Chapitre VI - janvier 1942 : conférence de Wansee
Nous avons affronté un hiver encore plus rigoureux que le précédent, avec de moins en moins de possibilités de se protéger contre lui.
Nous avons écouté le discours de Hitler début 1942, après la conférence de Wansee, où les chefs nazis condamnèrent tous les juifs des pays occupés par l’Allemagne à la destruction totale, soit la « Solution Finale ». Que faire ? Nous étions pris dans une souricière et ne savions pas comment nous en évader. Mon père prit la décision du départ de mes deux frères vers la zone libre. Le temps de matérialiser ce projet dangereux et d’espérer un redoux ( la température était à moins dix degrés ), le malheur était arrivé.
Un matin de février, deux feldgendarmes se présentèrent à notre logis à 5 heures du matin et, malgré les pleurs de ma mère et les supplications de mon père, ils emmenèrent mes deux frères comme otages. Ils furent internés à la Gestapo de Belfort. Inutile de décrire notre chagrin et notre angoisse. Quelques heures après l’arrestation de mes frères, ayant appris leur lieu de détention, je suis allée à la Gestapo dans l’espoir d’avoir des nouvelles et de savoir quel sort leur était réservé. D’autres jeunes gens ( vingt juifs et vingt communistes ) avaient été arrêtés ce jour et tous étaient destinés à être fusillés comme otages, sans qu’ils puissent connaître les motifs de cette décision.
Mon plus jeune frère, Simon, réussit à s’évader des locaux de la Gestapo et se réfugia chez une voisine et amie. Le lendemain, il partit à vélo et franchit la ligne de démarcation avec l’aide de mon ami Charles.
Quatre heures après les arrestations, les quarante jeunes gens furent transférés à Besançon où ils furent incarcérés à la prison de la Butte. Je pris la direction de Besançon, dans l’espoir d’avoir des nouvelles de mon frère Samuel, mes parents ne pouvant se déplacer, la marque « Juif », en rouge sur leur carte d’identité étant plus efficace que les barreaux d’une prison.
À Besançon, toutes les familles juives que je connaissais avaient subi le même sort. Des époux, des frères, des cousins, des fils avaient été arrêtés et incarcérés à la prison de la Butte. J’achetais le journal local par lequel j’eus la confirmation du triste sort qui attendait toutes les personnes arrêtées à Belfort, Besançon, Dijon. Tous de jeunes hommes, pris comme otages, ce qui s ‘avéra, par la suite, ne pas être un pur hasard !
Cette décision avait été prise par les autorités allemandes pour venger la mort d’un officier allemand abattu dans la région de Belfort. En fait, quelques jours après, de grandes manchettes dans les journaux locaux nous informaient que la peine de mort, dont les otages étaient passibles, avait été commuée en peine de détention. Tous ces jeunes hommes furent transférés au camp de Compiègne-Royallieu le 6 mars 1942.
Je pris la décision d’aller à Compiègne suivre mon frère, espérant pouvoir communiquer avec lui et surtout lui faire savoir que nous ne l’abandonnions pas. Mes parents ne réagirent pas à ma décision et me laissèrent partir.
Je pris le train et, avant l’arrivée à Culmont-Chalindrey, avec la complicité des cheminots postiers, je me suis glissée entre les sacs postaux, enfermée dans un grand coffre en bois. Je me souviens avoir vu, par l’interstice des planches, la patrouille allemande contrôlant les laisser- passer permettant de se rendre dans la direction de Paris. Je ne me souviens pas du bruit des bottes, car mon cœur battait la chamade. Belfort était en zone interdite et il était nécessaire d’avoir un laisser-passer (ausweis) délivré par la Kommandantur pour aller vers l’ouest de la France.
Arrivée à Paris. J’avais une adresse à Belleville d’une cousine éloignée que je n’avais jamais vue. Débarquée à Belleville à 7 heures du soir d’un vélo-taxi, j’ai eu la chance de trouver facilement le domicile de cette cousine qui m’accueillit avec toute l’hospitalité dont on pouvait faire preuve à cette époque. Je lui expliquai que je ne pouvais aller à l’hôtel, les contrôles d’identité étant très fréquents, n’étant pas majeure car n’ayant que 16 ans. A cette époque, la carte d’identité n’était nécessaire qu’à partir de 18 ans.
