La famille Genet en 1911
Le 19 décembre 1910, Camille Genet accouche à l’hôpital Tarnier (6e) d’un garçon qu’elle prénomme Jean. Obligée de le mettre en nourrice à Santeuil, en Seine-et-Oise, elle fait appel dès février 1911 à l’aide de l’assistance publique. Lors de l’enquête qui fait suite à cette lettre (25 février 1911), il apparaît qu’elle n’a plus ses parents et qu’elle réside dans le département de la Seine depuis « six mois ». Elle habite à l’hôtel depuis la même période. Elle renouvelle sa demande en mars 1911. Elle pousse alors ce cri de détresse : « Je suis seule, absolument seule, j’avais un ami qui m’a laissée seule et n’étant pas le père de mon enfant je ne peux rien lui demander. Il me reste en poche 3 f. et quelques sous » [1].
Que s’est-il donc passé dans la famille Genet pour qu’elle se retrouve dans une telle situation, alors que nous venons de le voir, elle avait une famille qui, peut-être, aurait pu l’aider ? En 1911, après avoir vécu quelques années regroupée à Paris, la famille Genet se trouve dispersée. On verra que cela n’empêchera pas les 3 enfants, Philibert, Marie François et Gabriel de garder des relations jusqu’à leurs décès. Ces liens, même entre enfants de deux lits différents, ne semblent pas avoir inclus la petite dernière, Camille. Pourquoi ? La différence d’âge [2] ? D’autres événements que le temps a ensevelis ?
Au moment où Camille Genet doit abandonner son fils, en ce printemps 1911, Philibert, le frère aîné, récemment veuf, vit avec sa fille Alice, la contemporaine de Camille, dans leur nouvelle maison de la rue des Girondins [3]. Sans parler de fortune, ce petit industriel doit vivre avec une certaine aisance, dont on trouvera la preuve quelques années plus tard lors de son décès. Ensuite, Marie Françoise vit avec son mari et sa belle-mère à Varennes-Jarcy [4]. En ces années-là, c’est la période de plus grande activité créatrice pour Martin Van Maele dans le genre qui l’a rendu célèbre. Précisément en 1911, paraît « La Sorcière », de Jules Michelet, chez Jules Chevrel à Paris, illustré de 15 eaux-fortes. Il travaille aussi à l’illustration de dix contes d’Edgar Allan Poe, qui paraîtront l’année suivante, à la Librairie Dorbon-Ainé, avec 95 compositions originales. Nous n’avons pas d’indication de fortune, mais on peut imaginer que l’abondance de sa production dans ces années-là lui apporte une certaine aisance. Enfin, le plus jeune frère, Gabriel, et sa femme vivent à Montreuil, dans le quartier ouvrier de la rue des Messiers, près de ses beaux-parents – Gabriel semble avoir été proche de sa belle-famille - avec leurs quatre enfants [5]. Toujours qualifié d’employé, il semble n’avoir jamais accédé à un minimum d’aisance.
Si on étend notre recherche au-delà de ce premier cercle familial, en cette année 1911, Camille Genet a encore de la famille proche, des oncles, tantes et cousins germains.
Du côté de son père, la famille s’est dispersée et cela très tôt. La fille aînée Julie, épouse Louis Gros, est morte depuis très longtemps, mais c’est la seule branche restée au pays. De ce côté-là, Camille Genet a des cousins germains à Cuzieu et dans les villages environnants. Ensuite, Jean-Louis, le maçon et tailleur de pierre, a eu une vie errante. On trouve sa trace à Oron-le-Château, en Suisse, où il se marie (1863), à Paris (1867), Alet dans l’Aude (1877), Vollien (1885), Belley (1887-1890) et enfin Grenoble où il se fixe [6]. Il a eu une descendance dans cette région. L’autre frère, Claude, celui qui s’était associé avec François Genet, a aussi eu une vie errante, au gré des chantiers de chemin de fer semble-t-il. Aussi présent à Oron-le-Château, en 1863, où il se marie, on le trouve ensuite à Châteaudun (1864), Virieu-le-Grand, lorsqu’il s’associe à son frère (1877), Trets dans les Bouches-du-Rhône (1878-1879), Champvert dans la Nièvre (1882), Vitry-le-François (1886, 1887) et enfin Saint-Pierre-Quilbignon (actuellement Brest) où il meurt le 11 février 1895. De ce côté-là, une ascension sociale dont nous ne connaissons pas la cause, permet à Léontine Genet, sa fille et cousine germaine de Camille, d’épouser Jean Gestin, fils du médecin et ancien maire de Saint-Pierre-Quilbignon [7]. A la génération suivante, Jeanne Gestin, donc une cousine-issue-de-germaine de Jean Genet, épouse en 1943 le rejeton d’une famille notable française, Hubert de Margerie, saisissant contraste des destinées personnelles dans l’échelle sociale.
