilier la mission à remplir avec l’économie des forces et du sang du personnel.
La 11e batterie était commandée par le capitaine Roumigous, un méridional au corps d’athlète, d’une intelligence très vive mais malheureusement ayant un faible excessif pour la boisson alcoolisée. Son lieutenant en premier Berninet, vieil adjudant promu officier à 15 ans de service, se distinguait par une ignorance et un sans-gêne remarquables.
J’ai déjà parlé du capitaine Schmidt. Cet officier me reçut d’une façon parfaite dans sa batterie. D’une taille très grande, cet alsacien aux yeux bleus s’était fait une conception sévère du devoir, et n’aurait pas dévié d’une ligne du chemin qu’il s’était tracé. Il était profondément religieux, et avec cela d’une sévérité rigide avec ses hommes comme d’ailleurs envers lui-même, parce qu’il pensait que son devoir était d’obtenir que tout dans sa batterie marchât sans faiblesse et que seule, une discipline de fer pouvait l’obtenir. Cela n’empêchait pas le capitaine Schmidt d’être très bon pour moi et quoi qu’en aient pu dire ses détracteurs, et Dieu sait qu’il en avait, j’ai gardé de lui un excellent souvenir et ma profonde estime pour son caractère, même si, à mon avis, sa méthode de commandement pêchait par excès de rigidité.
Le lieutenant de réserve Daum était le fils des verriers de Nancy, quoique gendre d’Henri Poincaré, et allié au Président de la République, il était le camarade le plus simple du monde, et ne se targuait pas -comme l’auraient fait bien d’ autres- de ses alliances illustres. Il était simple lieutenant de batterie et n’avait pas cherché à faire valoir ses relations pour obtenir un poste plus agréable. C’était un officier d’une intelligence remarquable et d’une grande piété, et de plus un excellent camarade.
Pendant la première journée de mon séjour à la position 138, je me mis au courant peu à peu de mes fonctions de chef de section ; somme toute la vie n’avait rien de désagréable dans ce bois. La batterie n’avait pas encore été bombardée, et chaque jour amenait de nouveaux progrès d’installation. Nos 4 pièces de 95, bien en place sur des plates-formes et bien dissimulées montraient leurs gueules de bronze à l’orée du bois. À proximité immédiate, des huttes en terre et en branchages abritaient les servants. Nous nous étions fait faire une cabane en planche enfoncée dans le sol. Lorsque j’étais de garde, je passais là de bien agréables veillées assis devant un bon feu de bouleau qui pétillait en embaumant la cabane...Les pieds au feu tout en fumant une pipe, je rêvassais et songeais à ceux que j’avais laissés bien loin en Auvergne. Quelquefois, ma rêverie était brusquement interrompue par la fusillade qui s’allumait là-bas vers Nouvron et gagnait tout le plateau. Généralement, tout se calmait rapidement et les claquements des fusils s’éteignaient peu après.
Le 11 novembre au soir, j’étais de garde à la batterie. Les 14e et 63e divisions devaient attaquer le lendemain et durant toute la nuit je fis exécuter des tirs. Les canons de 75 appuyèrent cette préparation qui consista en quelques centaines de coups de canon tirés la nuit sans aucune précision possible. À l’aube, les deux divisions attaquèrent ; la 63e sur Nouvron, la 14e sur St-Victor et Ste-Leorade. Le résultat ne pouvait être douteux ; derrière les retranchements et les fils de fer intacts les mitrailleuses crépitèrent, et semèrent la mort dans les rangs de nos soldats. Seule la 14e division progressa légèrement vers Ste-Léorade, tandis que devant Nouvron, et surtout à St-Victor les pantalons rouges couvrirent le sol d’une moisson de coquelicots sanglants.
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Après cette affaire, le secteur se stabilisa. Dans nos lignes les premières tranchées s’approfondissaient et des boyaux de communication se creusaient un peu partout. Le groupe avait entrepris la construction de deux observatoires : l’un dit des chasseurs au plateau de Nouvron et l’autre situé à la corne d’un bois sur l’éperon faisant face à Hautebraye.
La semaine qui suivit, je fis avec le capitaine Schmidt quelques reconnaissances dans le secteur. Je traversais ainsi le village de Berry à moité ruiné par le bombardement. Dans un groupe de maisons, un obus éclatant sur la route avait projeté des débris sanglants sur les murailles et marqué ces maisons de plaques sanglantes.
Je passais la plus grande partie de mon temps à faire un agrandissement au 1/10000e de la carte au 1/80000e avec quadrillage kilométrique et emplacement de la batterie. Ce fut notre premier plan directeur.
