Chapitre III – Début de la « drôle de guerre »
L’Allemagne venait d’envahir la Pologne. La France et l’Angleterre, liées par un traité d’alliance avec ce pays, se trouvèrent entraînées dans ce conflit. Le premier septembre 1939 : déclaration de guerre.
Inutile de dire que mes parents se sentaient directement concernés, car toute leur famille habitait la Pologne. La plupart de nos amis déclarés apatrides étaient, en fait, des Polonais qui refusaient la nationalité polonaise par suite de l’antisémitisme de ce pays.
La Société Des Nations avait accepté que les Juifs polonais se déclarent apatrides pour échapper à une éventuelle mobilisation dans l’armée polonaise. Tous ces gens se trouvaient dans la même angoisse que mes parents.
L’autorité militaire appréhendait les raids de l’aviation nazie sur les bâtiments industriels d’Alsthom, ainsi que sur le réseau des voies ferrées. Le maire de Belfort fit évacuer la ville. Pour ce faire, il mobilisa les moyens de transport et les mit à la disposition de la population civile, qui fut dispersée dans de nombreux villages de la Haute-Saône. Nous avons été envoyés à Champagney, à une quinzaine de kilomètres de Belfort.
Pour nous, les enfants, nous considérions ces faits comme une prolongation des vacances. La mobilisation avait commencé : les bataillons traversaient le village ; pendant les haltes, nous allions bavarder avec les soldats. J’ai gardé le sentiment qu’ils n’étaient pas des foudres de guerre ; l’ennui et la morosité se lisaient dans leur attitude... Ils se posaient la question de savoir ce qu’ils faisaient là. Cette guerre, ils n’en voulaient pas. Les journaux affichaient sur de grandes manchettes : « Nous ne voulons pas mourir pour Dantzig. »
Tous les juifs étrangers et apatrides en âge de porter les armes allèrent, comme un seul homme, signer un engagement volontaire. La plupart furent incorporés dans les régiments de la Légion Étrangère, et envoyés, soit dans le sud de la France, soit dans le régiment en partance pour la Norvège, dont le port de Narvik était le premier enjeu de la guerre. Notre Président du Conseil des ministres, Paul Reynaud, clamait très fort que « la route du fer est coupée », les Allemands ne pouvant plus accéder au fer suédois d’une qualité exceptionnelle, servant leur industrie de guerre.
Un de mes cousins, tué au cours de cette bataille perdue par l’armée française contre les Allemands, est enterré au cimetière militaire de Narvik. Ce cousin inaugurait la longue liste des membres de ma famille, 138 personnes disparues pendant cette guerre. Il est le seul à avoir une sépulture.
Chapitre IV – La débâcle
10 mai 1940 : Premier bombardement de Belfort par l’aviation allemande. Bombardement d’intimidation ; il n’y eut que quelques dégâts matériels. C’était la première occasion d’inaugurer les abris, et lorsque les bombes commencèrent à exploser, je me suis tassée contre les murs, terrifiée, mais en même temps essayant de surmonter ma peur.
Au mois de juin, les événements se précipitèrent. Nous regardions passer les civils venus de Hollande et de Belgique, poussés par la rapide avance de l’armée allemande. Nous ne pensions pas que ce flot humain nous entraînerait dans son sillage, quelques jours plus tard, sur les routes en direction du sud de la France.
Les bombardements des trains par l’aviation italienne désorganisaient totalement l’armée française, complètement désemparée et sans chefs, se traînant sur les routes. Il y eut, pendant cette période que l’on a appelé « débâcle » beaucoup de morts dans la population civile. Des milliers de voitures, de camions abandonnés encombraient les routes, faute de carburant. Des voitures d’enfant et des charrettes laissant échapper des vêtements, ainsi que des milliers de valises éventrées complétaient ce spectacle de fin du monde, sans parler des gens ayant tout perdu et ne sachant où aller.
Le train qui nous transportait fut atteint par une bombe qui fit exploser la locomotive. Par chance, nous avons sauté du train, et nous nous sommes réfugiés dans la forêt proche, à l’abri des tirs de mitrailleuse de l’aviation italienne qui semaient la mort parmi ceux qui tentaient de fuir. Nous nous sommes joints à un groupe de soldats véhiculés dans une charrette tirée par une jument efflanquée qui faisait pitié à voir. Les soldats, armés de vieux fusils Lebel, avec leurs uniformes bleu horizon et leurs bandes molletières évoquaient l’image de la guerre de 14-18.
Ma famille, après vingt kilomètres à pied, arriva exténuée dans la petite ville jurassienne de Mouchard, vide de sa population. Un vieillard philosophe et deux chiens abandonnés étaient les seuls êtres vivants n’ayant pas fui la ville. Nous avons été pris en tenaille par un tir croisé d’artillerie entre Français et Allemands. Nous avons réussi à sortir de la trajectoire des obus pour nous réfugier dans une ferme à trois kilomètres (Certemairie) où de braves gens nous accueillirent avec un rare sens de l’hospitalité. Nous sommes restés un mois dans cette ferme, couchant dans la grange, coupés du monde et des dramatiques événements entraînés par la reddition de l’armée française.
La France avait capitulé. Nous étions assommés, désespérés.
La France fut partagée par l’occupant en deux zones : la zone nord appelée zone occupée qui en fait allait largement au-delà de la Loire, ainsi que toute la côte atlantique jusqu’à la frontière espagnole, la zone libre avec Vichy comme capitale et le Maréchal Pétain comme chef suprême.
Nous étions restés en zone occupée, à trois kilomètres de la ligne de démarcation. Pas d’autre alternative que le retour à Belfort, sous occupation allemande. Nous étions pris au piège.
De retour à Belfort, je fus frappée par la métamorphose de ma ville, envahie par la soldatesque allemande. Soldats arrogants, fiers de leur jeunesse, de leur victoire rapide sur l’armée française et maîtres des lieux.
Les civils ne sortaient plus de leurs maisons. Tous mes concitoyens étaient abattus, assommés par la défaite de leur armée. Cela était arrivé avec une telle rapidité que nous avons mis du temps à réaliser les conséquences dramatiques que tout ceci allait engendrer.
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