Énigme au cimetière
Un jour de mai 2003, je flâne dans les allées du cimetière de Saint Clair du Rhône (Isère) à la recherche d’indices, négligés lors de mes précédentes visites, sur les familles du village de mon enfance.
Profitant de cette journée ensoleillée, j’ai cette fois pris mon appareil-photo : quelques tombes sont "réputées en état d’abandon" et avant qu’elles ne disparaissent, je vais les "immortaliser" par l’image !
Un visage presque effacé, sur une plaque émaillée posée sur une tombe familiale, attire mon attention : « A la mémoire de mon mari, de mon fils et de notre frère regretté, Jules Revon Mort pour la France en mai 1917 âgé de 32 ans. Priez pour lui »
En mai 2003, date de la photo, cette plaque est encore sur la tombe de la famille Revon. Introuvable les années suivantes : elle a disparu avec la tombe. A t-elle été jetée ? A t-elle été "récupérée" par la famille ? Je la retrouverais "saine et sauve" onze ans plus tard ! |
Inscrit avec les morts de 1917 sur le monument aux morts de Saint-Clair-du-Rhône, Jules Revon n’est pas, alors, répertorié sur "Mémoire des Hommes".
Quelques indices me sont donnés par le texte de la plaque : Jules Revon est marié, l’un de ses parents est encore en vie lorsque la plaque est posée [1] et il a des frères et sœurs.
Aucune transcription de son décès dans les registres de la commune. Aucun mariage non plus à Saint-Clair ! Son épouse doit venir d’un village alentour et le mariage a du y être célébré. Mais où et à quelle date ? Et comment s’appelle-elle ?
La plaque à l’église du village m’apprend que Jules Revon, né en 1885, est mort le 28 mai 1917. Et je connais maintenant son régiment : le 222e Régiment d’Infanterie.
La famille Revon au Gabion
Un peu de généalogie pour commencer. En mairie de Saint Clair, je déniche son acte de naissance :
« L’an mil huit cent quatre vingt cinq et le vingt trois janvier à neuf heures du matin, par devant nous Etienne Ollagnon, maire, officier de l’état-civil de la commune de Saint Clair, canton de Roussillon (Isère) est comparu Antoine Revon, cultivateur âgé de quarante ans, demeurant à Saint Clair, lequel nous a présenté un enfant du sexe masculin, né hier à dix heures du matin, de lui déclarant et de Jeanne Roux, son épouse, ménagère âgée de trente quatre ans, résidant au dit lieu de Saint Clair ; et auquel enfant qui est né dans son domicile il a donné le prénom de Jules.
Les dites déclarations et présentation faites en présence de Régis Montez, cultivateur âgé de cinquante huit ans et Jean Duchamp, aussi cultivateur âgé de soixante ans ; tous deux domiciliés à Saint Clair et ont les dits témoins et le déclarant signé avec nous le présent acte de naissance après lecture faite. Revon Antoine, Ollagnon, Duchamp, Montez ».
Ses parents, Antoine Revon et Jeanne Marie Louise Roux, se sont mariés à Saint Clair du Rhône le 22 avril 1874 [2]. Huit enfants naissent de cette union [3] :
- Marie-Louise née le 29 janvier 1875.
- Joséphine née le 10 mars 1876.
- Marie Antoinette née le 7 août 1878.
- Françoise née le 26 septembre 1880.
- Jean Pierre né le 2 août 1883.
- Jules né le 22 janvier 1885.
- Marguerite née le 9 juillet 1891.
- Joseph né le 28 juin 1893.
Dans le recensement de Saint Clair de 1896, Jules a onze ans, je retrouve toute la famille. Ils habitent au Gabion, le vieux village de Saint Clair groupé autour de son église. Leur maison est juste à côté de la cure où logent le curé Jean Baptiste Rabilloud et sa sœur Marie Roxanne, sa "domestique". Un peu plus loin habite Mélanie Suzet "institutrice libre".
Dans le recensement de 1906, je retrouve ses parents au village... Jules Revon "domestique agricole" loge chez Piaton. Il a alors 21ans.
Le 28 octobre 1907, Antoine Revon, son père, meurt à Saint Clair âgé de 62 ans.
Louis Cornillon, 34 ans, « boulanger domicilié à Verlieu sur Chavanay (Loire) gendre du défunt » et Antoine Lucien Monot, 36 ans, « cultivateur domicilié à Saint Clair, gendre du défunt » déclarent le décès en mairie. Louis Cornillon est mariée avec Marie Louise. Antoine Monot est marié avec Joséphine.
Les jeunes hommes de cette famille partiront tous au front !
Jeu de pistes : impasses et découvertes
Cette recherche reste, comme beaucoup d’autres, sans avancer durant quelques années... mais Jules Revon me "turlupine". Mi 2012, je me décide (enfin) à la reprendre... mais où chercher ?
