Introduction
Parler d’histoire familiale pour Jean Genet est presque antinomique, tant le personnage ne semble se rattacher à aucune famille, lui l’enfant de l’Assistance publique. Et pourtant, il a existé une famille Genet avant que Jean Genet n’apparaisse, même si cette histoire familiale semble entourée de la plus grande obscurité. Certes, nous possédons quelques informations sur sa mère, plus complètes suite aux travaux d’Albert Dichy et Pascal Fouché [1], et des bribes d’information sur ses grands-parents maternels François et Clotilde Genet. Cependant, il semble être sorti de nulle part. Ce que l’on sait aujourd’hui de ses origines est bien résumé dans la biographie que lui a consacrée Edmund White :
« Camille Gabrielle Genet avait tout juste vingt-deux ans. Elle était née en 1888 à Lyon : de François, cinquante-six ans, et de Claudine (Clotilde) Genet, âgée, elle de quarante-deux ans. L’enregistrement de la naissance de Camille à Lyon le 20 juillet, deux jours plus tard, porte la signature du père – à notre connaissance, l’unique trace écrite laissée par l’un des ascendants de Genet. Trois ans après, en 1891, la famille de François Genet avait disparu, en tout cas de Lyon. François Genet vagabonde sans doute, manœuvre sans terres, ni métier, ni attaches particulières à Lyon. Sur les deux documents d’état civil dont on dispose, le père est qualifié tantôt de « manœuvre », tantôt d’« employé » ; la mère de « couturière » ; Gabriel, le fils qui avait seize ans à la naissance de Camille, de « serrurier » ; une petite fille de neuf ans appelée Léontine : voilà la famille. » Jean Genet, Edmund White, Paris, Gallimard, 1993, pp. 15-16.
« François Genet vagabonde sans doute, manœuvre sans terres, ni métier, ni attaches particulières ». Ces quelques mots décrivent la vie du grand-père de Jean Genet presque comme une préfiguration de celle de son petit-fils : une vie de vagabond, encore pleine d’obscurité, avant d’être celle de l’écrivain que l’on sait, mort seul dans un hôtel parisien. C’est cette obscurité même qui m’a donné envie de percer le mystère des origines familiales de Jean Genet. Pour cela, j’ai vite pensé que la clé résidait dans l’identification de François Genet. Ni ce prénom, ni ce nom n’étaient un indice suffisant Sur le site de généalogie Geneanet, il existe plus de 3000 occurrences de François Genet.. Pourtant, il m’a fallu moins d’une heure pour trouver son décès. A partir de là, toute l’histoire de la famille maternelle de Jean Genet a commencé à se dévoiler. Fruit de ces recherches, c’est cette ébauche d’histoire familiale que je présente aujourd’hui. Elle est centrée autour de la personne de François Genet et de sa descendance car ce que l’on a pu reconstituer de leurs vies éclaire en partie le contexte de la naissance de Jean Genet et l’abandon qui en a résulté. Nous allons ainsi voir surgir une personnalité, un destin, une histoire familiale qui, par certains aspects, sont fort différents de ce que l’on peut imaginer en ne connaissant que la vie de Jean Genet.
Avant d’entrer dans le vif du sujet, je rends un hommage à un ouvrage très inspirant pour moi : Le monde retrouvé de Louis-François Pinagot d’Alain Corbin. En le paraphrasant, j’ai eu aussi le sentiment de décrire « le monde retrouvé de François Genet ». Certes, à la différence d’Alain Corbin, je n’ai pas choisi mon personnage au hasard, c’est mon intérêt pour Jean Genet qui me l’a fait choisir. Cependant le défi restait le même : comment reconstruire une vie à partir de presque rien. Nous verrons qu’à la différence de Louis-François Pinagot, François Genet a laissé beaucoup de traces dans les archives et même dans les journaux.
François Genet voit le jour le 1er juin 1831 dans le petit hameau de Vollien, sur la commune de Cuzieu, village du Bas-Bugey dans le département de l’Ain. Il est le fils d’Anthelme Genet et de Pierrette Laperrière [2].
