8 - Complément d’enquête : Sur la trace d’un disparu
Nous voulions, avec mon mari, nous faire une opinion sur Galerne. Quel était l’homme derrière le commissaire de police déchu ? Savoir aussi ce qu’il était devenu ? Nous avions été plongés dans son intimité pendant six ans, de 1852 à 1858, et nous avions mesuré la place qu’il avait tenue dans la vie des Claude, particulièrement de mon arrière-grand-père…. Nous restions intrigués et curieux.
Il était difficile de comprendre par ailleurs que cet homme, intelligent et actif (du Beux le disait d’une intelligence hors pair et d’une activité peu commune), peu étouffé semble-t-il par les scrupules, ait perdu sa capacité à rebondir et apparaisse même comme dépressif, une fois sorti de prison. Tous les soutiens, souvent prestigieux, dont il a bénéficié pendant le temps de son incarcération se sont évanouis, il n’en est plus question. Est-ce à dire que seule sa situation de prisonnier motivait ses défenseurs ? Il représentait une cause à défendre, le soutien et la libération d’un prisonnier, et qui plus est, un prisonnier politique. C’était œuvre morale et mobilisait d’autant plus l’Église, qu’il paraissait être la victime d’un complot socialiste !
Nous avons mené les recherches en deux étapes, à deux mois d’intervalle, janvier et mars 2007 : D’abord, pour en savoir plus sur le contexte qui avait entouré son affaire : était-il victime ou coupable ? Ensuite, pour découvrir ce qu’il était devenu. Mais tout d’abord, en préliminaire, quelques investigations à l’état civil de Dourdan, où nous savions qu’il était né, nous paraissaient indispensables pour connaître l’origine “modeste” à laquelle il est fait plusieurs fois allusion par ses défenseurs. Pouvait-elle expliquer son histoire ?
L’origine de Galerne
Le patronyme est breton, d’origine celtique, qui signifie vent d’ouest/nord-ouest, mais la famille est installée à Dourdan, où Constant est né autour de l807 (il a le même âge que Claude Aîné). Son frère Hippolyte a quelques années de moins, puisqu’il vient au monde le 25 mai 1810.
Les étapes de l’ascension
Le grand-père est manouvrier. Le père, né en 1786, tisserand contremaître dans la manufacture de Grillon près de Dourdan, laquelle fabriquait des bas de mousseline depuis 1799 et employait trois cents ouvriers et ouvrières ; la mère, Victorine Fanon, était native de Monnerville, un village proche, et travaillait aussi à la fabrique, installée dans le château de Grillon. Les fils, brillants sans doute à l’école, volent de leurs propres ailes : il semble que Constant fasse quelques études en droit et Hippolyte devient officier, avec le soutien de son frère.
Toujours plus haut
On apprend, de diverses sources, qu’en 1832 Constant Galerne est huissier à Dreux (il a vingt-cinq ans environ), puis nous savons qu’à partir de 1835 il entre dans l’administration, car il évoque dans une correspondance de 1852 les dix-sept ans passés au service de l’État. Il devient ensuite commissaire de Police à Gap, Toulouse, Nîmes ; en mai 1842, il se trouve à Lyon où, en sept ans, comme nous savons, il gravit les différents échelons de la hiérarchie. Il est choisi pour Marseille, à cause de ses états de service antérieurs. D’origine modeste, on peut considérer que Constant Galerne a connu une ascension sociale spectaculaire, l’exemple même de ce qui était devenu possible après la Révolution. Son ambition a été d’autant plus grande qu’il vient du monde ouvrier. Il a su traverser plusieurs régimes politiques, sans état d’âme. Mais par ailleurs, il n’appartient pas à une élite sociale, qui peut le soutenir en cas de difficulté.
Première étape, Janvier 2007 - Galerne, victime ou coupable ?
Comme nous l’avons dit, la période est très mouvementée et il était difficile, avec les seuls documents que nous avions, de comprendre tout à fait quelles avaient été les motivations des uns et des autres dans cette affaire et d’expliquer le revirement qui s’était opéré en 1855, pour permettre la libération de Galerne.
