C’était le 15 janvier 1871, il y a 150 ans. L’un de mes aïeux, Sylvain Trouillard, s’était engagé dans le corps des Volontaires de l’Ouest (V.O.) et, au sein de l’armée de la Loire, sous les ordres du général Jaurès, il combattait alors avec rage l’ennemi prussien. Des batailles avaient été perdues, celle du Mans venait d’être une défaite, laissant aux hommes un goût amer. Mais les soldats, et notamment les V.O., dont beaucoup d’anciens zouaves pontificaux, continuaient à défendre bec et ongles leur patrie.
- Bataille d’Auvours par Lionel Royer, peintre et V.O. (1874 - musées du Mans)
- Les V.O. sont à droite, uniforme gris-bleu copié sur celui des zouaves pontificaux
En ce dimanche 15 janvier, dans le grand froid et la neige, avec pour seul accompagnement le grondement des canons et les tirs de fusils, le 3e bataillon des V.O. s’éloignait de Sillé-le Guillaume et, prenant au Sud-Est la direction de Conlie, bifurquait vers le village de Crissé. C’est là que Sylvain Trouillard faillit se faire tuer par un prussien, comme il le raconte dans ses mémoires :
« Une furieuse mêlée à la bayonnette s’engage. Les Prussiens fuient ; nous les poursuivons avec vigueur. Un éclat d’obus enlève mon sac, une partie de mon manteau et de ma petite veste et me jette à terre. Je me relève. Je n’étais pas blessé ; je continue le feu. Soudain, une haie se présente ; trois ou quatre prussiens sont derrière ; mais des zouaves s’élancent dans toutes les directions. Pour ne pas être en retard, je saute avec un bond prodigieux, et roule au milieu des ennemis, mon fusil sous moi, et la tête dans la neige. Je me dégage, et vois une bayonnette m’arriver sur la poitrine. Je la saisis et la détourne. Cependant j’allais succomber quand j’entends un coup de feu retentir à mon oreille, et un prussien tomber. Un zouave bondit et enfonce sa bayonnette dans la poitrine de celui que je tenais en respect et qui m’empêchait de me relever. Débarrassé, je me mets à genoux et tue un soldat qui s’enfuyait. Mais, mon cœur battait violemment : j’avais vu la mort de trop près pour ne pas être vivement impressionné. Le zouave qui me sauva la vie n’avait pas dix-huit ans. Il se nomme Roger Bleynie et habite Bordeaux. »
- Notes d’un Volontaire de l’Ouest par Sylvain Trouillard, sergent-major (extrait)
collection Colette Boulard
L’histoire ne s’arrêtera donc pas là pour mon aïeul, ce qui lui permit de se marier, d’avoir une descendance et à moi, aujourd’hui, de m’intéresser à Roger Bleynie, qui, cent cinquante ans plus tard, peut ainsi enfin être remercié pour sa bravoure !
Sylvain Trouillard, qui fut zouave pontifical, décrit Roger Bleynie comme étant un zouave, c’est-à-dire en fait à ce moment là un Volontaire de l’Ouest.
On le trouve bien dans la liste qui a été établie : « matricule 1859, né à Bordeaux le 23 janvier 1854, V.O. le 16 novembre 1870 1/3 caporal le 6 février 1871 3/3 inscrit deuxième matricule 341 1er avril 1871, licencié 15 août 1871 Le Mans » Le licenciement correspond ici à la libération du fait de la suppression du corps des V.O. après la fin de la guerre de 70.
Pour autant, l’indication "Zouave Pontifical" ne figure pas, Roger Bleynie n’avait pas été auparavant un zouave du pape et n’avait pas défendu les états pontificaux. L’eût-il voulu qu’il aurait été trop jeune : il avait 16 ans lorsqu’il s’est engagé parmi les V.O. et presque 17 lorsqu’il sauva mon aïeul !
- Extrait du matricule des V.O
- Ouvrage réalisé par P. Nouaille-Degorce d’après l’exemplaire du musée de Loigny.
Une recherche sur Généanet le montre figurant sur plusieurs arbres généalogiques [1]. Ses lieux et dates de naissance et décès sont indiquées.
