Chapitre V – Belfort 1940, l’occupation
Le premier mois de l’occupation commença par le rationnement de la nourriture et la distribution de cartes d’alimentation. Au début, notre ration journalière de pain était de 150 gr. par personne. Dans la population courait le bruit que la farine avait été arrosée de pétrole par l’Intendance militaire française de manière à ce que cette farine ne puisse servir aux Allemands. Il a même été dit qu’une épidémie de gale en avait résulté, ce qui est improbable. Notre boulanger, M. Jenn, brave homme s’il en fut, s’ingéniait à nous fournir du pain, pour le distribuer aux prisonniers de guerre.
Ces prisonniers, parqués dans des prés entourés de barbelés, gardés par des sentinelles allemandes, essayaient de s’échapper avant leur départ programmé pour l’Allemagne. Mon père et mes deux frères s’ efforçaient de faciliter leur évasion.
Les militaires français qui occupaient la forteresse de Belfort, construite par Vauban, s’en étaient retirés et en avaient laissé la défense à l’armée polonaise recrutée en France (l’armée Anders, du nom du général polonais qui en avait le commandement). Ils défendirent la place forte avec courage et abnégation. Malgré leur acharnement, manquant de munitions, ils furent contraints à la reddition. Beaucoup d’entre eux furent fusillés par les Allemands au fur et à mesure du franchissement de la poterne de la forteresse Certains réussirent à gagner la Suisse, à vingt kilomètres de Belfort, où ils furent désarmés à la frontière. Le gouvernement helvétique les accueillit et leur accorda l’hospitalité.
Je me souviens d’une évasion particulièrement rocambolesque. Regardant par la fenêtre, j’ai vu une voiture militaire allemande marquée de la croix rouge, dont les deux battants arrière s’ouvrirent. Un grand gaillard sauta sur la chaussée et se réfugia dans la maison en face de la nôtre. J’eus le temps de voir qu’il portait la casquette à quatre pointes de l’uniforme polonais. J’alertai ma mère qui, avec beaucoup de précautions, traversa la rue et monta jusqu’au grenier de l’immeuble où ce militaire s’était réfugié. Ma mère l’appela doucement en polonais et elle entendit le garçon dire « bojy moy », ce qui signifie « mon Dieu ». Nous avons attendu la tombée de la nuit pour le rapatrier chez nous. Il était médecin militaire et avait été fait prisonnier par les Allemands après la reddition de la forteresse de Belfort.
Mon frère Samuel, le lendemain, prit la responsabilité de conduire ce soldat évadé, habillé avec les vêtements de mon père, vers la ligne de démarcation. Dans la nuit, nous avons brûlé son uniforme très compromettant. Mon frère n’en était pas à son premier voyage. Tous les prisonniers de guerre ayant fait une tentative de fuite avortée étaient incarcérés à la prison de Belfort sous la responsabilité du commissariat de police et de ses fonctionnaires. Mon père a été sollicité à plusieurs reprises pour aider à l’évacuation d’un de ces prisonniers.
Nous avions gardé les meilleures relations avec les braves gens qui nous avaient hébergé à côté de Mouchard. Il se trouvait que leurs terres cultivables se situaient en zone dite libre et leur habitation en zone occupée. Ils avaient obtenu un « laisser passer », appelé en allemand « ausweis », qui leur permettait d’aller quotidiennement cultiver leurs terres … et par la même occasion de faire passer clandestinement des gens en danger d’une zone à l’autre. Nos amis du Jura firent franchir la ligne de démarcation à notre protégé Malgré la promesse que notre évadé nous avait faite, nous n’avons jamais reçu signe de vie de sa part, ce qui nous fit supposer qu’il avait été tué.
Octobre 1940, promulgation des premières mesures anti-juives : confiscation des magasins, fonction publique interdite aux personnes de confession juive. Mon père n’avait plus le droit d’exercer sa profession de tailleur. En novembre, tous les adultes juifs, hommes et femmes, furent convoqués à la Préfecture pour l’apposition du signe infamant « Juif », écrit en lettres rouges sur leur carte d’identité.
L’hiver 40-41 nous parut particulièrement long. Nous avions froid, faim et peur. Des gens pratiquaient le patin à glace sur la Savoureuse, la rivière traversant notre cité, signe de froid sibérien. Cela était interdit aux Juifs, comme beaucoup d’autres activités. Nous allions chercher du charbon et du bois que nous ramenions avec une luge.
Mes parents se tourmentaient à cause du sort de leurs parents restés en Pologne, ainsi que des nombreuses familles, grands parents, tantes, oncles et cousins, dont nous étions sans nouvelles. Pourtant, un jour de 1941, une lettre nous parvint venant de mon grand père maternel, dont le texte nous surprit. Ce texte se voulait rassurant sur son sort. Mais mes parents eurent le pressentiment d’un grand malheur. Le seul survivant de ma famille, il y a quelques années, me raconta lors d’un voyage en Israël, comment toute la population juive du village avait été massacrée au bord de la rivière par les « einzatz gruppen » et les corps jetés dans le cours d’eau, liés dos à dos. Ainsi périrent les 138 personnes de notre famille, que nous avons vainement recherchées par le truchement de toutes les ambassades polonaises ou soviétiques, qui ne donnèrent jamais suite à nos différentes requêtes.