Cette cousine me raconta à son tour l’arrestation de son mari au mois de décembre 1941. Elle se rendait tous les jours au camp de Drancy, pour lui donner des signes d’encouragement afin de lui éviter le désespoir.
Le lendemain matin, ma cousine m’accompagna à la Gare du Nord, où je pris le train pour Compiègne. Il faisait encore nuit, le train était bondé, la plupart des voyageurs étaient debout. Il y avait très peu de trains, la plupart étant réquisitionnés pour le transport des troupes allemandes.
Je n’oublierai jamais l’horreur qui me saisit lorsque j’entendis les clameurs des femmes, tandis que j’approchais du camp, après une marche de quelques kilomètres à pied, dans une neige sale et glissante. Je me suis trouvée face à la porte du camp de Royallieu. Des femmes agglutinées autour d’une affiche criaient leur douleur au fur et à mesure de la découverte des noms des leurs, fusillés à l’aube, une trentaine de jeunes gens juifs et communistes.
J’étais glacée d’effroi, et subitement j’ai pris conscience que mon adolescence était terminée. J’étais entrée dans le monde cruel des adultes. La fatigue aidant, je pensais m’évanouir. Je me suis cramponnée très fort pour ne pas perdre connaissance et céder à la terreur qui m’envahissait. J’étais venue à Compiègne pour connaître le sort réservé à mon frère et ses compagnons.
Je pris donc l’initiative d’aller vers le bâtiment de la Croix-Rouge, où j’espérais avoir plus d’informations concernant les internés. Une jeune femme assise à son bureau, se limant les ongles, me demanda avec indifférence, sans lever son regard vers moi, ce que je désirais. En bref, j’ai exposé le but de mon voyage et en réponse, elle me demanda qui j’étais. Surprise, je lui ai retourné la question : que fallait-il que je sois ? Sur un ton sans réplique, elle m’énuméra : ici n’entrent ni juifs, ni communistes. Dépitée et blessée au plus profond de moi, je tournai les talons et me dirigeai vers le groupe de femmes qui me prirent sous leur protection.
Naïve et inconsciente du danger, je pris l’initiative d’aller auprès d’un officier allemand dont on m’avait indiqué le nom. Son bureau se situait à l’entrée du camp et cet officier SS était, je l’ai appris plus tard, chargé des relations avec les familles dont les membres étaient internés. Il me posa différentes questions et brusquement me demanda si j’étais en possession d’un « ausweis » qui m’aurait permis de traverser la ligne séparant la zone interdite, dont je venais, de la zone rouge. J’ai répondu ignorer la nécessité de ce document et j’ai ajouté, pour répondre à une autre question et prouver ma bonne foi, que la patrouille de contrôle dans le train ne m’avait pas demandé de documents. Il menaça de m’emprisonner et, s’étant enquis de mon âge, me dit que j’avais de la chance, car sa fille avait le même âge que moi. Néanmoins, il me donna le numéro matricule de mon frère, à qui je pouvais écrire,me dit-il, et envoyer un colis, si je le désirais.
Ce que je fis dès que possible. Trouver de la nourriture à cette époque était un exploit. J’ai acheté (sur les conseils de mes compagnes ayant déjà de l’expérience) un gros pain ainsi qu’une tablette de chocolat, achetée à prix d’or au marché noir, ainsi qu’un peigne très fin, car les poux, punaises et « morpions » pullulaient dans le camp. Le mot « douche » était banni du vocabulaire. Beaucoup d’internés moururent par manque d’hygiène et de malnutrition. Les gendarmes français détournaient les colis alimentaires que les familles envoyaient à leurs internés. Je ficelai le tout dans une toile, car il n’y avait plus de papier d’emballage, et remis le colis, dûment marqué au matricule de mon frère. Deux mois plus tard le colis nous revint à Belfort tout moisi.
De toute évidence, aucun de ces colis ne devait jamais être distribué, signe de la duplicité des gendarmes français chargés de la surveillance du camp.
Ensuite quelques femmes initiées aux mœurs de l’endroit m’emmenèrent vers une maison en bordure du camp. On me fit monter au premier étage et l’on me donna des torchons pour nettoyer les vitres, prétexte pour avoir une vue plongeante sur l’intérieur du camp. Je vis un grouillement d’hommes que j’ai évalué à plusieurs centaines. Je compris combien ma tentative de voir mon frère était vaine et dérisoire. Je me sentais vaincue et j’ai réalisé que nous, Juifs, étions abandonnés de Dieu et des hommes.