- 1854 acte de naissance de Roger Bleynie
Son acte de naissance [2], alors aisé à trouver sur le site internet des Archives de Bordeaux Métropole (A.B.M.), confirme que Louis, Marie, Roger Bleynie est né à Bordeaux le 23 janvier 1854 du couple formé par Xavier Claude Marie Martin Bleynie et son épouse Suzanne Gabrielle de Tartas. Le père, qui est procureur impérial à Nontron (Dordogne) où il demeure, ne déclare l’enfant que le 26. Il lui fallait le temps de venir à Bordeaux, où la naissance eût lieu, 14 rue Rohan, dans la demeure de la famille paternelle. Les témoins sont en effet Pierre Eugène Bleynie, aïeul, propriétaire, et Rémi Helies, oncle paternel, receveur particulier des pensions, même adresse. La future mère y sera venue attendre le terme de sa grossesse.
La rue Rohan, qui de par son nom, pouvait sembler proche du palais Rohan, actuel Hôtel de Ville, n’existe plus. Elle n’a pas disparu dans le tout proche quartier Mériadeck, totalement remodelé dans les années 70. Un plan cadastral de 1850 [3] la montre, longeant la façade latérale Sud de l’hôtel de ville : c’est l’actuelle rue Elysée Reclus.
La numérotation n’a pas changé et le 14, intact à l’exception de ses fenêtres modernes, montre un immeuble en pierre de taille d’architecture classique. Faisant face aux grilles qui ouvrent sur les jardins de l’Hôtel de Ville, il bénéficie de la lumière et d’un emplacement privilégié, à deux pas de la mairie et de la cathédrale. Sobre et élégant, il convient à une famille de magistrats, d’hommes de la finance publique, voire de militaires [4].
- 14 rue Rohan, maison natale
A ses vingt ans, en 1874, lorsqu’il fait l’objet du recensement militaire [5], Roger Bleynie est domicilié à cette même adresse. Il est dit vivant chez son tuteur Mr. Helies. Serait-ce toujours Rémi Helies, son oncle, témoin vivant à cette adresse et qui a signé son acte de naissance ?
Il y a une légère erreur sur l’acte de naissance, car Rémy Bonnaventure Helies de Kérangar (1798-1880) est en réalité son grand-oncle, l’un des frères de Félicité Pétronille Adélaïde Hélies de Kérangar (1795-1859), épouse de Pierre Eugène Bleynie (1788-1879). Quoiqu’encore vivant en 1874, ce dernier n’est pas nommé à cette adresse et il n’est pas ou plus le tuteur de Roger. Sans doute parce qu’il a 86 ans ?
Roger, qui est dit « employé au midi », est alors dispensé de service militaire en tant que frère aîné d’un orphelin.
La campagne militaire qu’il vécut au sein des Volontaires de l’Ouest entre le 16 novembre 1870 et le 15 août 1871 ne figure d’aucune manière sur ces documents. L’engagement des V.O., trop lié à la religion et à des valeurs s’opposant à la toute jeune République, n’était pas pris en compte.
S’il n’avait pas été considéré soutien de famille, Roger Bleynie aurait sans doute dû faire son service militaire. Présent dans les documents mis en ligne par les Archives départementales de Gironde [6], le registre matricule de Roger Bleynie n’est pas une fiche très riche en informations, mais à peu près l’équivalent du registre de recensement conservé par les A.B.M [7]
- Registre de recensement militaire (page de gauche)
- Registre de recensement militaire (page de droite)
Petit retour en arrière : le 2 août 1869, à peine plus d’un an avant que Roger ne s’engage parmi les V.O., une pièce de théâtre est jouée par des élèves lors de la remise des prix au sein de l’école libre Saint Joseph de Tivoli, institution bordelaise toujours existante [8]. Un certain Roger Bleynie y tient un rôle. Concordance de lieux, de dates, de milieux sociaux et confessionnels : il s’agit sûrement de « notre » Roger, qui approchait de ses quinze ans.