Aux alentours de novembre 1940, pour tromper notre ennui, une bande de camarades se donnait rendez-vous à l’extérieur de la ville. « La Porte du Vallon » était notre lieu de rencontre. Nous pouvions librement échanger nos informations sur la poursuite de la guerre. Pour nous réchauffer, nous allumions des feux avec des cordons Bickford et de la poudre extraite des balles que nous avions récupérées dans un stock abandonné par l’armée française.
Je me souviens qu’étant arrivés sur la crête de la colline, nous avions aperçu un convoi à l’arrêt qui n’avait pas la couleur « vert-de-gris », comme nous le disions à l’époque, pour désigner l’armée allemande, mais la couleur kaki. Avec beaucoup de précautions, nous nous sommes approchés et, à notre grande surprise, nous avons découvert des femmes-soldats portant l’uniforme de l’armée américaine, avec brassards de la Croix-Rouge. Le dialogue s’engagea, mi-français, mi-anglais et nous avons appris que ces femmes allaient en Allemagne pour visiter les camps de prisonniers français, dans le but de leur apporter des colis alimentaires. Les États-Unis n’étaient alors pas encore en guerre contre l’Allemagne. Ces infirmières nous demandèrent de leur donner l’adresse du camp de prisonniers où éventuellement un de nos parents ( père, frère ou cousin ) aurait été interné, pour lui transmettre des nouvelles de notre part. Nous avons appris après la guerre, avec une immense tristesse, la mort de toutes ses femmes courageuses qui avaient insisté pour visiter les camps de déportation. Elles furent probablement gazées au camp de Ravensbrück. Après la guerre, comme beaucoup d’autres faits, cela fut occulté.
L’attaque de l’Allemagne nazie contre l’URSS souleva un grand espoir dans nos cœurs. Nous espérions follement l’ouverture d’un second front par un débarquement allié sur les côtes françaises, qui, hélas, tarda longtemps à venir.
Tous les Juifs reçurent l’ordre de déposer leur poste de radio au commissariat de police. Mon père dérogea à cette injonction et installa la TSF dans la cave de notre immeuble, avec une carte du front russe qui nous permettait de suivre le mouvement des batailles engagées. Nous écoutions passionnément « Radio Londres, la voix de la France libre » : « Radio Paris ment, Radio Paris ment, Radio Paris est allemand », nous annonçait le speaker. La station de Radio Sottens, par la voix du commentateur suisse, René Payot, donnait une information neutre… comme son pays. Ces informations nous permettaient de contrebalancer la propagande nazie de Radio Paris et l’abjection de ses commentaires antisémites. Des voitures allemandes, équipées d’un matériel de radiogoniométrie cherchant à repérer les radios clandestines, patrouillaient en permanence dans notre quartier, et il fallait être très prudent.
Dans les salles de spectacles, on projetait « Le Juif Süss ». J’ai assisté à la projection de cet immondice et compris que son but était d’humilier les juifs et de dresser la population contre nous. Il y eût une exposition d’affiches de propagande antisémite qui complétait le tout.
Durant l’été 1941, nos amis de Mouchard nous ont invités à passer un mois de vacances dans leur ferme. Nous avions très peu de nourriture, et mes parents reçurent cette invitation comme une aubaine. ce séjour me laissa le souvenir d’avoir vécu une grande page d’histoire : un après-midi, j’ouvris la porte de la grange et restai ébahie devant le spectacle qui s’offrait à moi. Une quinzaine de personnes, assises dans le foin avec des valises, donnait l’impression de gens dans l’attente d’un départ. Effectivement, mon ami Charles, le fils des fermiers, m’appela et me dit à mots couverts que je ne devais évoquer cette « découverte » devant qui que ce soit ; il y allait de sa vie. Il me donna pour mission de surveiller la route du village, car les gardes-frontière allemands patrouillaient régulièrement toutes les deux heures. À cette époque, j’avais quinze ans et déjà le sens des responsabilités.
Quelques jours plus tard, j’ai vu arriver un homme coiffé d’un chapeau de feutre gris, vêtu d’un pardessus foncé et le cou enveloppé d’un cache-nez. Je fus très étonnée de cet accoutrement, car il régnait une très forte chaleur. Nous étions au mois de Juillet. Deux heures plus tard, l’homme avait disparu, probablement conduit en zone libre par l’ami Charles. Après la guerre, j’appris qu’il s’agissait de Jean Moulin qui venait de s’évader, avec l’aide de la Résistance, pour gagner l’Angleterre.
- Pour lire la suite : Janvier 1942 : Conférence de Wansee, la ligne de démarcation