Deux pistes à explorer :
- le lieu de son décès : ce soldat du 222e régiment d’Infanterie, "Mort pour la France" en mai 1917, est probablement décédé vers Ville sur Tourbe ou vers Massiges. La 74e Division d’Infanterie à laquelle ce régiment est rattaché est alors dans ce secteur du front de Champagne.
- son mariage : je suis sûr qu’il est marié. Les recherches ne donnant rien sur Saint Clair, il faut donc que j’élargisse le cercle.
Je poste en septembre une question sur les forums de généalogie Generhoneloire et Genedauphiné.
Très vite, Pierre Boiton me répond : sur le site de Yannick Voyeaud, il y a une fiche au nom de Jules Revon, marié sans enfant [4] : Disparu ou décédé le 29 mai 1917 à Ambulance 1/44 à Braix (51). Cause : balle.
Avis envoyé le 20 juin 1917 de Bourgoin (Isère).
Sa veuve est avisée le 25 juin 1917. Elle habite à Lyon 38 rue de l’Arbre Sec ! Il est aussi fait mention de la profession de Jules Revon : "employé au Grand Bazar" ce n’est pas celui "de l’Hôtel de Ville", mais il est toutefois en plein centre de Lyon, à côté de l’église Saint Bonaventure, sur la place des Cordeliers.
Pierre m’indique, en plus, la transcription de l’acte de décès dans les registres du 1er arrondissement de Lyon, transcription en date du 10 octobre 1919 [5].
- C’est bien "mon" Jules Revon. Il est l’époux de Marie Favrot. En fait, il s’agit de Braux Sainte Cohière, dans la Marne.
Fort de ses renseignements, je m’adresse début novembre 2012 aux archives départementales de l’Isère pour avoir communication la fiche matricule de Jules Revon. La directrice des Archives de l’Isère, Hélène Viallet, m’informe qu’il n’est pas possible d’en faire des photocopies afin de ne pas compromettre leur conservation. Il faut que je me déplace à Grenoble pour la consulter [6].
Hélène Viallet ajoute : "Je vous précise que les registres matricules ont été numérisés et devraient être mis en ligne avant la fin de l’année" Ne me reste plus qu’à patienter !
Lyonnais d’adoption et jeune marié
Le Sainclardaire [7] Jules Revon est donc Lyonnais d’adoption.
Qu’est-ce qui pousse un jeune homme de 25 ans à partir de son village vers Lyon ?
Probablement plusieurs raisons : le travail d’ouvrier agricole, dur et mal payé ; l’attrait de « la Grande Ville ». Il existe alors, depuis longtemps, un « réseau » de jeunes gens de Saint Clair et des Roches partis chercher à Lyon de meilleures conditions d’existence. Et lorsqu’une offre d’emploi se présente, la solidarité du groupe familial joue ! [8]
Mais depuis quand est-il Lyonnais et marié ? Est-il employé au Grand Bazar depuis longtemps ? L’installation à Lyon a t-elle précédé ou suivi le mariage ? Nous y reviendrons dans notre second épisode.
Pour le mariage, la piste vient, encore une fois, de Pierre Boiton : Marie Revon est recensée en 1921 à Lyon. Employée au grand Bazar, elle habite au 38 rue de l’Arbre Sec. Son lieu de naissance est indiqué : Miribel, dans l’Ain. Elle y est née en 1889.
Grâce à son acte de naissance "en ligne", du 25 février 1889, j’apprends qu’elle est la fille de Claude Favrot et de Claudine Mitanne. En mention marginale, je lis qu’elle est décédée à Talencieux en 1958. Mais aucune indication sur son mariage [9].
Je cherche le mariage Revon-Favrot dans tous les arrondissements de Lyon entre 1903 et 1914 : chou blanc ! Mais en généalogie, il ne faut jamais désespérer. Il est probable qu’elle se soit mariée dans son village de naissance ?
Les tables décennales de Miribel "en ligne" sur le site des archives de l’Ain s’arrêtent en 1902... et les actes de mariage s’arrêtent en 1892 ! J’envoie donc fin septembre une demande à la mairie.
La réponse arrive très vite : le mariage entre Jules Révon et Marie Favrot a été célébré à Miribel le 14 juin 1913. Je leur demande copie de l’acte.
Magie d’Internet : deux jours plus tard, l’acte de mariage est dans ma boite mail.
- Jules Revon, 28 ans, est "employé", domicilié 20 rue Paul Chenavard à Lyon. Son père, Antoine, est décédé ; sa mère, Jeanne Roux, est présente.