Des recherches aux Archives nationales (CARAN), rue des Quatre Fils à Paris, nous ont permis de consulter deux dossiers propres à nous éclairer :
- le compte rendu du procès en assises rédigé par le Président du tribunal d’Aix à l’adresse du Garde des Sceaux (cote BB 20-158/1),
- La demande de recours en grâce, qui ne comporte pas moins d’une cinquantaine de documents (cote BB 21-618).
Il se confirme tout d’abord que cette affaire a fait grand bruit à l’époque, dans les milieux judiciaires, politiques et religieux, au-delà de ce que nous pensions, en particulier à Marseille et à Paris. Les détails que nous avons trouvés nous ont permis de mieux connaître les enjeux en cours et l’évolution du dossier. Il est sûr qu’à l’époque la justice a du mal à préserver son indépendance, pouvoir politique et pouvoir religieux interviennent constamment.
Les faits reprochés à Galerne. Un maître chanteur ?
À Marseille, les sommes en cause au titre de la corruption sont au total de l’ordre de 5000 F [1] Rien à voir avec les 200.000 francs de dettes que Galerne aurait contractées à Dreux, un fait mis en avant lors du procès, somme qu’il aurait remboursée selon son avocat. A-t-il d’ailleurs été jamais poursuivi pour les « mauvaises actions » de Dreux, ou d’autres faits signalés, comme le port indu de la légion d’honneur à Toulouse ? Au contraire, l’administration policière lui propose des postes de plus en plus élevés, pour aboutir à celui de commissaire central de police des plus grandes villes de France : Lyon, Bordeaux, Marseille !
Toujours le même mode opératoire
Nous pensons cependant que Galerne est bien coupable des faits invoqués. Le mode opératoire est toujours le même et peut être considéré comme une signature : des sommes relativement modestes - de 500 F à 1000 F- sont extorquées à des individus, en échange d’une intervention de sa part pour réduire leur condamnation… C’est semble-t-il après leur libération, suite à des mesures de clémence demandées par Louis Napoléon Bonaparte, inquiet du nombre d’arrestations, que certains d’entre eux racontent aux autorités ce qu’il en était du chantage de Galerne. On peut penser peu vraisemblable que de hauts fonctionnaires, comme le procureur du Beux ou l’un des neufs inspecteurs généraux [2], un dénommé Sylvain Blot, accusateur principal nous l’apprenons, aient repris ces accusations, sans vérifier les faits.
Un aveu aux Claude ?
Enfin Galerne lui-même fait une allusion dans une lettre aux Claude de ses fautes passées : je demande à Dieu de me pardonner pour les péchés que j’ai commis jusqu’à ce moment, ils sont nombreux, ils sont énormes, ils sont terribles. Je les déteste, je les abhorre… donnez-moi le moyen de réparer envers le prochain le mal que je lui ai fait.
Si Galerne est coupable de ces malversations, justifiaient-elles cependant la peine sévère encourue – dix ans de réclusion en Maison Centrale - compte tenu des services rendus à l’État jusque-là et si souvent soulignés ?
Enjeux politiques et rivalités
En fait, il apparaît que la « gravité » des faits se mesure aussi dans l’impact qu’ils ont dans l’opinion publique. Que l’un des artisans majeurs au niveau policier de la répression abuse de sa position et de ses fonctions a du faire sur la population une impression très fâcheuse qu’il fallait très vite effacer, par un châtiment sévère. Le nouveau pouvoir se devait d’être irréprochable.
Mais les hauts fonctionnaires concernés sont nombreux : Blot, nommé par le gouvernement pour encadrer les préfets ; de Suleau, le préfet ; Chanterac, le maire de Marseille ; du Beux le procureur, Quentin Bauchard qui est envoyé en mars par Paris pour réexaminer les jugements des commissions. Il se crée – nous l’apprenons à la lecture du dossier trouvé aux archives - des empiétements de compétences et des conflits de pouvoir entre eux tous. En effet, le ministère de la police nouvellement créé, ne vient-il pas, avec ses inspecteurs généraux, doubler la hiérarchie du ministère de l’intérieur ? Quelles sont les prérogatives respectives de l’inspecteur général Blot et du préfet de Suleau, comment gèrent-ils leurs relations ? Blot, à son arrivée, a voulu semble-t-il marquer sa prééminence en demandant à Galerne – d’après les dires de ce dernier – qu’il lui remette ses rapports « 24 heures à l’avance », c’est-à-dire avant de les transmettre au préfet ? Guerre des polices et des pouvoirs, la question est toujours d’actualité ! Galerne refuse. Blot lui en veut-il ? De telles situations sont propices de toute façon à l’émergence de boucs émissaires et Galerne en constitue un tout trouvé. Il n’est pas soutenu par un réseau personnel et il a commis des fautes. Ainsi, la conclusion de nos investigations nous conduit-elle à penser que Galerne, s’il est coupable, est sans doute aussi victime des rivalités en cours.
