Chapitre XIII - La victoire … en déchantant !
Mon frère Simon, qui avait été mobilisé dans la 2e D.B. et versé dans une unité du Génie en tant que pontonnier, se trouvait déjà sur le sol allemand.
C’est par ses lettres qu’il nous fit comprendre toute l’horreur des camps d’extermination que les armées alliées rencontraient au fur et à mesure de leur avancée. Il avait été témoin de l’indicible, et l’on avait le sentiment, en lisant ses missives, qu’il n’avait pu trouver les mots pour l’exprimer… ces mots n’existant pas. J’imagine son émotion en découvrant ces horreurs. J’ai compris le sentiment de culpabilité qui l’habite encore de nos jours. Il avait échappé à la mort atroce que son aîné avait subi.
Avec l’éloignement du front et de la guerre, s’était établie une routine quotidienne à l’hôpital.
Bientôt le 412e reçut l’ordre de plier bagage et de franchir le Rhin pour se déployer en Allemagne, à Sigmaringen, ville où s’était réfugié le lamentable gouvernement de Pétain, aux abois.
Nous étions au tout début du mois de mai et les victoires des armées alliées, et en particulier de l’armée rouge dans Berlin, nous laissait augurer la fin des hostilités.
J’étais de garde à l’hôpital et tout à coup les sirènes, les cloches de toutes les églises de la ville se mirent en branle. J’entendis l’immense clameur de la foule emplissant les rues de ma ville, ainsi que la musique des orchestres improvisés. Je me mis à trembler de tout mon corps et j’éclatai en sanglots, moi qui, pendant cinq années, n’avais pas versé une larme. Ce n’était pas des larmes de joie. J’avais compris que j’allais être confronté à la dure réalité de l’horreur de ce que je soupçonnais concernant la survie de ma famille.
Une grande partie du personnel soignant avait reçu l’autorisation de sortie pour fêter cet événement tant espéré. J’étais de service avec une jeune femme-médecin nouvellement arrivée de Paris et fraîchement émoulue de l’hôpital de la Salpetrière. Elle était bien sanglée dans son uniforme neuf, ainsi que dans les idées conservatrices issues de son éducation « bourgeoise ».
Vers la fin de la matinée, cinq ambulances militaires pénétrèrent dans la cour de l’hôpital en klaxonnant bruyamment, ce qui m’attira sur le perron. Après déchargement des véhicules, les civières ensanglantées s’alignaient au fur et à mesure, contenant des Tabors marocains avec leurs djellabas rayées, faisant partie d’une unité de déminage dans les Vosges. Plusieurs hommes avaient sauté sur des mines et étaient grièvement blessés. Une jeep munie d’un haut-parleur partit sillonner la ville pour ramener d’urgence le personnel de la salle d’opération. Pendant ce temps notre médecin prit l’initiative d’arroser les blessés avec de la « liqueur de Dakin ». Nous étions complètement perdues, inutiles, et horrifiées par les plaies épouvantables, pieds ou jambes arrachés, ventres ouverts, sans parler des hurlements de douleur de ces pauvres garçons. Enfin l’équipe opératoire se trouva au grand complet et se mit immédiatement à la tâche, et quelle tâche !
Ces goumiers appartenaient à la Première Armée d’Afrique débarquée dans le Sud de la France. Ils avaient déjà beaucoup donné lors de la libération de Belfort. Leur sacrifice avait préparé une voie permettant aux tanks de s’infiltrer dans la ville pour en chasser les Allemands.
C’est ainsi que je vécus le jour que j’espérais et appelais de tous mes vœux depuis cinq ans.
La guerre avait profondément bouleversé nos vies. Le Silence complet autour de la disparition de mon frère Samuel. Aucune précision ne nous fut communiquée sur sa mort, malgré les innombrables recherches auxquelles nous nous sommes livrés.
Aucune trace des 138 membres de ma famille de ce que l’on a récemment appelé « la Shoah par balles », à la suite des recherches effectuées en Pologne et en Ukraine par le père Patrick Desbois.
Cercle vicieux, si l’on peut dire. Mes parents avaient fui la Pologne. Mon frère Samuel, venu en France à l’âge de 2 ans, y avait été renvoyé par la police française à la solde des Nazis, pour y mourir à l’âge de 22 ans, au camp d’Auschwitz.
Mon frère Simon fut démobilisé en novembre 1946.
Mes deux sœurs sont restées profondément traumatisées et en portèrent des séquelles psychologiques toute leur vie. Pas d’armées de psychologues pour les enfants juifs…
Mes parents sont morts dans une grande désespérance et ne se sont jamais remis de la disparition de leur fils et du massacre de tous leurs parents qui ont péri dans la Shoah.
Nous étions quatre enfants survivants. Nous sommes restés tous marqués par tout ce que nous avons vécu. Aucun de nous n’a pu faire d’études, bien que nos parents l’aient ardemment souhaité et nous aussi.
Du fait de l’absence de reconnaissance par la République Française de la spoliation de nos biens par l’État français pétainiste, nous avons dû, très tôt, assumer matériellement notre existence. Notre destinée s’en est trouvée fortement modifiée. Il a fallu vivre avec ce lourd fardeau sur nos épaules. Certains ne l’ont pas supporté et sont allés jusqu’au suicide.
Courageusement, j’ai fait le choix de la VIE.