Virieu-le-Grand, Cuzieu et le Bas-Bugey [3]
La vie des ancêtres de Jean Genet s’est essentiellement déroulée dans deux communes de l’Ain, dans le Bas-Bugey : Virieu-le-Grand, chef-lieu de canton, et le village voisin de Cuzieu. Située au sud-est du département de l’Ain, proche de l’Isère et de la Savoie, cette petite région est bordée à l’est par le Rhône, qui forme la frontière géographique avec la Savoie. Au début de l’époque qui nous intéresse, c’était aussi une frontière politique entre la France et le Royaume de Piémont-Savoie. Géographiquement, cette région forme le sud du massif du Jura, ce qui lui donne encore un caractère montagneux. Le point culminant est le Grand Colombier, à 1 531 m d’altitude. Du point de vue du climat, son ouverture vers le sud lui donne un climat moins rude que celui du Jura.
La principale ville est Belley, sous-préfecture d’à peu près 5 000 habitants au milieu du XIXe siècle. Virieu-le-Grand est à 12 km au nord de Belley. Les grandes agglomérations sont Lyon à 100 km, Bourg-en-Bresse, à 80 km et Grenoble à une centaine de km. Néanmoins, il est unanimement reconnu par les historiens et les géographes que cette région fait partie de l’espace économique lyonnais.
Au XIXe siècle, Virieu-le-Grand est un bourg d’un bon millier d’habitants situé à la confluence de plusieurs vallées, ce qui en fait une zone de passage entre le reste du département de l’Ain, par la Cluse des Hôpitaux, la Savoie, à laquelle on accède par Culoz, et l’Isère. Cela explique aussi l’ancienneté de la commune, qui existait déjà à l’époque romaine. C’est une commune agricole, avec une prédominance de la culture de la vigne, complétée par de la polyculture. Décimée par le phylloxera à la fin du XIXe, la vigne a quasiment disparu, même s’il reste quelques crus dans la région. Virieu-le-Grand est ainsi décrite au début du siècle par le préfet Bossi :
« Cette commune est située au pied d’une haute montagne, à 1 myriamètre au Nord-Nord-Ouest de Belley, et contient 144 maisons.
Son territoire présente une petite plaine environnée de coteaux implantés en vignes, et adossés aux montagnes qui sont tout autour. On y fait du vin d’assez bonne qualité, et on y récolte des blés de toute espèce et du foin. Une partie de la surface de ce territoire est en marais, rochers et terrains incultes. Les bois y sont plus que suffisans pour la consommation du pays.
La seule industrie des habitans consiste dans le commerce de quelques bois, et dans la fabrication du pain qu’ils vont débiter dans les communes voisines. » [4].
Historiquement, Virieu-le-Grand est connu comme la patrie de Philippe Berthelier, l’un des pères de l’indépendance de Genève, d’Honoré Fabri, théologien et physicien, découvreur du principe de la circulation sanguine. Cependant, la personnalité la plus marquante est Honoré d’Urfé. Bien qu’issu d’une famille noble du Forez, il est seigneur de Virieu-le-Grand par héritage familial en 1599. A ce titre, il possède le château situé au-dessus du bourg. Détruit par un incendie en 1726, il n’en reste que quelques ruines. L’histoire veut que ce soit dans ce lieu qu’Honoré d’Urfé rédigea l’œuvre qui l’a rendu célèbre, le premier roman français : L’Astrée.
- Fig. 1 : vue ancienne de Virieu-le-Grand avec le bourg ancien au deuxième plan et l’extension nouvelle, en lien avec la gare, au premier plan. On constate l’emprise forte de la vigne sur les pentes autour du bourg. Au fond, on distingue l’usine de chaux de Lourdel, avec sa cheminée et les carrières de calcaire ouvertes au flanc de la montagne.