- Un observatoire (photo Joseph Pageix).
Le capitaine Schmidt lui, était toujours par monts et par vaux. Lorsque de la batterie je voulais voir le secteur, je grimpais sur l’arbre-observatoire du groupe et de là je pouvais voir à droite la silhouette tragique des ruines de Confrécourt, puis le ravin de Vingré et, au-delà la longue ligne horizontale du plateau de Nouvron sur laquelle fusaient les gerbes noires des percutants. J’alternais avec Daum pour le service de nuit, et continuais à passer une nuit sur deux dans la sympathique cabane au bon feu clair. De temps à autre, deux compatriotes du groupe du 16e venaient veiller : l’un un brigadier nommé Juillard de Cheylade, et l’autre maréchal des logis nommé Roussel de Champagnac. Nous parlions du pays, de la guerre, et, étant ainsi rassemblés, il nous semblait que le sol natal était moins loin.
Le 21 octobre au matin, je partis pour Chevillecourt pour observer le résultat d’un tir exécuté par le groupe. Après avoir traversé St-Christophe et le village de Berry, je pris le sentier raide qui gravissait les pentes de l’éperon ; sur un plateau près d’une carrière, je vis une pièce de 75 isolée et qui, placée à 1500 mètres de l’ennemi, n’avait pas encore été repérée. Je crois que c’est ce jour-là que l’idée que nos 95 pouvaient en faire autant germa dans mon esprit. Je traversais l’éperon par un semblant de boyau qui n’avait pas un mètre de profondeur. Le plateau était balayé par deux maudits 77 embusqués dans la vallée de l’Hozier en avant de Morsain. Après avoir essuyé leur feu, j’arrivais à l’observatoire. Nos batteries venaient d’ouvrir le feu sur les carrières d’Ouilly. Ne voyant pas l’objectif, je me portais à 100 mètres plus loin en remontant le boyau en forme d’équerre et partais de l’observatoire en remontant sur le plateau. À ce moment, une compagnie du 42e d’infanterie traversait le boyau pour se rendre au ravin de Hautebraye tenu par le régiment. Le temps était clair. Toute une rangée de bustes émergeaient ainsi, imprudemment, sur une crête, bien en vue de l’ennemi. Le résultat de cette imprudence ne se fit pas attendre. Les deux 77 se mirent à tirer rageusement. Deux coups partirent, immédiatement suivis d’un sifflement rapide et de deux détonations qui claquèrent à nos oreilles. Les shrapnels écrêtaient le boyau faisant pleuvoir la terre et les cailloux sur nous. Au départ de chaque salve, je m’allongeais à plat-ventre dans le boyau étroit et immédiatement après je me relevais pour observer notre tir. À la fin, tout se calma, nos fantassins reprirent leur chemin l’échine basse, et notre tir étant terminé, je me dirigeais vers l’observatoire. Au détour du boyau, un triste spectacle s’offrit à ma vue. Un shrapnel avait éclaté sur le talus même du boyau. Deux fantassins gisaient au fond de la tranchée, l’un tenant les deux bras en avant et à demi renversé en arrière, le second accroupi sous son camarade qui le recouvrait à demi. Le premier atteint au cou était bien mort ; j’appelais le second et le tirais par les pieds pour voir s’il vivait encore. À ma grande surprise l’homme répondit d’une voix blanche, sortit sa tête, et finalement se releva ; il n’avait aucun mal, mais la commotion l’avait abruti. En se dégageant, le corps de son compagnon n’étant plus soutenu se renversa complètement en arrière. Je revois encore cette face exsangue aux lèvres décolorées regardant le ciel de ses yeux ternis où la lumière de la vie ne brillait plus...
Je vis encore un blessé qui vint se réfugier à l’observatoire. Les infirmiers vinrent bientôt le chercher et l’évacuèrent.
Le lendemain dimanche 22 à l’aube, je repartis pour la même région avec mission d’entrer en relation avec la 35e et de reconnaître des objectifs. Chemin faisant ayant rencontré de nombreux sillons de percutants je relevais à la boussole la direction et pris des croquis, ce qui me retarda quelque peu. J’arrivais au boyau de Hautebraye ; seules des traces de sang subsistaient. Le cadavre avait été enlevé. Je passais à l’abri où un téléphoniste était installé et je rendis compte de mon arrivée. Je me présentais ensuite au commandant du régiment et visitais le secteur tenu par la 35e sur les pentes de l’éperon et dans le ravin de Hautebraye. Dans un chemin creux régnait une activité de fourmilière. Un vrai village primitif s’élevait à l’abri du talus protecteur. De toutes parts, le talus s’entaillait pour recevoir les abris en planche. Les créneaux sournois qui s’ouvraient au sommet du parapet de la tranchée rappelaient que ces occupations n’avaient rien de pacifique.
