CHAPITRE VII – Drames à Belfort
À Belfort, les juifs adultes étrangers avaient été arrêtés par la police française, les enfants jetés à la rue et les appartements mis sous scellés. Il m’était insupportable de penser à mes petites sœurs passant la nuit sur le trottoir. Aussi je pris la direction de la gare de Perrache le soir même et décidai de retourner à Belfort pour sauver mes sœurs. J’achetai un billet de chemin de fer et, dépitée, j’appris que le prochain train en partance était à 5 heures du matin.
Je dormis quelques heures sur une banquette de la salle d’attente, pleine de voyageurs. Je fus réveillée par le bruit d’un train entrant en gare, lâchant des volutes de fumée noire. Quelques instants après, je vis débarquer d’un wagon mes parents, ainsi que mes sœurs et quatre autres adolescents qui m’étaient inconnus. J’ai couru, croyant rêver. Nous sommes tombés dans les bras des uns et des autres en pleurant. J’étais bouleversée de retrouver ma famille sauvegardée, saine et sauve.
Mes parents avaient été incarcérés pendant 2 jours à la prison de Belfort. Ils sont les seuls à avoir échappé à la déportation. Les 59 autres personnes furent envoyés dans le Loiret, dans les camps de Beaune-la-Rolande et de Pithiviers, d’où ils furent déportés à Auschwitz. Aucun n’est revenu. Mon père pu apporter la preuve de sa qualité de français par naturalisation. Le commissaire de police avait reçu l’ordre d’arrêter les Juifs étrangers. Simple hasard !
Dès que mes parents furent libérés, le commissaire de police dit à mon père : « Mr.Rubinfeld, dans deux jours, je ne veux plus vous voir à Belfort ». Mon père comprit le message et se mit à rechercher une filière pour passer en zone libre : les cheminots de Belfort ouvrirent de nuit un wagon de marchandises arrêté à quai et y firent pénétrer ma famille ainsi que les 4 adolescents venant de Nancy et dont les parents avaient été pris lors des arrestations de Juillet 1942. Ce wagon avait probablement servi au paravent de refuge roulant à d’autres fuyards, à en juger d’après l’état immonde des vêtements de ceux qui y avaient séjourné.
Le train arriva à Besançon, s’arrêta en gare, et là commença la fouille des wagons avant le passage de la ligne de démarcation. La patrouille allemande s’arrêta devant le wagon qui abritait ma famille et le caporal dit en allemand, langue que mon père comprenait fort bien : « hier muss etwas sein » (ici il y a quelque chose de suspect). En effet, les portes coulissantes étaient attachées avec de la ficelle alors que toutes les autres portes des wagons étaient fermées par du fil métallique. Mon père pensa que tout était perdu. Mes petites sœurs se blottirent derrière un amoncellement de cartons, espérant être protégées. Au travers des interstices des planches du wagon, on apercevait des gens que des soldats allemands extrayaient d’un wagon de marchandises en provenance de Hollande. Probablement des Juifs hollandais qui tentaient de s’échapper vers la zone libre.
À l’instant où le chef de patrouille mit le pied sur la première marche, il se produisit une forte secousse qui fit trébucher l’Allemand. Cette secousse fut suivie de la mise en marche de la locomotive qui partit à vive allure et, quelques kilomètres plus loin, franchit la ligne de démarcation. Ce n’était ni un hasard ni un miracle, mais la complicité des cheminots. Par trois fois leur aide nous sauva la vie. Je leur rends ici un vif hommage et nous leur devons une immense gratitude.
Mes deux sœurs ( 9 et 13 ans ) étaient tellement traumatisées par tout ce qu’elles avaient vécu pendant les 5 jours précédents qu’elles s’exprimaient avec difficulté en bégayant et répétaient en boucle les circonstances de l’arrestation de mes parents :
Un policier français, SEUL, s’est présenté à notre domicile et, constatant que ma mère était absente, a demandé à mon père où elle se trouvait. Mon père prétendit qu’elle était allée faire des courses. Cet ignoble fonctionnaire dégaina son arme et, l’appuyant sur la tempe de mon père, dit à mes petites sœurs : « Si vous ne me dites pas où se trouve votre mère, je tue votre père devant vous ». Il arma son revolver et ma sœur Anne, pour sauver son père, céda à cet odieux chantage et indiqua l’endroit où sa mère s’était réfugiée.
Mes parents furent conduits à la prison de Belfort où ils retrouvèrent leurs coreligionnaires déjà arrêtés. Les enfants étaient agglutinés aux fenêtres à barreaux du commissariat, pleurant en appelant leur mère. Ils avaient entre 2 et 14 ans. Les flics sortaient de temps en temps pour les chasser. Leurs mères, voyant cela de l’intérieur de la prison, devenaient folles de rage et invectivaient les flics qui ne se gênaient pas pour leur distribuer des coups. Les enfants étaient à la rue car, au fur et à mesure des arrestations, les fonctionnaires de police chassaient les enfants hors des appartements et apposaient les scellés sur les portes.
Le directeur de l’école des garçons, M. Heidet, ancien combattant de la guerre de 14-18, « gueule cassée » et franc-maçon, recueillit la plupart d’entre eux. Il se mit en quête de leur trouver un gîte. Ils furent pris en charge par un organisme juif de Paris. Je suppose qu’il s’agissait de l’organisation Amelot, dont le but était le sauvetage d’enfants juifs. Ma belle-sœur, témoin de ce drame, me donna cette précision.
Âgée de 12 ans, elle s’était réfugiée avec d’autres enfants dans le couloir de leur maison pour y passer la nuit, l’appartement étant mis sous scellé.
A leur grande frayeur survint à la tombée de la nuit un soldat allemand. Il leur apporta du pain et des boîtes de sardines et puis, sans un mot, s’en alla. Les proches voisins n’en firent pas autant. Les Juifs étrangers, à Belfort, furent arrêtés et déportés dans l’indifférence générale.
Dans cette prison de Belfort, entre 1941 et 43, furent incarcérés de nombreux Juifs de nationalités belge et hollandaise qui tentèrent de gagner la Suisse, par la frontière proche de Delle, à 20 kilomètres de Belfort. Au fur et à mesure de leur arrestation, ils séjournaient à la prison de Belfort et étaient envoyés aux camps de Drancy et Pithiviers pour être déportés vers l’Est. Le registre d’écrou de la prison en porte témoignage. Il est déposé aux Archives Départementales et tout un chacun peut le consulter librement. Les pages concernant l’arrestation des juifs étrangers ont été arrachées avant leur transmission aux archives, transmission tardive datant de deux ans au plus. Ce document a été interdit de consultation pendant plus de 60 ans. Curieuse coïncidence, le registre d’écrou mentionnait le nom des personnes arrêtées ainsi que la signature du fonctionnaire ayant procédé à leur arrestation et incarcération.
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