- Fig. 2 : vue récente de Virieu-le-Grand
La commune de Cuzieu est située sur un plateau au-dessus de Virieu-le-Grand. Alors que Virieu est essentiellement constitué du bourg, avec quelques habitations isolées, Cuzieu est composé de plusieurs hameaux, qui sont, pour les principaux : Vollien, Fesne, Donalèche, Verupt et le village de Cuzieu lui-même. Commune de 384 habitants en 1831, population qui restera stable au cours du XIXe siècle, c’est un village uniquement agricole : « Cuzieu [...] est placé sur les collines qui séparent le vallon de l’Arène de la vallée du Séran inférieur. Une robuste végétation et de magnifiques noyers lui forment une ceinture que le touriste ne franchira pas, s’il tient à conserver ses illusions. Quant à nous, obligé pour remplir fidèlement notre mission d’historien et de cicérone, de tout visiter et de tout raconter, nous avons dû, laissant de côté nos scrupules et nos préventions, nous aventurer à travers un dédale de ruelles infectes où le purin coule de toutes parts ; au milieu de masures de chaume, parmi lesquelles nous distinguons pourtant une habitation qui semble viser à singer le château. L’église, que l’on ne découvre qu’avec bien de la peine, est aussi pauvre et d’aussi piètre apparence que les autres masures » et « Le touriste évitera d’entrer dans Saint-Martin de Bavel, où il serait exposé, comme à Cuzieu, à respirer les odeurs nauséabondes du fumier et des ordures qui encombrent le seuil des habitations, uniquement composées, pour la plupart du moins, d’une pièce délabrée, à l’aspect repoussant, où gens et bestiaux vivent fraternellement pêle-mêle. ». Pour finir sur une note plus positive : « Si l’intérieur des deux derniers villages, que nous venons de traverser, est loin d’être attrayant, par contre, leurs environs sont fort agréables. Chaque vallon est arrosé par un joli ruisseau ; on pourrait même dire trop bien arrosé, car la quantité des eaux y forme, par-ci par-là, des marécages et plusieurs lacs grands ou petits, dans lesquels le poisson foisonne. On y trouve des perches et des brochets de belle qualité ; tandis que truites, anguilles et écrevisses abondent dans les moindres ruisseaux. » [5]
La famille Genet, de Cuzieu
Avant d’aborder la vie de François Genet, quelques mots sur la famille Genet. Le nom de Genet s’avère relativement courant dans la région. Au gré des recherches dans les communes de l’Ain, autour de Belley, on rencontre souvent ce patronyme. En 1896, premier recensement disponible de Virieu-le-Grand, 12 ménages sur 339, soit 40 personnes sur 1148 portent ce nom. Signalons au passage que nos recherches n’ont pas permis d’en éclairer l’origine. On peut donc encore laisser courir l’imagination comme Jean Genet le faisait lui-même dans Le Journal du voleur (1949) : « Quand je rencontre dans la lande – et singulièrement au crépuscule, au retour de ma visite des ruines de Tiffauges où vécut Gilles de Rais – des fleurs de genêt, j’éprouve à leur égard une sympathie profonde. Je les considère gravement, avec tendresse. Mon trouble semble commandé par toute la nature. Je suis seul au monde, et je ne suis pas sûr de n’être pas le roi – peut-être la fée de ces fleurs. Elles me rendent au passage un hommage, s’inclinent sans s’incliner mais me reconnaissent. Elles savent que je suis leur représentant vivant, mobile, agile, vainqueur du vent. Elles sont mon emblème naturel, mais j’ai des racines, par elles, dans ce sol de France nourri des os en poudre des enfants, des adolescents enfilés, massacrés, brûlés par Gilles de Rais." [6].
La famille Genet de Cuzieu trouve son origine en la personne de Barthélemy Genet, baptisé à Cuzieu le 6 janvier 1686 [7]. A deux exceptions près, il est à l’origine de toutes les familles Genet de Cuzieu dont on peut suivre la trace jusqu’à la première moitié du XXe siècle. Depuis la fin du XVIIe siècle, à partir de Donalèche, la famille s’est largement ramifiée à travers les différents hameaux du village, avec des destins assez différents. La branche aînée a acquis une certaine notabilité locale. Elle a donné deux maires à la commune : Antoine de 1848 jusqu’à son décès en octobre 1868 et son fils Louis-Benoît, qui succède à son père jusqu’en 1884, avec une interruption entre 1876 et début 1878. Ironie de l’histoire, le nom de celui-ci apparaît dans la liste des jurés de la cour d’assises de l’Ain, en 1879 Courrier de l’Ain, n° 94, 59e année, 14 juillet 1879, p. 2 : « Assises de l’Ain. Ouverture de la 2e session de l’année de la cour d’assises de l’Ain. ». On ne peut s’empêcher de penser à cet extrait du Condamné à mort : « Les jurés, offensés par tant de grâce, stupides mais pourtant prestigieux dans leur rôle de Parques ». Les autres branches ont eu des situations sociales plus modestes.