Brusquement, le galop d’un cheval résonna devant nous sur la route de Morsain à Chevillecourt. Un cavalier allemand se rendait à bride abattue vers Chevillecourt. La fusillade s’alluma brutalement tout le long du chemin creux et réveilla les côtes endormies de la vallée ; ce fut une débauche vaine de munition ; l’allemand était à l’abri dans le village. Je pris des renseignements auprès des fantassins. On me montra un bosquet de sapins dans lequel on disait avoir vu des lueurs de pièces. Quant aux 77 de la veille, ils étaient introuvables et pourtant ils tiraient hier face à nous dans le ravinet pour ainsi dire à notre barbe.
Le soir en rentrant je reçus une observation de la part du colonel Lucatte commandant l’artillerie parce que j’étais arrivé à l’observatoire deux minutes après l’heure prescrite. Il me fallut fournir un compte rendu écrit pour expliquer la cause de ce retard. Ce fut la première observation que je reçus comme officier, et elle me blessa profondément. Le capitaine Shmidt avec bonhomie me dit quelques bonnes paroles, mais resté seul le soir dans la cabane de 138, je ruminais tristement sur cet incident, ce qui prouve que je n’étais pas encore imbu de la tranquille philosophie des vieux troupiers.
Depuis l’affaire du 1e novembre, il n’y avait pas eu d’alerte sérieuse. La bataille de l’Aisne était bien finie et c’était l’interminable guerre de tranchée qui commençait. Devant nous, le plateau de Nouvron se couvrait d’innombrables traînées de terre fraîchement remuée ; c’étaient-là les seuls vestiges des travaux de sape qui s’exécutaient de toutes parts et de l’inextricable réseau de cheminements et de parallèles, dont le lacis de traînées brunes s’étendait en lignes brisées sur le fond jauni de la plaine inculte. À l’abri de ce travail de taupe, toute une vie souterraine s’organisait, et le paysage eut semblé désert n’eut été l’aboiement puissant du canon, et les gerbes de terre qui jaillissaient sur l’horizon triste de la cote 150.
Le 24 novembre après-midi, accompagné du capitaine Prickel, j’entrepris la visite complète du secteur tenu par la 14e division. Je commençais ma randonnée par la partie ouest de la cote 150. De toutes parts, la vie souterraine s’organisait. Des équipes de fantassins approfondissaient cheminements et boyaux parallèles, creusaient des abris dans les parois latérales, ou aménageaient les créneaux de tir. Tous ces hommes, la barbe hirsute, les pieds boueux, le képi recouvert du manchon d’un bleu sali et lavé, portaient sur eux les stigmates d’une vie misérable.
De 10 mètres en 10 mètres, une sentinelle le fusil chargé, l’œil au créneau observait l’ennemi. À travers l’étroite ouverture son champ d’observation était bien limité ; une bande de terrain inculte et à 200 mètres, la tranchée ennemie, mince cordon de terre où, lui-aussi, le guetteur allemand veille. Je longeais ainsi toute la crête ouest du plateau de Nouvron et j’arrivais dans la vallée de Hautebraye où, après avoir traversé le rû d’Hozier, je gravis les pentes raides de l’éperon St-Victor.
L’on avait attaqué le 12 novembre devant St-Victor, et je n’oublierai jamais le triste spectacle qui s’offrit à mes yeux ; devant le bois dépouillé, le champ de betteraves, qui formait glacis sur un espace de 200 mètres séparant des tranchées adverses, était couvert d’une funèbre moisson de pantalons rouges semblables à une jonchée de coquelicots flétris qui parsemait le sol.
Le soir tombait. La brume couvrait le plateau et voilait déjà les dépouilles mortelles de tous ces braves. L’un d’eux avait placé son sac pour soutenir sa tête et était mort ainsi face au ciel. Je voyais tout près le visage d’un autre tourné vers nos lignes, visage jeune et non encore flétri. Plus d’une centaine de nos soldats avaient vainement sacrifié leur vie et avaient été fauchés devant les fils de fer intacts par les mitrailleuses allemandes traîtreusement tapies là-bas derrière les noirs créneaux, et leurs cadavres devaient se dessécher entre les lignes jusqu’au replis allemand de mars 1917.
Nos guetteurs, le fusil dans le créneau, familiarisés déjà avec le spectacle de la mort, paraissaient impassibles ; Quant à moi, je maudissais tout bas ceux qui avaient donné l’ordre de l’offensive stupide du 12 novembre.
