Chapitre XII – Retour à la case départ
Je ne revis aucun de mes camarades.
Considérant que la guerre allait bientôt se terminer, mon père, fou d’impatience, prit la décision de partir fin octobre dans l’espoir d’avoir des informations concernant mon frère déporté.
L’armée de Lattre de Tassigny était à Besançon et piétinait dans la vallée du Doubs. Mon père s’intégra à un bataillon de l’armée d’Afrique et vécut avec cette unité plus d’un mois jusqu’à la libération de la ville de Belfort, en novembre 44.
La neige était tombée en abondance et le trafic ferroviaire était complètement désorganisé. Nous attendions le feu vert de mon père nous autorisant à nous lancer dans l’aventure du retour à Belfort. C’est ainsi que ce départ précipité fut pour moi une véritable déchirure, qui me coupait brusquement de toute cette aventure pleine de passion et d’espoir, vécue pendant presque 3 années.
Le retour eut lieu le 15 janvier 1945 après bien des péripéties. Je ne reconnaissais plus Belfort, fraîchement libérée, avec tous ces soldats en uniformes kakis, sillonnant ma ville en jeeps. Notre appartement avait été totalement pillé, il ne restait pas une tête d’épingle. Nos voisins s’étaient largement servis. La première nuit, nous l’avons passée couchés à même le sol, sans couverture et sans chauffage. Aucun de nos voisins ne vint prendre des nouvelles et nous proposer leur aide.
Les règlements de compte allaient bon train et j’étais écœurée du traitement infligé aux femmes que l’on tondait. Cela était digne de la période moyenâgeuse, au temps de la chasse aux sorcières. Beaucoup de mes camarades d’enfance s’étaient engagés dans la collaboration et certains dans la Milice. D’autres avaient été arrêtés pour faits de résistance. Certains torturés, d’autres déportés.
Mon petit monde de 1942, date de notre fuite de Belfort, avait totalement disparu. Nous n’avions aucune trace de survie des membres de ma famille déportés. L’armée française se heurtait à une très forte résistance dans les Vosges.
Nous avons appris la déportation de ma tante et de mon oncle, ainsi que de leurs deux fils (8 et 12 ans) qui habitaient à Troyes. De ce côté-là, pas de survivant non plus !
J’avais 19 ans et l’ambition de reprendre mes études que j’avais été dans l’obligation d’abandonner en 1941, chassée du collège en tant que juive par les lois de Vichy.
Mais vu l’état de nos finances, je dus chercher du travail pour aider ma famille pécuniairement.
Aucune entreprise privée ne fonctionnant, je postulai pour une place de secrétaire à l’hôpital militaire français, le 412°, le plus avancé du front à cette période de la guerre. Je fus affectée au service de réanimation.
C’était la période de l’attaque de Colmar, en vue de sa libération. Les ambulances, formant une véritable noria, venaient déverser toute la journée leur charge de blessés dont les trois quarts mouraient avant d’avoir reçu les premiers soins. Le froid était intense et les chutes de neige très abondantes. Dans les Vosges, la hauteur des congères de neige avait atteint des records. La 2e D.B. s’agrippait au terrain. J’avais assisté au maquis à des scènes atroces, mais rien de comparable à ce que j’éprouvais devant ces dizaines de jeunes gens mourant en appelant leur mère. Chaque garçon qui mourait était un peu mon frère.
Nous n’avions toujours pas de nouvelles de mon frère Samuel. Les vagues rumeurs qui nous parvenaient ne nous laissaient pas beaucoup d’espoir de le revoir vivant. Nous n’avions, à cette époque, aucune connaissance des atrocités des camps d’extermination.
Mon rôle consistait à assister le groupe des médecins et prendre note de toutes les observations médicales concernant les dossiers des grands blessés. Mais instinctivement, je me suis impliquée en tant qu’« assistante à mourir » auprès de ces garçons. La seule chose que je pouvais faire était de leur tenir la main … et leur fermer les yeux. J’écrivais aussi le courrier de ceux qui avaient perdu la vue ou un bras. Ils masquaient courageusement leur infirmité pour laisser le temps à leur famille de s’accoutumer à une triste réalité faisant de leur fils un handicapé à vie !