Au CARAN, le dossier Galerne
Galerne est donc gracié en juin 1855. Nous avons pu consulter l’épais dossier concernant cette grâce, conservé aux Archives Nationales. On y retrouve tout ce dont il a été question dans les lettres à notre aïeul Claude : pétitions du clergé, interventions de nombreuses personnalités, suppliques de sa famille. Nous n’avons pas trouvé, par contre, directement mention des Claude, sans doute faudrait-il lire attentivement les deux ou trois longues lettres que Galerne écrit à ses filles à Paris, pour savoir exactement ce qu’il en est. Nous n’avons pas trouvé non plus trace d’une réhabilitation en 1860, mais il aurait fallu consulter les archives d’Aix-Marseille, car la réhabilitation est décidée par le tribunal qui a prononcé la condamnation.
Une hiérarchie jusqu’au-boutiste
Un fait majeur apparaît : la hiérarchie judiciaire - et notamment, à plusieurs reprises, le procureur du Beux dans ses lettres des 9 septembre 1852, 5 avril 1854, 2 février 1855 - s’est opposée jusqu’au bout à son élargissement. Tout au plus admet-on dans les milieux judiciaires que la seule mesure de clémence possible serait de le libérer après accomplissement d’au moins la moitié de sa peine, soit au bout de cinq ans. Son comportement exemplaire en prison, son influence salutaire sur ses co-détenus, sont reconnus après son retour à la maison d’arrêt d’Aix, mais on se pose explicitement la question de savoir si cela manifeste une sincère conversion, ou si cela suffit à justifier une libération ; on y répond par la négative. Il est utile d’évoquer à ce sujet la note de quatre pages adressée le 6 février 1855 par un fonctionnaire du ministère, auquel l’Administration des Recours en Grâce demande son avis, suite à une nouvelle demande déposée par les défenseurs de Galerne.
… une mesure d’indulgence exceptionnelle en faveur de Galerne quand il a subi à peine le quart de sa peine me paraîtrait donc prématurée, (une contre signature donne « même avis »)... cette lettre dit notamment : Monsieur le Procureur général pense que l’on pourrait en conséquence recommander le condamné à la clémence de l’empereur et réduire à 5 ans de réclusion ce qui lui reste à subir encore de sa peine. L’épreuve a-t-elle été suffisante pour que l’on puisse croire à la sincérité de cet homme profondément corrompu qui n’a pas même accepté une condamnation comme une expiation ? Sa conduite depuis 5 mois qu’il est à Aix a-t-elle eu un caractère tellement édifiant qu’on doive en attendre une influence salutaire ? L’intérêt public si profondément atteint par son crime permet–il de tenir compte de l’intérêt bien légitime d’ailleurs que peut mériter la famille du condamné ? Il ne m’appartient pas de résoudre ces questions. Mais je crois que la part d’indulgence largement faite déjà au moyen de l’admission de circonstances atténuantes a été étendue à ses dernières limites par l’autorisation donnée à Galerne de subir sa peine dans une maison d’arrêt, que la dignité de l’autorité publique est intéressée à une sévère et sérieuse répression… que la bonne conduite en prison… de Galerne est une considération de second ordre.