Enfin, la dernière sœur de François Genet, Julie, a disparu de Lyon. Son destin est inconnu. Il est probable que de ce côté-là, la dispersion familiale est ancienne [8] et a peut-être été aggravée par des brouilles. Claude Genet, qui a perdu des milliers de francs dans la faillite de son frère, n’a pas dû garder des relations chaleureuses avec cette branche de la famille ! Camille Genet n’a probablement aucun recours de ce côté-là, si tant est qu’elle connaisse même cette famille.
Du côté de sa mère, le frère aîné, Claude, en cette année 1911, est toujours charpentier à Virieu-le-Grand, comme son père, dans la maison paternelle. De son mariage avec Euphrasie Orset, il a quatre enfants, tous contemporains de Camille : Jeannette, née en 1879, Maria, née en 1882, Anthelme, né en 1885 et Henri, né en 1891 [9]. L’oncle Claude Genet mourra en décembre 1915. Le fils Henri est mort à la guerre de 14, au Chemin des Dames, le 9 août 1917. Son nom est gravé sur le monument au mort de Virieu-le-Grand. Enfin, la sœur cadette de Clotilde, Marie Josephte Genet, épouse de Grégoire Pugieux, est morte à Villeurbanne le 30 octobre 1890, suivie par son mari, mort à l’hospice Sainte-Eugénie de Saint-Genis-Laval en 1901. Ils ne laissent rien en mourant. Leur fils unique, Claude Pugieux, né en 1875, le cousin germain de Camille, vit probablement à Paris en 1911 (il y est mort à l’hôpital Saint-Louis en octobre 1960). Peut-être que là aussi, les relations s’étaient distendues. De la même façon, Grégoire Pugieux a perdu quelques centaines de francs dans la faillite de son beau-frère.
- Cette eau-forte figure dans une des œuvres érotiques majeures de Martin Van Maele : La Grande Danse Macabre des Vifs, publiée en 4 livraisons (« dixains ») vers 1905. Elle est dédicacée à Fernand Durozé. Entre l’auteur et le dédicataire, c’est le réseau familial de Camille Genet, la mère de Jean, qui est ainsi matérialisé. L’un est son beau-frère et l’autre le beau-frère de son frère Gabriel. Par son thème et son traitement, cette gravure éclaire d’un jour troublant l’univers qu’a côtoyé Camille au sein de son milieu familial. Entre 1890 et 1895, soit de l’âge de 2 ans à 7 ans, elle a probablement vécu sous le même toit que Maurice Martin. Parmi les autres dédicataires, on trouve le graveur Louis Morin, son voisin à Varennes-Jarcy, l’écrivain Charles Grolleau et le peintre Antonio de La Gandara.
La famille éclatée
Reprenons le fil de la vie des 3 enfants Genet.
Nous suivons la vie de Philibert Genet à travers l’état civil et les recensements de Lyon. Après la guerre de 14 (1921) on le trouve comme industriel, fabricant de fusibles électriques, toujours installé rue des Girondins à Lyon [10]. Il vit d’abord seul avec sa fille. En 1926, sa fille absente, il est alors aidé d’une gouvernante. Cette même année 1926, Maurice Martin meurt à Varennes-Jarcy le 5 septembre. Malgré la distance, Philibert Genet est présent comme témoin lors de l’enregistrement du décès. Comme dans le recensement de la même année, il est qualifié de rentier. Belle réussite qui lui permet, sur le déclin de ses jours, de pouvoir vivre de ses rentes. Il a ainsi réalisé ce qui était peut-être l’ambition de son père.
- Etat actuel de la maison habitée par Maurice Martin Van Maele et son épouse Marie Genet de 1904 à 1926. Elle est située rue de Mandres à Varennes-Jarcy. L’apparence générale de la maison a probablement peu changé depuis.
Au moment de son décès, Maurice Martin ne laisse rien, si ce n’est quelques meubles [11]. Sa veuve, Marie Genet, après s’être mise d’accord avec sa belle-mère, toujours vivante malgré ses 85 ans, vient rejoindre son frère Philibert et sa nièce Alice dans leur petite maison de la rue des Girondins à Lyon, signe du lien fort qui a toujours existé entre le frère et la sœur.