- A Ferney…
- Bordeaux Ecole Saint Joseph de Tivoli (Gallica)
L’acte de décès [9] de Pierre Eugène Bleynie, âgé de 91 ans, le 16 décembre 1879, veuf, né à Masseret (Corrèze) nous donne une nouvelle adresse bordelaise pour Roger : prénommé Louis sur cet acte, il est indiqué être le petit-fils du défunt dont il déclare la mort. Tous deux vivaient 81 rue Montfaucon, pas bien loin de la gare du midi (actuelle gare Saint Jean) et Louis Marie Roger Bleynie, 25 ans, est dit « employé ». La signature nette et décidée de Roger est reconnaissable, identique à celle apposée sur le registre de recensement militaire consulté aux archives de Bordeaux.
- 1879 acte de décès Pierre Bleynie
- 81 rue Montfaucon
Les arbres déposés sur Généanet montrent que Roger Bleynie eût une sœur, Marie, entrée en religion, et un frère, Claude Marie Bonnaventure Xavier, de dix ans plus jeune que lui puisqu’il naquit le 11 janvier 1864 à Bordeaux, un mois après la mort de leur père. Il eut aussi un frère, Pierre, né et mort à Libourne (1855-1856) où leur père était alors procureur impérial. Leur mère, Suzanne Gabrielle de Tartas veuve Bleynie, mourra elle-même quatre ans plus tard à Bordeaux, le 27 décembre 1868.
Orphelin avant ses cinq ans, ce jeune frère, évoqué lors du recensement militaire de Roger, sera adopté par une tante sans enfant dont il prendra et relèvera ainsi le nom, son patronyme devenant Bleynie de Galaup.
Lors de son mariage avec Marie, Joseph, Agnès, Carmelle, Jeanne, Gabrielle Guillard [10], le 30 mai 1896 à Bordeaux, son frère Louis Roger Bleynie, sera l’un de ses deux témoins. Roger a alors 42 ans et est devenu commis principal au bureau du mouvement des chemins de fer du midi. Il habite 15 passage Feytit à Bordeaux.
- 1896 mariage Bleynie de Galaup X Guillard (extrait)
Une recherche dans le fichier concernant la viographie de Bordeaux, aux archives de Bordeaux Métropole, nous apprend qu’il s’agit de la cité Feytit devenue rue Michel Favreau par délibération municipale du 25 février 1952. Cette rue jouxte le cours de la Marne, elle se situe à moins de 200 mètres de la gare. Cette échoppe bordelaise a été surélevée vers 1930, ses menuiseries changées, mais elle est toujours là (1re maison à gauche sur la photo).
- 15 rue Michel Favreau
Le décès de Roger Bleynie a lieu le 16 février 1910, déclaré par une voisine peu informée. Il est retraité, célibataire et décède 20 rue de Ferron à Bordeaux. L’acte ne précise pas s’il s’agit, ou non, de son domicile. Cette autre échoppe a été surélevée vers la fin du XXe siècle [11].
- 1910 acte de décès de Roger Bleynie
- 20 rue de Ferron
Si l’on en croit la viographie bordelaise, c’est en 1901 que l’ancienne cité Déjean prit le nom de rue de Ferron, en hommage à un savant du XVIe siècle implanté sur la ville. Rien ne le précise sur la plaque portant le nom de la rue.
- Ferdinand de Ferron, V.O
Comment ne pas alors se demander si Roger Bleynie ne fut pas touché par ce patronyme ? Il connut peut-être le sous-officier Ferdinand de Ferron, Volontaire de l’Ouest, tué le 2 décembre 1870 à la bataille de Loigny, à laquelle Roger dut participer [12].
Une recherche a été faite sur les registres électoraux de 1906, date de registre la plus proche de son décès. Roger Bleynie n’habitait pas à cette adresse, domicile d’un Mr Brouillard. Par suite la recherche s’est étendue sur l’ensemble des cantons de Bordeaux grâce à l’obligeance et l’aide très active des A.B.M. D’autres Bleynie ont été trouvés, mais pas Louis Marie Roger. Peut-être n’était-il alors pas inscrit sur les listes électorales ?
Nous voici avec trois, voire quatre adresses privées différentes et successives - mais pas forcément exhaustives - le concernant à Bordeaux. Son inscription au registre matricule (A.D. 33) indique qu’après l’établissement du recensement militaire Roger Bleynie eut un domicile à Bagnères-de-Bigorre (Hautes-Pyrénées) avant de revenir à Bordeaux mais les recherches dans les recensements numérisés et indexés de cette commune (merci aux bénévoles !) restèrent vaines.