Ces offensives partielles, si coûteuses, firent couler tant de sang dans l’hiver 1914-1915 sans obtenir aucun résultat. Quand je pense à la parole du généralissime Joffre : « nous les grignoterons », responsable de ces sacrifices inutiles, je me demande comment on a pu élever cet homme sur le pavois !
Je quittais enfin le plateau de St-Victor et pris la route de Hors. La nuit était venue. En arrivant vers St-Christophe, quelques obus sifflèrent dans la vallée. Preckel s’allongea à plat ventre dans le fossé et se salit bien visiblement d’ailleurs. Par la suite, je devais constater que ce brave garçon connaissait visiblement ce genre d’assouplissement. En arrivant à Hors, je lui offrit l’apéritif pour le remettre de son émotion.
-3-
Ce jour-là, nous reçûmes au groupe trois nouveaux officiers, Messieurs Hachette, Guenil et de Romeu. Des deux premiers, je ne dirai rien, car ils quittèrent le groupe au bout de quelques semaines. Le lieutenant de Romeu, professeur de géologie à l’École Centrale, s’était fait affecter à l’état-major du groupe. C’était un camarade charmant qui malheureusement devait sous peu avoir une fin tragique. Ce fut vers cette époque qu’un petit incident vint égayer notre popote. Un officier du groupe, le lieutenant Vandereim, critique distingué et qui actuellement collabore à la « Revue de Paris », entretenait des relations épistolaires avec la direction de « l’Écho de Paris ». Un beau jour, nous lûmes un entrefilet à peu près ainsi conçu : « Un de nos amis Mr Vandereim nous écrit : nous sommes en lignes, et nos conditions d’existence sont des plus précaires. Ce sont des alertes perpétuelles de jour et de nuit. Mais quelle belle vie ! Voilà ce que font nos boulevardiers ! » Cet article excita naturellement la verve moqueuse des hôtes de la popote, mais le lieutenant Vandéreim supporta philosophiquement l’averse de quolibets.
Ce fut vers cette époque que furent fusillés à Vingré un caporal et quelques hommes du 198e d’infanterie, pour abandon de poste. Le commandant fit une grande publicité sur cette affaire, en quoi il avait tort, car elle produisit un effet déplorable.
Le groupe tiraillait de temps à autre. L’événement le plus considérable fut la destruction du clocher d’Autrèches par la 11e batterie qui, paraît-il, servait d’abri à un mitrailleur allemand. Il fallut 94 obus allongés pour en venir à bout.
Somme toute, l’existence dans ce secteur, partagée entre la cote 138 et Hors, devenait assez monotone. Depuis quelques temps, je ruminais un projet que je confiais enfin au capitaine Schmidt qui le trouva entièrement à son goût et s’empressa d’en parler au capitaine Boullu. Il s’agissait d’envoyer une pièce isolée en première ligne afin de pouvoir atteindre des objectifs éloignés.
L’affaire fut rapidement réglée. Nous reconnûmes, le capitaine Schmidt et moi, un emplacement au nord-ouest de Vingré, sur la lisière du bois bordant le ravin. À 100 mètres plus haut sur la crête se trouvait le P.C. Du bataillon d’infanterie et s’ouvrait le réseau des tranchées.
Le 1er décembre à 11h30, je partis avec le maréchal des logis Viguier et le personnel de la 4e pièce, le maréchal des logis Giraud et 9 hommes. Aussitôt arrivés, tout le monde se mit au travail. Les premiers travaux de déblaiement furent exécutés et le sol devant soutenir la plate-forme fut nivelé.
La nuit vint, une nuit froide de novembre. On alluma du feu derrière le mur en pierres sèches qui bordait le bois et le cuisinier de la pièce prépara la soupe dans une énorme marmite ; accroupis derrière le mur et enveloppés dans nos manteaux, nous attendions philosophiquement l’heure de la soupe lorsque brusquement, sans cause apparente, sur la crête des coups de feu claquèrent. La fusillade instantanément s’alluma bruyamment sur tout le plateau et une volée de balles rasant les pentes du ravin passa en bourdonnant au-dessus de nos têtes. Le dos courbé, à l’abri du mur, nous attendions que l’alerte prit fin. Dans l’air froid du crépuscule, les détonations avaient une résonance étrange. Enfin, le crépitement devint moins intense. Il cessa et le silence ne fut plus rompu que par le tiraillement de quelques isolés.
Nous passâmes la nuit dans le fossé qui longeait la muraille , protégés tant bien que mal par des tôles abandonnées sur les pentes du ravin et sur lesquelles on fit main-basse. Quelques trous creusés hâtivement contre le mur et recouverts de quelques tôles nous servirent d’abris pour la nuit.
