Chapitre VIII – Souvenirs de ma « France profonde »
Juillet 1942. Évidemment, il n’est pas question de rester à Lyon où, bien qu’en zone libre, les arrestations de Juifs se font à cadence accélérée. Je pars en éclaireur en direction de Boussac (Creuse) où je vais retrouver mon frère Simon. Je dois trouver une possibilité de nous loger. Le train, parti de Perrache, arrive 12 heures après à Montluçon. Les trains sont rares. La majeure partie du voyage se passe debout. Quinze kilomètres séparent Montluçon de Boussac, la liaison étant assurée par bus. J’arrive un jour de foire, et suis fortement impressionnée par toutes ces victuailles sur les étalages des commerçants, ce que je n’ai pas vu depuis plus de deux ans. Mon frère m’attendait à l’arrêt du bus. Inutile de décrire nos poignantes retrouvailles. Je lui ai raconté les événements dramatiques que nous avions vécus depuis son départ.
Le bourg de Boussac possédait un magnifique château médiéval qui appartint au Duc de Brosse ( le fameux Barbe Bleu ), maréchal de France secondant Jeanne d’Arc dans sa reconquête de la France contre les Anglais. La tapisserie de « la dame à la licorne » avait été exécutée à Aubusson pour couvrir un mur de ce château. Beaucoup de réfugiés en occupaient les pièces et y attendaient la fin de la guerre qu’ils espéraient proche.
Ma famille a trouvé un havre de paix dans un petit hameau d’une cinquantaine d’habitants, La Rousile, à 6 Kilomètres du bourg de Boussac. Nous allions y passer deux années de notre vie, au milieu de gens d’une grande pauvreté, rustiques et superstitieux, mais avec un cœur grand comme ça.
Évidemment je n’ai pas dit à ma propriétaire que nous étions juifs. Nous étions censés être des réfugiés de Brest, ville bombardée journellement par l’aviation alliée, ce qui justifiait notre venue dans la Creuse. Les gens du village n’avaient jamais vu de juifs et ils les imaginaient tout rouges avec des cornes.
Nous étions au mois d’août 1942. La propagande pétainiste et antisémite avait atteint ce petit village perdu dans la roche et la bruyère. Les anciens du village avaient tous participé à la guerre des tranchées, et le Maréchal Pétain était idolâtré dans cette France profonde. Notre village dépendait de la mairie de Saint Sylvain Bas le Roc, située à 3 Kilomètres.
Nous avons été inscrits comme résidents et avons reçu nos cartes d’alimentation. Ma plus jeune sœur fut inscrite à l’école communale, en prévision de la rentrée des classes du mois de septembre. L’instituteur était également secrétaire de mairie et ne fut pas dupe de notre identité. Il eût tout de suite une attitude amicale et protectrice. Il changea les cartes d’identité de mes parents qui portaient la mention « Juif » contre des cartes d’identité normales.
Lorsque je revins à la mairie, quelques jours après notre inscription, il m’apprit la tentative de débarquement des commandos canadiens à Dieppe. Un immense espoir nous faisait tous délirer, et nous avons cru à un débarquement allié qui annonçait notre libération. Quelle ne fut pas notre déception et notre tristesse d’apprendre le sacrifice inutile de ces soldats canadiens. Nous étions profondément démoralisés.
Quelques jours après ces événements, je me suis rendue à la mairie pour une formalité administrative. L’instituteur, dont les sentiments anti-allemands ne pouvaient faire de doute, me posa quelques questions et me demanda si je voulais travailler pour la Résistance. J’acceptai spontanément, et avec enthousiasme. Il me confia un paquet de tracts et de journaux que je devais distribuer à la tombée de la nuit dans mon village. Ce que je fis scrupuleusement. Tout à coup, je me sentais utile et toute trace d’infériorité que la propagande de Vichy avait instillée en moi et malgré moi avait disparu.
Chapitre IX – Hiver 1942-43
La résistance armée commençait à s’organiser dans cette région du centre de la France, géographiquement propice à l’implantation de maquis. Le plateau de Millevaches, quartier général de la 5° région militaire, se situait à une trentaine de kilomètres de la petite ville de Boussac et à une cinquantaine de kilomètres de Limoges.
Dans le département voisin, la Haute-Vienne, le Colonel Guingouin faisait déjà parler de ses exploits de résistant contre Vichy et sa milice. Il fit dérailler de nombreux trains de marchandises en partance pour l’Allemagne contenant du ravitaillement réquisitionné chez les paysans de la région, ainsi que les pneus de l’usine Dunlop, fabriqués à Montluçon.
Après le débarquement américain en Afrique du Nord, le 8 novembre 1942, les troupes allemandes occupèrent la zone libre, soit la France entière, le 11 novembre. Nous étions consternés. Nous retombions dans la nasse nazie !
L’hiver fut interminable. Nos voisins nous invitaient à passer la veillée devant la cheminée où ils nous racontaient des légendes fabuleuses et païennes de leur terroir tout en mangeant les châtaignes que nous allions ramasser dans les châtaigneraies, aux alentours du village. Personne dans le village ne se doutait que les journaux clandestins ainsi que les tracts trouvés dans les boîtes aux lettres au matin étaient ceux que j’allais glisser la nuit. Les discussions et les interrogations sur leur provenance allaient bon train et les commentaires aussi.
Nous avons appris, en écoutant radio Londres, le soulèvement du ghetto de Varsovie, en avril 1943. Nos cœurs palpitaient pour ces juifs que nous savions condamnés à mort à brève échéance. Ils sont morts dans l’honneur au cours de combats héroïques et leur souvenir demeure en nous à jamais.
- À suivre : La formation des maquis