- Scène de canotage au bord de l’Yerres à Varennes-Jarcy.
Alice Genet, restée célibataire, meurt le 6 juin 1931, dans la maison de son père, à l’âge de 53 ans. Dans son testament, elle lègue tous ses biens à son père [12]. Peu d’années plus tard, le 5 mai 1935, c’est au tour de Philibert Genet de s’éteindre, à 76 ans. Dans son testament rédigé quelques mois avant, le 6 février, il lègue l’ensemble de ses biens à sa sœur, lui assurant ainsi une sécurité financière pour ses dernières années [13]. La déclaration de succession de Philibert Genet fournit une bonne « photo » de sa réussite [14]. La part la plus importante de son patrimoine est constituée d’un « tènement d’immeuble Lyon 29 avenue Leclerc et rue des Girondins, n° 2, 4, 6, 8 et 10, comprenant maisons d’habitation et hangars, bâtiments industriels en mauvais état, avec autre petite maison d’habitation d’un rez-de-chaussée construite en dalles, et terrain. Superficie : 3 900 m2. » L’ensemble est estimé 360 000 francs. Il loue ces bâtiments à différentes personnes pour un loyer annuel de 24 000 francs. Il possède aussi du mobilier, une automobile Peugeot 301, un compte en banque, différentes actions et obligations, pour un total d’un peu moins de 13 000 francs. Au total, son avoir au moment de son décès est de 397 000 francs et surtout, il bénéficie d’un revenu régulier [15]. Dernier signe qu’il est vraiment passé du côté des « possédants », il a eu l’occasion de souscrire une assurance pour gens de maison !
- La maison de Philibert Genet, 4/6 rue des Girondins à Lyon 7e. L’emprise de ses propriétés incluait les bâtiments industriels à droite de la maison et à gauche, jusqu’au bâtiment au toit à double pente.
- Vue de la propriété Philibert Genet du 2 au 10 de la rue des Girondins. On distingue l’arrière de la maison familiale.
Marie Françoise Genet, veuve Maurice Martin, meurt quelques années plus tard, à la veille de la guerre, le 23 juillet 1939, quelques jours après ses 78 ans. Avec elle s’éteint le dernier enfant de François Genet. N’ayant elle-même pas d’héritiers, elle lègue l’ensemble de ses biens à ses deux neveux survivants, tout du moins aux deux qu’elle connaît, Maurice et Germaine Genet, les enfants de son demi-frère Gabriel, preuve s’il en est que les liens familiaux étaient restés assez forts malgré la dispersion des enfants. L’ensemble des immeubles de la rue des Girondins est alors vendu en mars 1940 et les meubles sont dispersés aux enchères par Me Vabre, commissaire-priseur à Lyon, le 10 avril 1940 [16].
Pour finir cette histoire de la famille Genet, revenons au dernier fils Gabriel Genet. Lui aussi, nous le suivons à travers les recensements et l’état civil de Montreuil. Il est toujours qualifié d’employé. Nous savons qu’en 1917, il est employé de la banque Guers, qu’au moment de son décès, il est qualifié d’employé de bourse. En 1921, il travaille pour la banque Rosenblith. Cette activité ne l’a pas enrichi, ni même permis de se créer un petit patrimoine, car il ne laisse aucun bien après son décès. Il a toujours habité Montreuil, d’abord dans la rue des Messiers, jusqu’au décès de son épouse Gabrielle Durozé le 14 décembre 1928, puis au 32, boulevard Chanzy où lui-même meurt le 23 avril 1932 à 61 ans. De ses 4 enfants, Odette, cuisinière, meurt le 6 janvier 1928 à l’âge de 25 ans, puis Suzanne, couturière, le 3 avril 1933 à l’hôpital Saint-Antoine (Paris 12e). C’est ainsi qu’en 1939, il ne reste plus que deux enfants survivants comme héritiers de Marie Françoise Genet : Maurice et Germaine.
Celle-ci est toujours qualifiée de couturière. Elle travaille dans un atelier de confection appartenant à l’entreprise A. Poncet, 40 & 42, rue d’Avron, devenue les Établissement Poncet & Milon, puis Milon, Thélot & Cie, 42, rue d’Avron. Elle est morte à son domicile du 32, boulevard de Chanzy le 20 février 1960. Son frère, dernier enfant survivant, est aussi le seul qui s’est marié, en 1922, avec Berthe Doby, une corsetière. Habitant au 51, rue Kleber [17], toujours à Montreuil, ils n’ont pas eu d’enfants. Maurice Genet est photographe. Il a en particulier été employé dans les années 1930 par le photographe industriel Boldo [18]. Après le décès de sa femme le 10 décembre 1965, il est recueilli par la Maison de Nanterre, ancien dépôt de mendicité, qui était alors un hospice réservé aux vieillards indigents. Il y meurt le 13 mars 1968, dernier enfant survivant de Gabriel Genet et dernier descendant de François Genet, hormis bien entendu Jean Genet.