Transis de froid, j’écoutais mélancoliquement le vent d’hiver siffler dans les arbres, lorsque Viguier entra m’apportant une brassée de bois. Le feu fut allumé et la douce chaleur dissipa l’humidité de la hutte. Grâce à ce feu, la nuit fut relativement agréable.
Le 2 et le 3 décembre, les travaux continuèrent et à la nuit, une corvée nous apporta comme la veille, avec le ravitaillement, une provision de matériaux. Enfin, le 3 décembre à la nuit la pièce fut amenée à sa position et installée sur sa plate-forme.
Le lendemain, je reçus la visite du capitaine Schmidt qui m’emmena avec lui aux carrières de Berry pour reconnaître je ne sais quelle position. En revenant, je m’attendais à explorer la vallée de Vingré. Le bois qui recouvrait la pente nord du ravin de Vingré et dans lequel se trouvait notre position avait été le témoin d’une rude contre-attaque allemande en septembre 1914. Des éléments de tranchée creusés au début de la bataille de l’Aisne sillonnaient les pentes du ravin. Des débris de toutes sortes étaient amoncelés et en un pêle-mêle pitoyable se mêlaient sacs, képis, fusils, cartouchières, linges, lettres. Bien des soldats du 106e et du 294e étaient tombés. À chaque pas s’élevait une nouvelle croix blanche surmontée d’un képi garance . La mitraille couvrait le sol de ses débris rouillés tandis qu’au dessus du sol, aux épines des fourrés et aux branches d’arbres s’accrochaient des lambeaux de pantalons rouges et même des débris humains projetés par l’explosion formidable des 105 percutants. Un peu plus loin le cadavre d’un fantassin écroulé sur le dos la face vers le ciel et le fusil près de lui achevait de noircir dans sa capote bleue. En voyant ce malheureux, je me rendis compte une fois de plus combien peu de chose est un être humain et je me rappelais ces paroles de l’Église : « Homme, tu n’est que poussière et tu retourneras poussière ». Je demandais à faire creuser une tombe à ce cadavre.
Rentré à la batterie, je préparais quelques tirs . Les allemands tiraillaient sans cesse de Nouvron et les balles enfilaient la vallée, balayaient les pentes du ravin de Vingré. C’est ainsi que l’une d’elles s ’enfonça avec un bruit mat dans le sol juste à mes pieds au moment où sur la pente au delà du mur je mettais la pièce en direction.
Une liaison télégraphique avait été installée entre la position et l’observatoire des chasseurs situé à 500 mètres au nord sur la crête du plateau. Les travaux de construction de l’observatoire avaient duré plusieurs nuits. On accédait par un boyau et par une porte basse. On pénétrait dans l’espace étroit recouvert de rondins et de terre le protégeant conte les obus fusants et un large et étroit créneau permettait d’observer tout le secteur. Au premier plan les tranchées allemandes se montraient en avant des bois qui, du Rû d’Hozier, s’élançaient sur les pentes nord du plateau de Nouvron. Au-delà, voilés dans une brume bleuâtre les ravins de Morsain-Vassens, de Vaux et d’Ouilly et enfin barrant l’horizon d’une ligne horizontale, l’étendue morne des plateaux dénudés. La mise en direction de la pièce terminée, je me rendis à cet observatoire et réglait quelques tirs notamment sur la cote 160 ; j’envoyais quelques coups de canon sur un groupe de quelques hommes que je crus voir déboucher vers la lisière de la forêt : quelques secondes après, j’eus le plaisir de voir avec ma jumelle les allemands se jeter à plat-ventre dans les fossés de la route tandis que l’obus éclatait non loin d’eux. Pendant les jours qui suivirent l’amélioration de notre installation se poursuivit sans relâche. Nos abris devinrent plus confortables, la casemate de la pièce s’achevait.
Tous les jours je faisais ma petite tournée à l’observatoire et exécutais quelques tirs ; j’envoyais notamment un jour deux ou trois obus sur quelques boches qui débouchaient sur la route près de la ferme de la Forêt et quelques secondes après le départ du coup j’eus encore le plaisir de les voir avec ma jumelle détaler et disparaître dans les fossés tandis que le coup éclatait près d’eux. C’est de cet observatoire que je vis éclater les premiers engins de tranchée ennemis, sorte de bombes sphériques qui éclataient en dégageant une épaisse fumée noire. Le 6 décembre une quinzaine d’obus bien ajustés tombèrent autour de l’observatoire par trop visible. Nous entendions la terre et les cailloux voler sur la toiture fragile, mais aucun coup n’atteignait son but . Toutefois, le maréchal des logis chef de la 11e batterie en guettant le boyau fut blessé à la tête par un éclat d’obus.