Parallèlement, nous connaissons maintenant un peu mieux Roger Bleynie par son activité : de 1874 à 1896, nous l’avons vu passer d’employé à commis principal au bureau du mouvement des chemins de fer du midi.
A l’exception de sa maison natale où il revint vivre un temps, il habite, lorsqu’il est adulte, de plus modestes maisons qui sont situées à proximité de la gare du midi, actuelle gare Saint Jean, où il travaille. Sans pouvoir l’affirmer, il est possible que Roger soit entré à la Compagnie du Midi en suivant en cela l’exemple de personnes d’autres branches familiales corréziennes croisées lors de mes récentes recherches.
Mais nous pouvons aussi le connaître un peu plus par son physique. Grâce au recensement militaire (voir plus haut), il est décrit à l’âge de vingt ans : il mesure 1.69 m, a les cheveux et les sourcils blonds, les yeux bleus. Il a le teint clair, un visage ovale au menton rond, son front est découvert, sa bouche est moyenne et son nez ordinaire. C’est à peu de choses près la description qui sera faite dans le même contexte pour son frère. Celui-ci est toutefois plus grand : 1.76 m et est dit avoir le nez épaté [13].
- Registre matricule C.M.B. Xavier Bleynie de Galaup (extrait) et sa photo
Une photo de Claude Marie Bonaventure Xavier Bleynie de Galaup ayant été jointe sur des arbres déposés sur Généanet, il n’est pas abusif de penser que Roger devait lui ressembler.
Ces informations trouvées sans difficulté particulière auront un peu permis de faire sortir Roger Bleynie du relatif anonymat dans lequel son souvenir s’était perdu. Il est encore possible de rajouter une adresse et des photos, celles de sa dernière demeure. Si, lors du recensement de 1851 qui précéda sa naissance, ce sont onze personnes de la famille et trois domestiques qui habitaient 14 rue Rohan à Bordeaux, bien plus accompagnent aujourd’hui encore Roger dans une tombe familiale sise dans le cimetière de la Chartreuse. Une annonce de décès et obsèques, parue dans la petite Gironde le 18 février 1910, est consultable via la bibliothèque sur Généanet. La famille informe que la cérémonie religieuse aura lieu à l’église Saint Bruno.
- "La Petite Gironde" du 18 février 1910
Le lien était possible, vite confirmé auprès de la conservation du cimetière qui fait face à l’église. De la première personne inhumée dans ce caveau familial, Rose Yung épouse Mercié décédée en février 1818, aïeule de Roger, à la plus récente, Marie Guillard veuve Bleynie de Galaup, sa belle-sœur décédée en mars 1963, ce ne sont pas moins de cinq générations d’une famille aux nombreuses alliances qui sont représentées dans cette tombe.
Le monument en pierre calcaire, de type sarcophage à acrotères d’angles, prisé dès le début du XIXe siècle par référence au goût retrouvé pour l’antiquité, présente en actuelle face arrière une plaque de marbre gravée au seul nom de Rose Jung, avec quelques indications. Une autre plaque gravée à été ultérieurement rajoutée sur la face opposée, côté allée Fonfrède, pour les familles concernées. Une plaque gravée au nom d’une grand-tante de Roger Bleynie, descellée, git sur le socle formant emmarchement, qui lui-même commence à se désolidariser. Cet élégant et très sobre monument, l’un des plus anciens de la Chartreuse, qui semble avoir porté sur un côté des traces de noms gravés aujourd’hui devenus illisibles, mériterait une légère restauration.
- Caveau familial au cimetière de la Chartreuse
- (allée Fonfrède, série 33, concession 28)
Plaque côté allée :
Tombeau des familles Mercié Delpech Hélies de Kerengar du Chesne de Beaumanoir.
Plaque d’origine à l’arrière :
Tombeau de D Rose Jung veuve de M Jean Mercié, négociant, décédée le 19 février 1818 âgée de 79 ans, pour elle et pour sa famille.
Plaque latérale descellée :
Rose Hélène de La Loubie veuve Edouard Héliès de Kerengar, veuve S. Mann. 15 juin 1815 – 22 mai 1891