La branche à laquelle appartient François Genet est représentée au moment de la Révolution par Marin Genet, né le 10 avril 1763, au hameau de Donalèche à Cuzieu, fils cadet de Benoit Genet (1727-1813) et Marie Cotter (1728-1779). Ce cadet de famille a la chance de pouvoir se marier le 12 janvier 1790 avec Jeanne Pernet, la fille unique d’Anthelme Pernet et Marie Charvin. Comme l’on sait, dans ce monde de petits propriétaires-cultivateurs terriens, où l’importance sociale est directement liée à la propriété foncière, la possibilité d’épouser une fille unique, dotée de son patrimoine ou de ses « espérances », est un atout et le moyen d’améliorer sa situation de cadet. C’est ainsi que Marin Genet peut « entrer en gendre » dans la famille Pernet, c’est-à-dire venir vivre chez ses beaux-parents afin de leur succéder le moment venu.
Anthelme Pernet est un petit notable de Cuzieu. Il sait signer son nom, ce que ni Marin Genet, ni ses parents, ni sa femme ne savent faire. Il fait partie des signataires du cahier de doléances de Cuzieu le 8 mars 1789. Enfin, par délibération du 20 nivôse an 2 (9 janvier 1794), il est nommé officier municipal de la commune de Cuzieu. Installés chez les beaux-parents à Vollien, autre hameau de Cuzieu, Marin Genet et Jeanne Pernet auront 12 enfants, 7 garçons et 5 filles, nés entre 1791 et 1818, dont un seul ne vivra pas, fait rare à l’époque.
Les filles se marient toutes, sauf une, à des cultivateurs de Cuzieu. Les garçons ont des destins divers. Trois garçons restent à Cuzieu, comme cultivateurs : Benoit (1796-1884), l’aîné, Anthelme (1800-1881), le père de François, et Marin (1810-1879), resté célibataire. Les trois autres garçons vont faire leur vie ailleurs, abandonnant par la même occasion l’agriculture qui avait été l’occupation et le gagne-pain de leurs ancêtres. Jean-Louis (1814-1890) et Mémond (1818-1898) font carrière dans les douanes. Rappelons que l’Ain était alors frontalier avec la Savoie, terre étrangère, dont il est séparé par le Rhône. Enfin Jean (1803-1891) s’installe comme menuisier à Lyon, ville dont on verra l’importance qu’elle a pour l’histoire de la famille.
A cette génération, on voit apparaître les premières signatures chez les garçons (c’est le cas pour tous, sauf Marin). Les filles devront attendre la génération suivante pour maîtriser cet élément de base de l’écriture. Les parents sont morts jeunes, Marin Genet le 15 juillet 1822 à 58 ans et Jeanne Pernet le 27 janvier 1825 à 52 ans.
- La maison Genet, de Vollien (hameau de Cuzieu). Sous le même toit, se trouvent en réalité 4 maisons distinctes, probablement suite à des partages au sein de la famille Genet. La partie appartenant à Anthelme Genet et son épouse Pierrette Laperrière (les parents de François Genet), au moment de l’établissement du cadastre (1833), se trouve au centre (voir ci-dessous, fig. 4). Au moment du partage de ses biens (1887), Pierrette Laperrière possède la partie de bâtiment au fond, à l’angle des 2 chemins. L’interpénétration entre les différents bâtiments rend l’identification difficile (voir cadastre ci-dessous, fig. 5).
Pour lire la suite : Anthelme Genet, le père de François Genet