Le même jour dans l’après-midi deux avions allemands survolèrent la région à faible altitude. Nous avions ramassé des lebels et des cartouches, et de la tranchée qui longeait la pièce, nous ouvrîmes le feu sur ces indésirables, mais naturellement sans résultat.
La construction de ma cabane avait été perfectionnée ; un toit en rondin, terre et tôle protégeait l’habitation contre les atteintes de la pluie et des balles. Les joints étaient soigneusement bouchés ; Le maréchal des logis Giraud, maître maçon, m’avait construit une cheminée en argile. Avec quelques planches on m’avait fait un mobilier très sommaire. De mon étroite fenêtre, je voyais bien à 3 mètres une croix funèbre, mais à la guerre, la crainte des revenants a vite disparu.
Le soir, devant un bon feu aux gais pétillements, je jouissais pleinement de la vie présente et sentais tout ce qu’avait d’agréable mon isolement. Dans ma petite cahute bien chaude, je me sentais chez moi et je savourais égoïstement mon bien-être. Pendant que mon ordonnance le brave Ducroy allait et venait, arrangeait mes affaires, brossait mes jambières, apportait du bois, je fumais tranquillement ma pipe et rêvassais en contemplant les braises incandescentes s’écroulant dans le foyer, tandis qu’au dehors, dans la nuit froide et hostile, le vent bruissait, agitant les branches effeuillées, et qu’à 500 mètres de là les coups de feu des guetteurs allemands claquaient dans la nuit.
Parfois, Viguier passait la veillée avec moi, et tous deux nous faisions sur la carte des exercices de tir, car il faut l’avouer, les méthodes de tir de l’artillerie lourde n’étaient guère connue des officiers du groupe, presque tous anciens artilleurs de 75.
Le 8 décembre j’étais ainsi tranquillement au chaud. Il était 8 heures du soir. Je fumais ma pipe en bavardant avec Viguier. J’avais fait ma tournée journalière à l’observatoire et auprès du chef de bataillon, et tiré notamment un groupe d’allemands que j’avais vu déboucher sur la route près de la ferme de la Forët. Observant à la jumelle, j’avais pu voir quelques secondes après le départ du coup mes boches détaler et disparaître dans les fossés, tandis que la fumée de l’éclat s’élevait près d’eux. Quelques obus avaient été envoyés sur la ferme du Mont du Croq à 6 km en arrière des lignes allemandes, et je me réjouissais en pensant à la mine qu’avait dû faire des gens qui se croyaient bien en sécurité et hors de portée.
J’avais quitté la tranchée boueuse crotté jusqu’aux reins. Je savourais donc en dilettante ces instants de quiétude lorsque brusquement la sonnerie se mit à trembloter. Je vais à l’appareil : que diable me veut-on à pareille heure ? allo ! Allo ! C’est vous Juillard ? Oui. Ordre du colonel Lucatte : vous allez ramener votre canon cette nuit même et vous devez être rendu à minuit à la batterie ! Prenez vos dispositions en conséquence. J’étais furieux et envoyais à tous les diables l’état-major Lucatte. Viguier communiqua l’ordre aux hommes. Ce fut un concert de malédictions. Ce n’est pas la peine d’avoir tant travaillé s’il faut repartir maintenant. On se fout de nous. C’est toujours la même chose, etc...Pauvre troupier ! Que de fois tu as grogné ainsi à chaque relève qui t’enlevait à un secteur où tu t’étais organisé pour tes modestes aises et où tu comptais hiverner tranquillement.
Enfin on fit contre mauvaise fortune bon cœur et les préparatifs du départ se firent en hâte. Le capitaine Schmidt vint lui-même avec un camion, un fourgon, et un avant-train. Les obus furent rapidement rechargés dans les caissons, les paquetages empilés dans le fourgon, le camion attelé et la petite colonne s’ébranla dans la nuit obscure. Je chevauchais en tête à côté du capitaine Schmidt. Pendant que nos voiturent roulaient dans les chemins gluants vers Saint-Christophe et la cote 138, je songeais avec un peu d’émotion à ce séjour si brusquement interrompu. Le capitaine Schmidt essayait aimablement de dissiper le mauvais effet produit par ce départ brusqué, m’inculquant les principes de la saine philosophie militaire qui consiste à obéir passivement aux ordres et contre-ordres parce que là où est l’obéissance est le devoir.