Je pris le chemin du retour vers Paris et, après de longues heures d’attente à la Gare de l’Est, on annonça enfin un train en partance vers Belfort. Je suis montée dans un compartiment à huit places. Le train fût rempli rapidement.
Deux heures plus tard, le train s’arrêta en gare de Troyes. Sur la première voie se trouvait un train à l’arrêt, entièrement occupé par des militaires espagnols, coiffés d’un béret bleu clair : la brigade Azul, formée uniquement de Républicains espagnols condamnés à mort par le régime franquiste et à qui l’on donnait le choix de s’engager sur le front russe aux côtés des Allemands, ou de passer par le peloton d’exécution. J’ai appris après la guerre qu’ils furent tous massacrés sur le front de Stalingrad.
Le compartiment où je suis assise se vida d’une grande partie de ses occupants qui furent immédiatement remplacés par d’autres voyageurs. Monta un prêtre qui s’assit en face de moi et suivirent 4 prisonniers français qu’un soldat allemand, armé d’un fusil, convoyait probablement vers une prison après une tentative d’évasion. Ils avaient l’air profondément abattus, sauf l’un d’eux qui ne baissait pas la tête et qui ne perdait pas un détail du parcours. Il me regardait avec insistance et je comprenais cet appel muet.
Aussi, je m’adressai au prêtre, plongé dans la lecture de son bréviaire, en face de moi, et lui dis bien fort : « Mon père, nous arrivons à Chaumont dans une heure ». Le pauvre homme leva des yeux effarés en se demandant ce que je lui voulais. J’ai réitéré mon commentaire, espérant que le message avait bien passé. Je regardai ma montre et, quelque dix minutes avant l’arrivée en gare de Chaumont, le prisonnier français qui avait reçu mon message cinq sur cinq, demanda à son gardien l’autorisation d’aller aux toilettes. Bien joué, puisque son gardien ne pouvait l’accompagner, étant en charge des trois autres prisonniers. En gare de Chaumont, notre homme avait eu la possibilité d’ouvrir la portière donnant à contre-voie et n’a pas réapparu, laissant son gardien désemparé.
À Culmont-Chalindrey, l’arrêt suivant, une patrouille allemande se mit en chasse pour retrouver le prisonnier.Tout le train fut fouillé de fond en comble, ce qui me permit d’échapper à un contrôle d’identité. Après une heure d’immobilisation, le train s’est remis en marche, et j’ai poussé un grand soupir de soulagement, et le prêtre aussi !
À mon retour, j’ai fait le récit à ma famille et aux parents des autres internés de toutes les péripéties que j’avais vécues. Avec ménagement, je leur fis comprendre que je n’étais pas très optimiste quant à la suite des événements. Je ne pensais pas qu’ils allaient se précipiter avec cette rapidité. Et comment expliquer la barbarie à des personnes qui ne l’avaient jamais affrontée ?
À la fin du mois de mars, nous avons reçu une lettre griffonnée au crayon, à la hâte, par mon frère qui venait de quitter le camp d’internement de Compiègne-Royallieu pour une destination inconnue. Elle était datée du 27 mars 1942 et portait le cachet de la gare de Metz. Mon frère précisait que ce billet avait été confié à un gendarme « convoyeur » qui lui demanda tout son argent car, « là où il allait, il n’en aurait plus besoin ».
Les autorités françaises de l’époque semblaient donc connaître le sort réservé à ce premier convoi ainsi qu’aux nombreux suivants, partis de France vers l’Est. On sait que les wagons de la S.N.C.F., portant les inscriptions bien connues à l’époque « Hommes 40 – Chevaux en long10 » ont véhiculé 76.000 personnes, parties de France, qui ont été brûlées dans les fours crématoires.
Mon frère nous suppliait de fuir pour sauver nos vies car, nous écrivait-il, dans les wagons utilisés pour la déportation, ils avaient tous la certitude d’aller vers la mort. Et, peut-être pour ne pas nous désespérer tout à fait, il ajoutait qu’il ferait tout ce qui était en son pouvoir pour s’échapper.