- Marie Favrot, 24 ans, est couturière habitant à Miribel. Son père Claude est décédé (il était menuisier), sa mère Claudine Mitanne est présente. Dans le recensement de Miribel en 1911, Marie habite avec sa mère "domestique" chez Jean Marie Mollard "propriétaire cultivateur" grande rue...Marie est "couturière patronne" ! [10]
Un contrat de mariage a été passé le 17 avril 1913 en l’étude de Maitre Argoud, notaire à Miribel.
- Les signatures au bas de l’acte de mariage
Les quatre témoins du couple sont :
- le frère de l’époux, Jean Revon,30 ans, "employé" à Chasse [11].
- le beau-frère de l’épouse, François Javellot, 33 ans, charron à Miribel [12].
- le beau-frère de l’époux, Louis Cornillon, 39 ans, boulanger "demeurant à Chavonet" (en fait, il faut lire Chavanay) [13].
- l’oncle de l’épouse, Nicolas Mitanne, 44 ans, cultivateur à Rillieux...
- Mariage de Jules Revon avec Marie Favrot à Miribel le 14 juin 1913
Cette photo m’a été envoyée, il y a tout juste quelques semaines, par la petite-nièce par alliance de Marie Favrot. Elle m’a expliqué bien des faits... et transmis la dernière lettre de Jules Revon ! Sont déjà identifiés, outre les mariés : Madame Revon, au premier rang, à droite sur la photo ; et Madame Favrot, au premier rang aussi, deuxième en partant de la gauche. Le "moustachu" à droite de Mme Revon doit être, tant il lui ressemble, Jean Pierre Revon, le frère de Jules. L’homme entre Mme Favrot et la mariée est peut être l’un des trois témoins ? Tout en haut à droite de la photo, c’est François Javellot et au-dessous de lui, un peu plus à droite, une femme très brune : Fanny, son épouse, la soeur de la mariée. Les deux enfants devant le groupe sont les enfants Javellot : Claudine née en 1909, et son frère Joseph, né en 1911 |
Sur sa fiche matricule sont notées les « localités successives habitées » [14].
Pour Jules Revon, ce sont des « résidences » toutes dans le 1er arrondissement de Lyon :
- 4 décembre 1910 : 48 rue de l’Hôtel de Ville.
- 30 avril 1911 : 20 rue Paul Chenavard.
- 22 mars 1914 : 38 rue de l’Arbre Sec.
Bizarrement, ayant « arpenté » ces trois rues et vérifié dans toutes les « montées et allées » dans le recensement de Lyon en 1911, je ne trouve Jules Revon nulle part !
En 1911, il n’est plus rue de l’Hôtel de Ville et pas encore arrivé rue Paul Chenavard. Il doit loger dans le quartier, mais où ? Rien d’étonnant, par contre, pour la rue de l’Arbre Sec : il signale sa nouvelle adresse le 22 mars 1914 seulement. Marié depuis neuf mois, le logement du 20 rue Paul Chenavard doit être trop petit pour deux !
Mort pour la France ?
J’envoie alors cette demande à Christophe Dupont, administrateur du site Mémoire des Hommes : "Je cherche la fiche du soldat Jules Revon, du 222e, 2e classe à la 5e Compagnie de Mitrailleurs (matricule 019 129) né à Saint-Clair-du-Rhône (Isère) le 22 janvier 1885. Celui-ci est mort le 29 mai 1917 (ou 28, selon les sources) à l’Ambulance 1/44 à Braux Sainte Cohière des suites de blessure par balle.
Deux questions : Cette fiche existe-elle ? Est-ce que le JMO de l’Ambulance 1/44 est consultable au Val de Grâce ?"
Sa réponse arrive très vite : "Vous avez sollicité des renseignements sur un soldat "Mort pour la France" (ou décédé) lors de la Première Guerre mondiale,
La fiche que vous avez demandé se trouve en pièce jointe de ce courriel mais celle ci ne figure pas sur le site Mémoire des hommes car elle est extraite du fichier des soldats n’ayant pas obtenu la mention Mort pour la France (où pour lesquels aucune demande n’a été faite).
Si vous pensez que ce soldat est bien mort pour la France, je vous invite à faire parvenir par courrier postal son acte de décès et ses états de services, ainsi que tout document possédant la mention MPF ou tout document pouvant aider à l’attribution de la mention"
- La fiche de Jules Revon. Depuis fin 2014, cette fiche est "en ligne" sur Mémoire des Hommes
La mention "genre de mort : suicide par arme à feu" qui, bien sûr, m’émeut beaucoup, me pose également bien de nouvelles questions : chagrin intime, conflit avec un supérieur, déprime ? Qu’est-ce qui pourrait expliquer son geste ?
Pour lire la suite : "Si je meurs, je n’ai fait de mal à personne" : les dernières années du soldat Jules Revon, en deux épisodes