Le lendemain matin, je me promenais tranquillement sur la position de batterie quand quelques 105 arrivèrent en sifflant longuement sur le bois. Ne croyant pas que ceux-là nous étaient destiné je restais tranquillement en place quand l’un d’eux m’arriva dessus avec un sifflement formidable et s’enfonça avec un bruit mat dans le sol à quelques mètres derrière moi. Je n’avais pas même eu le temps de me baisser que l’explosion se produisait ; oh ! Rassurez-vous, une explosion bien bénigne, un petit camouflet de rien du tout : c’était un vieil obus en fonte. Une dizaine d’obus tombèrent ainsi sur le groupe sans occasionner de dégât. Les éclats n’avaient pas même la force de sortir du trou ! Par la suite, en 1915, dans les secteurs tranquilles, les boches continuèrent de liquider cette vieille ferraille qui faisait plus de bruit que de dégâts.
Ce fut le lendemain que j’eus l’agréable surprise de voir arriver à la cote 138 mon frère Alphonse, maréchal des logis au 53e d’artillerie, en ligne vers Resson-sur-Matz. Il avait fait l’étape à bicyclette. Nous déjeunâmes ensemble à la popote et il repartit le même soir. Il y avait déjà plus de 4 mois que j’avais quitté ma famille. La visite de mon frère me causa une joie profonde.
VI - Vers Soissons
Le 11 décembre nous apprîmes que le commandant du groupe allait effectuer une reconnaissance à Soissons et il ne fut bientôt plus question que de notre prochain départ. J’eus ainsi l’explication de mon rappel précipité de Vingré. Bientôt des précisions nous furent données. Nous quittions Hors le lendemain à 3 heures du matin afin d’atteindre les plateaux au sud de l’Aisne avant le lever du jour. Les préparatifs de départ s’effectuèrent avec une hâte fébrile et le soir le parc fut formé près de Hors.
Dans la nuit à l’heure indiquée le groupe se mit en marche pour Berzy-le- Sec au milieu d’une confusion extrême. Le temps était mauvais, les chemins glaiseux étaient transformés en véritables fondrières et c’est pour cela sans doute qu’au lieu de nous faire passer par la grande route de Hors – Vic-sur-Aisne – Cœuvres, on nous engagea dans le chemin de Roches à Ressons, véritable cloaque de boue. Ainsi, cette étape fut-elle épique.
- Cœuvres (Aisne). Photo prise le 25 juin 1916 par mon grand oncle Joseph Pageix. Trois soldats au repos (l’un d’eux fume sa pipe) contemplent les communiantes qui sortent de l’église. Comme beaucoup de villages photographiés par Joseph, celui-ci sera bientôt en ruines...
Dès le départ, ce fut la pagaye. Le commandant de groupe, brouillon et agité, se révélait alors lamentable. Faute d’ordres précis, les batteries s’étaient engagées simultanément sur la route où elles se coincèrent réciproquement. C’est ainsi que la 12e batterie qui devait venir derrière nous barra la route à ma section. Après échange de paroles désagréables avec Lehmann qui n’en pouvait mais (c’est la seule altercation que j’ai eu avec cet excellent camarade), je réussis à doubler ; malheureusement, à la descente du pont de roches, des attelages des caissons s’étaient abattus. La colonne dut déboîter et doubler en traversant un champs. Dans la boue liquide au milieu des cris et des jurons, un de mes caissons s’embourba, et le chariot de batterie de la 11e batterie par trop pesamment chargé s’enlisa jusqu’au moyeu, ce qui augmenta encore la confusion. Après avoir laissé un gradé après de mon caisson, je rejoignais ma section au trot. C’était un effroyable désordre, les unités étaient mélangées, entre certaines voitures les intervalles dépassaient 100 mètres. Ce n’était pas une colonne, c’était une lamentable cohue. Enfin, une vague clarté filtra du ciel gris, l’aube blanchit l’horizon s’éclaira de sa lueur blafarde le plateau de Vauberon. Nous arrivions à ce moment à l’auberge du Chat Embarrassé – L’Île de France regorge de ces savoureux lieux-dits – maisons isolées et sombres tapies dans un creux, et qui dans le désert morne et froid du plateau me parut un coupe-gorge. Avant d’arriver à Cœuvres il faisait grand jour. La colonne s’arrêta sur le bord du plateau, les voitures serrèrent, et le groupe put se reformer à peu près en ordre. Il traversa ensuite le ravin abrupte de Cœuvres et après avoir pendant quelques kilomètres longé la vallée de St-Pierre-Aigle et franchi la rampe de Dommiers, la colonne se retrouva dans la solitude lumineuse du Soisonnais. Près de la ferme de Cravançon, nous rencontrâmes une batterie de 120 longs et la longueur de leurs tubes nous fit paraître nos 95 mesquins.