Il est parti dans le convoi N° 1, le premier convoi de Juifs déportés de France vers l’Est, dont aucun n’est revenu pour raconter la fin du voyage.
Aucune information n’a jamais pu être fournie sur leur sort. Le convoi a été appelé par la suite « le convoi des mille », tous juifs étrangers, dont la déportation avait été programmée par le régime de Vichy du Maréchal Pétain.
Bien évidemment, nous étions assommés par le contenu du billet. Mes parents ne réagissaient plus. A partir de cet instant, nous nous sommes réfugiés dans l’attente. Nous espérions un signe de vie de mon frère. Les jours et les semaines ont passé, sans jamais de nouvelles.
Le port de l’étoile jaune fut instauré à la fin du mois de mai 1942. Comble d’ironie, il était nécessaire de donner deux points textile ainsi que de l’argent pour l’obtenir ! Son port était obligatoire, avec menace du camp de concentration pour ceux qui n’obéissaient pas à cette injonction.
Deux jours avant la date officielle, j’ai cousu mon étoile jaune sur le côté gauche de mon chemisier blanc et je suis partie chez des amis en traversant la place de la République à Belfort. J’ai croisé une jeune voisine de mon âge qui se précipita sur moi pour m’injurier : « C’est bien fait pour vous, les Juifs, vous avez tué notre Seigneur ! » Je restai éberluée et protestai en affirmant que je n’avais tué personne. Il est vrai que cette jeune fille était l’élève d’une école religieuse catholique. Une grande partie de sa famille était dans les ordres religieux et ils étaient tous d’un antisémitisme virulent.Leur fille aînée fut d’ailleurs condamnée à l’ indignité nationale pour collaboration avec l’ennemi, après la guerre.
Par contre, arrivée à l’arrêt du tramway traversant notre ville, je fus surprise de l’attitude d’un Monsieur très digne qui s’effaça devant moi en enlevant son chapeau pour me laisser monter. J’ai compris que cette attitude ne s’adressait pas à la gamine de seize ans que j’étais, mais était un signe de sympathie qui m’était adressé en raison du port de l’étoile que l’occupant nous avait imposé. Je venais en quelques instants de tester l’attitude de mes concitoyens par rapport à cette mesure infamante.
J’avais un camarade de sport qui était d’origine alsacienne et dont la mère travaillait à la Kommandantur en tant que femme de ménage. Il vint me raconter que sa mère, au cours du repas familial, avait évoqué un entretien qu’elle avait surpris au travers de l’entrebâillement d’une porte : Feldgendarmes et policiers français mettaient au point l’arrestation des juifs étrangers habitant Belfort.
Je m’empressai de rentrer chez moi pour alerter mes parents du danger qui nous menaçait. Dès lors, mon père et moi avons conçu une stratégie pour alerter tous nos coreligionnaires. Nous avons choisi chacun un itinéraire faisant le tour de toutes les familles. Inutile de raconter la panique de ces pauvres gens, souvent parents de nombreux enfants en bas âge. Plutôt que le désespoir, ils choisirent, hélas, de ne pas croire aux faits que mon père et moi leur rapportions. Mais que pouvaient-ils faire ?
Pourtant la frontière suisse n’était qu’à 20 Kilomètres de Belfort, mais était infranchissable, car bien gardée. Un jeune homme que je connaissais avait réussi à trouver un passage Mais après quelque dix kilomètres sur le territoire helvétique, il fut dénoncé par des villageois. Les douaniers suisses l’ont appréhendé et lui ont demandé s’il possédait un compte en banque dans le pays. Sur sa réponse négative, les gendarmes suisses le reconduisirent à la frontière et le menacèrent de le remettre aux Allemands s’il faisait une nouvelle tentative de passage. Il s’agissait de mon futur mari qui, par la suite, réussit à franchir les Pyrénées pour rejoindre les forces de la Résistance, à l’extérieur de la France. Après un an d’internement dans les camps espagnols, il fut libéré et rejoignit la marine anglaise qui participa, sous le commandement du Général américain Mac Arthur, à la guerre de reconquête des îles du Pacifique, terrible guerre contre les Japonais.