Conclusion
Au terme de ce travail, que je vois plus comme une esquisse d’histoire familiale, je constate qu’il y a encore beaucoup de faits à trouver. Le premier, et l’un des plus importants, est le décès de Clotilde Genet. Il permettrait d’éclairer la vie de la mère de Jean Genet durant les quelques années qui ont précédé sa naissance. Parmi les autres pistes, une histoire biographique plus complète de Martin Van Maele apporterait des informations intéressantes sur ce petit réseau de connaissances/amis dans le milieu artiste du Paris de la fin de siècle, auquel appartenaient au moins trois des enfants Genet. Une autre piste serait de situer plus précisément l’histoire sociale de la famille Genet, dans une histoire plus globale de la société paysanne de la région de Belley. Cela permettrait de répondre à la question : dans leur histoire familiale, qu’est ce qui est imputable à l’histoire collective de ces petites propriétaires cultivateurs (« la fin des terroirs ») et qu’est ce qui est imputable à leur propre destin personnel ?
Je suis conscient de la limite intrinsèque de ce travail. Après avoir soulevé un pan du voile sur la vie de la mère de Jean Genet, qu’est-ce que cela nous apporte réellement sur Jean Genet lui-même, sa personnalité, sa trajectoire personnelle ? Je laisse le soin à chacun de répondre, car cela présuppose d’attribuer ou non, selon ses convictions, une importance au poids de l’histoire familiale sur le destin de chacun, même pour un enfant qui a eu fort peu de contact avec sa mère, pour avoir été rapidement mis en nourrice, puis abandonné.
Je voudrais finir par quelques réflexions plus personnelles sur le sens que je donne à cette étude. Passionné par l’œuvre de Jean Genet, historien familial par hobby, la lecture de la dernière grande étude sur « Jean Genet avant Genet » m’a inspiré pour relever le défi d’en savoir plus et de passer cette barrière dans le temps qui paraissait infranchissable. Un peu de réflexion sur les pistes de recherche, une bonne connaissance des sources d’histoire familiale disponibles sur internet et dans les dépôts d’archives m’ont ensuite permis de trouver en moins d’une heure l’acte qui sera la clé qui ouvre la porte de l’oubli : le décès de François Genet à l’hôpital Beaujon ce jour de juillet 1892. Après, c’est beaucoup de travail, des heures à compulser les état-civils parisiens, lyonnais, etc., des déplacements aux Archives départementales, un voyage-pèlerinage à Virieu-le-Grand sur la trace de la famille Genet, c’est l’exploration de tous les autres documents qui permettent d’enrichir cette histoire familiale afin d’arriver à un récit dans lequel, au-delà des faits bruts, un peu de matière et donc un peu de vie peuvent se glisser.
A titre personnel, cela a été aussi l’occasion d’une appropriation plus forte d’un auteur qui, par certaines de ses œuvres, a une importance plus particulière pour moi. Avant de rendre publiques mes découvertes, je me suis interrogé. Est-il légitime de mettre à découvert toute une histoire que l’intéressé lui-même a totalement ignorée ?
Je pense que oui, mais je comprendrais que l’on juge cela comme une forme de viol de l’intimité d’un homme.
Est-il opportun de briser cette image d’un homme presque sorti de nulle part en l’insérant dans une histoire familiale ? Est-ce que je ne casse pas une légende, presque un mythe, celle d’un écrivain fils de ses propres œuvres ? Je suis conscient que rattacher Jean Genet à l’histoire somme toute banale d’une famille de petits paysans de l’Ain qui tentent, comme beaucoup de leurs contemporains, de s’agréger à une petite bourgeoisie provinciale, pourrait faire se dissiper un enchantement qui donne une dimension supplémentaire à l’homme et écrivain Jean Genet. J’en suis d’autant plus conscient que, sans diminuer mon mérite, ouvrir la clef de cette histoire familiale ne demandait qu’un effort limité, comme s’il y avait un tabou qui pesait sur ses origines et empêchait d’autres chercheurs d’entreprendre de lever le voile. Je l’ai fait, je vous laisse juge.