Enfin, nous arrivâmes à Berzy-le-Sec à midi. Le parc fut formé dans un champs détrempé et je croyais que nos tribulations avaient pris fin. Hélas ! Le capitaine Schmidt après coup se ravise et déclare que l’emplacement ne lui convient pas et qu’il en a trouvé un qui fera beaucoup mieux son affaire. Les voitures de la 10e batterie sont donc de nouveau attelées et à grands coups de fouet les conducteurs ébranlent les attelages. Vains efforts ! Les chevaux fatigués ne peuvent pas démarrer. On met des attelages de renfort. Peine perdue ! Il est des caissons qu’il faut décharger entièrement et qui sont ensuite arrachés du bourbier à force de bras par les malheureux servants. Tout le monde était sur les dents, exténué, et, inutile d’ajouter, d’une humeur massacrante.
Enfin, nous pûmes aller à la popote et la faim apaisée, le calme revint dans les esprits.
Berzy-le-Sec était une petite bourgade pittoresquement accrochée à un de ces ravins qui découpent les plateau du Soissonnais. Dans l’après-midi, je me rendis sur une petite éminence et tâchais de découvrir au nord-est de Soissons la cote 151 où nous devions prendre position. À mes pieds la vallée de la Crise s’élargissait au nord, abritant dans un replis boisé les pignons dentelés et les clochers gothiques de ces villages de l’Île de France aux si agréables consonances. Derrière Soissons, et par delà le plateau de Belleu s’étageaient les falaises de la rive nord de l’Aisne occupée par les Allemands et toutes voilées d’un bleu mystérieux. Les vallées qui s’échancraient s’ouvraient en couloirs sombres qui semblaient receler des embûches redoutables. Je regardais ainsi longuement ces paysages lointains avec une sorte de vague appréhension de l’inconnu.
Nous devions partir à 1 heure du matin et je me couchais de bonne heure. À minuit, Ducroy vint me réveiller chez les bons vieux où je logeais. Je m’habillais en hâte et me portais au point de rassemblement. Le départ s’effectua dans le même désordre que la veille. La nuit était d’un noir sinistre , on ne voyait pas à 3 mètres ; il pleuvait ; pas de guide aux carrefours du village. Pas d’itinéraire communiqué. À quoi donc servait le service des éclaireurs du commandant de groupe ? Les voitures qui me précédaient partant à toute allure, je perds le contact. Arrivé à une des bifurcations à la sortie du village je prends la route qui me paraît la plus large. Hélas, je m’aperçois bientôt que cette route tourne à gauche et allait se rétrécissant sans cesse tandis qu’à ma droite, au fond de la vallée, j’entends le roulement sonore des caissons.
Il fallut dételer, faire demi-tour aux voitures. En me guidant au son, je pus rattraper la colonne et désormais mon unique souci fut de voir mon conducteur de tête collé derrière la voiture précédente. Après avoir traversé la vallée, nous eûmes à monter une côte très dure que je sus plus tard être celle de Septmonts. Les chevaux tiraient péniblement, et c’est avec angoisse que je me voyais sur le point de me laisser distancer dans les rues tortueuses du village.
Enfin, à 4 heures du matin, après avoir traversé Billy, nous franchîmes l’Aisne au pont de Vénizel. À 5 heures, la colonne s’arrêta dans l’interminable rue de Bucy-le-Long.
Sans savoir au juste pourquoi, nous restâmes là une grande heure, il pleuvait toujours sur les capotes sombres des hommes et sur la croupe des chevaux qui tous penchaient tristement la tête.
Enfin l’aube apparut, une aube blême et sinistre qui blanchit le ciel. Dans le demi-jour d’un gris sale, l’on pouvait voir une interminable file de manteaux sombres et de croupes luisantes et sur ces êtres mornes la pluie froide ruisselait sans relâche.
Enfin on m’indiqua la popote et je me dirigeais vers une maison située au carrefour central du village. Je pénétrais dans la salle à manger, pièce d’un aspect confortable mais qui, sans feu, me parut lugubre. Je m’installais dans un fauteuil et après avoir maudit intérieurement Barlu l’orienteur du groupe et le popotier, je m’assoupis un instant.
Dans la matinée, les batteries s’installèrent tant bien que mal dans le village. Les chevaux de la 10e furent mis dans le parc de Bizeuil. Les échelons cantonnaient à la ferme de Carrière-l’Évêque au sud de l’Aisne.
Fin de la première partie.