Le lendemain, je pris le train pour Besançon dans l’espoir de trouver une filière pour franchir la ligne de démarcation. Il était nécessaire de s’assurer de la fiabilité du passeur qui nous prendrait en charge. Il arrivait que celui-ci dévalisait les gens qu’il était censé conduire en zone libre. Dans certains cas, il les abandonnait froidement en chemin, après rétribution, ou même les assassinait. En effet certaines expéditions se sont terminées par l’assassinat pur et simple des malheureux ayant fait confiance aux passeurs.
Nous ne pouvions plus compter sur l’aide de notre ami du Jura car il était persuadé que, si le Maréchal Pétain, son idole, faisait arrêter les Juifs, c’est qu’ils l’avaient bien mérité. L’adoration de nombreux Français pour leur vieux Maréchal, « le sauveur de la France », dopée par la propagande de Vichy, avait pris des proportions inimaginables.
Mes parents et mes deux jeunes sœurs devaient me rejoindre le lendemain à la gare de Besançon . Fidèle au rendez-vous, j’étais dans l’attente du train en provenance de Belfort. En lieu et place de mes parents, débarquent 8 personnes dont une jeune maman avec son bébé de trois mois et une femme d’une quarantaine d’années dont le mari venait d’être déporté par le convoi N° 1, en même temps que le père du bébé, et qui ne sont jamais revenus. Il y avait aussi un jeune homme qui partait s’engager dans les Forces Françaises Libres et qui, nous l’avons appris après guerre, a été tué en Italie, dans la terrible bataille de Monte Cassino, deux jeunes filles, mes camarades d’école, ainsi que leurs parents. Les deux jeunes filles avaient été convoquées à la Kommandantur munies de leur valise contenant leurs effets personnels. Leurs parents, affolés, avaient supplié mon père de leur laisser prendre sa place afin d’éviter la « réquisition » de leurs filles, réquisition qui ne nous paraissait pas très orthodoxe. Le bruit avait couru que de telles « réquisitions » aboutissaient au bordel militaire de campagne.
Le passeur nous avait recommandé d’emporter un minimum de bagages ainsi que tout le poivre qui était en notre possession.
La marche à travers les champs de blé était extrêmement pénible car les récoltes n’avaient pas encore été faites. Nous laissions derrière nous des tranchées ouvertes dans les blés, témoignant de notre passage. La nuit était profonde et sans lune. Nous observions le plus grand silence et le bébé que sa mère portait dans ses bras était heureusement assoupi par une potion qui lui avait été administrée avant le départ. Après plus d’une heure d’une marche harassante, arrivés au sommet d’une colline, nous avons aperçu le poste de contrôle allemand en contre bas, et perçu les aboiements des chiens. Le passeur sema une partie du poivre pour les dérouter. Nous étions cachés dans les hautes tiges de blé protectrices et l’angoisse nous serrait la gorge. Ce fut un moment très éprouvant, et nous pouvions entendre nos cœurs battre très fort.
Nous avons repris notre marche silencieuse. Au petit jour, nous sommes arrivés à Poligny, en zone libre. Libres ? Pas certain. Des inspecteurs de police vichystes entrèrent dans le hall de la gare où nous attendions le train pour Lyon. Nous avons eu le temps de nous disperser et de nous mêler à la foule. Par bonheur, nous avons échappé à l’arrestation.
Nous sommes arrivés à Lyon. Nous étions le 14 juillet. J’avais l’impression de débarquer sur une autre planète ! Les chasseurs alpins de l’armée de Vichy défilaient au son d’une musique militaire sur le pont Lafayette et toutes les avenues étaient décorées de milliers de drapeaux bleu-blanc-rouge donnant l’impression d’une liberté qui n’était que fictive. Sur la planète d’où nous venions, régnaient la mort, la famine, la peur au ventre en permanence. À nos yeux, le gouvernement de Vichy faisait bien les choses pour donner une impression de liberté à la population lyonnaise.
Le lendemain fut consacré au repos, car j’attendais mes parents ainsi que mes sœurs qui devaient me rejoindre à Lyon.
Le 18 juillet, je commençai à m’inquiéter d’être sans nouvelles de mes parents. J’appris par mes amis de Lyon chez qui je logeais les arrestations du Vel’d’hiv’, les 16 et 17 juillet à Paris ainsi que celles qui eurent lieu dans toutes les villes de province en zone occupée.
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