Une odeur fétide, que celle de l’éther n’arrivait pas à masquer, envahissait les couloirs de la caserne Bougenel.
Les blessés du thorax étaient rassemblés dans une grande chambre, séparés des autres à cause de l’odeur pestilentielle qui vous saisissait à la gorge dès que l’on ouvrait la porte.
Il n’y avait pas assez de pénicilline, à l’époque. Ce précieux antibiotique était administré par centaines d’unités, ce qui était insuffisant pour enrayer les infections majeures. Il y avait aussi beaucoup d’amputations, la gangrène faisant des ravages parmi ces pauvres garçons.
Le médecin-chef de l’hôpital prit l’initiative d’envoyer trois ambulances à Strasbourg, où se trouvait l’hôpital militaire américain, pour essayer d’obtenir de la pénicilline pour nos grands blessés. Ce fut cher payé. La quantité accordée fut bien mince et ne valut pas le risque encouru par nos ambulanciers. Ils furent pris sous le feu des Allemands qui tenaient la rive Est du Rhin. Deux véhicules réussirent à passer, mais le conducteur du troisième fut tué dans l’explosion de son ambulance.
Tout le personnel sanitaire avait participé à la campagne d’Italie. Chirurgiens, infirmières et brancardiers me racontaient la bataille de Monte Cassino où l’armée française avait perdu de nombreux soldats. J’admirais particulièrement les infirmières, que je considérais comme des maîtresses femmes sachant garder leur sang-froid en toutes circonstances, maîtriser leurs émotions… et capables de jurer comme des charretiers. Beaucoup d’entre elles étaient des femmes d’ambassadeurs et consuls français d’outre-mer, engagées volontaires dans les Forces Françaises de l’Extérieur.
Au mois d’avril, dans les salles de cinéma, « Pathé Journal » projetait devant mes yeux horrifiés les premières images des « camps de la mort », avec leurs monceaux de cadavres. Le peu d’espoir qui m’avait habité de revoir mon frère aîné vivant s’est écroulé.
La Pâque juive arriva au mois d’avril. Cette fête symbole de liberté, commémore depuis plus de 3.000 ans la libération du peuple juif de l’esclavage des Pharaons. L’effectif de l’hôpital était composé essentiellement de jeunes militaires originaires de Constantine et d’Oran, très respectueux des coutumes juives.
Les 10 jeunes filles juives de ma communauté ayant échappé à la déportation décidèrent d’organiser deux soirs de Seder - la Pâque juive - pour les 400 soldats juifs de la garnison de Belfort. Projet ambitieux, car on ne trouvait pratiquement rien dans les magasins.
Aussi nous sommes-nous adressées à l’intendance militaire par l’intermédiaire du chirurgien en chef de l’hôpital, lui-même juif, et conquis à l’idée de participer à ce repas de Pâque qu’il n’avait pas célébré en famille depuis son départ d’Alger, il y avait plus de 5 ans. Aussi l’intendance nous fournit-elle généreusement tout ce dont nous avions besoin.
Ce fut une fête pleine d’émotion, et nous avions conscience d’avoir apporté un peu de joie au cœur de ces garçons loin de leur famille. Nous, juives de France, rencontrions pour la première fois dans une atmosphère de fête des Juifs d’Algérie, faisant partie de l’armée française de libération. Un espace-temps de cinq siècles nous séparait, par nos coutumes et nos cultures. Raconter et se raconter pour répondre à toutes les questions posées ce soir-là… Leur curiosité et leurs émotions étaient au comble. J’ai gardé un souvenir émouvant de cette fête et une grande gratitude à tous ceux et celles qui nous ont aidé à réaliser ce projet.
La guerre s’éloignait de notre région et je comprenais que bientôt la bête nazie allait rendre l’âme, mais à quel prix…