Un brusque renversement
Qu’est-il arrivé alors entre ce moment 6 février et juin 1855, pour renverser la situation et faire que Galerne bénéficie d’une libération “avec surveillance” ? Le dossier contient une lettre, datée du 28 février 1855, émanant semble-t-il du directeur de la prison d’Aix, adressée au Président du tribunal de première instance de la Seine :
… Je me plais donc, Monsieur le Président, de vous exprimer ma profonde conviction de la sincérité des sentiments… de moralité, de charité qui animent Monsieur Galerne et je suis porté à reconsidérer le passé de cet homme… De l’aveu de tout le monde, Galerne malgré son intelligence distinguée… a manqué de prudence dans les jours de débats de son affaire, ce qui a dû contribuer à une forte condamnation impitoyable... Dans cette double considération, il résulte que Monsieur Galerne dans son passé est un coupable incertain…
Cette lettre reçoit un accueil favorable de son destinataire, puisque le 7 mars suivant, le président du tribunal écrit au Garde des Sceaux : Permettez-moi d’avoir l’honneur de transmettre la lettre ci-jointe relative à la demande de grâce. Je désire vivement que ce document favorable au condamné puisse contribuer au succès de la demande, lorsqu’elle sera soumise à votre décision lors de la prochaine demande de grâce.
Le 19 juin 1855, une note du Ministère de la Justice, Direction des Affaires Criminelles et des Grâces, énonce enfin que quelle qu’ait été la gravité des faits qui ont motivé la condamnation de Constant Galerne, on ne peut méconnaître qu’il a rendu d’importants services à la cause de l’ordre, qu’il témoigne d’un repentir sincère et se montre disposé à racheter par une vie exemplaire son crime en partie déjà expié. Surveillance maintenue.
En 1855, les principaux acteurs présents à la condamnation de Galerne en 1852 n’occupent plus les mêmes fonctions : Blot n’est plus inspecteur général de la police, tout simplement parce que son ministère a été supprimé en 1853, suite aux conflits de pouvoir qu’il avait entraînés. De Suleau quitte en 1853 également son poste de préfet des Bouches du Rhône, et Chanterac n’est plus Maire de Marseille en 1854. Ceux qui avaient dénoncé ou accusé Galerne, notamment Darbon, le notaire Fourtoul, sont eux-mêmes en prison pour diverses affaires que nous n’avons pas pu élucider. Le temps a passé, et la libération de Galerne ne peut sans doute entraîner qu’un impact très affaibli.
Mon arrière-grand-père, un homme naïf ?
Comment est-il possible que Claude Jeune, son secrétaire particulier [3], n’ait rien vu, rien compris du personnage Galerne et s’emploie plus tard pour sa défense aussi ardemment ? On peut penser que s’il avait eu des doutes sur son intégrité, il serait au moins resté en retrait. Certes Claude était jeune et sans doute naïf, mais à ce point ! Il est vrai que, de son côté, le Révérend Père Courtez est convaincu, nous l’avons vu, que Galerne est innocent et, à tout le moins, croît en sa sincérité. Il précise “qu’il a une grande expérience des prisonniers, depuis trente ans qu’il les fréquente”, sous-entendu : comment pourrait-il se tromper, dans la haute opinion qu’il a de celui-là… ? Il faut dire que nous avons été impressionnés de constater combien Galerne sait séduire tous ceux qui le rencontrent ou reçoivent ses courriers, hommes d’Église, personnalités politiques, directeurs de prison, prisonniers eux-mêmes. On comprend que Claude ne puisse être que conforté dans sa bonne opinion par tous les retours qui lui sont faits concernant “l’illustre prisonnier”. Et lui-même ne l’avait-il pas considéré comme un “second père”…
Galerne, un manipulateur ?
Est-il possible de connaître vraiment la réalité d’un individu. Ce n’est pas chose aisée “de capter le secret de toutes les contradictions, de tous les remous d’un être” comme le dit si bien François Mauriac. Chacun d’entre nous n’a-t-il pas de multiples facettes ? En fonction des circonstances et de la place de l’observateur, certaines frappent plus que d’autres. A fortiori, comment pour nous avoir une opinion pour un personnage vu de l’extérieur à partir de faits certes, mais aussi des témoignages – forcément subjectifs - de ceux qui l’ont croisé. On ne peut choisir un parti que par le biais d’un roman, ce qui n’est pas notre propos ! Était-ce un homme rusé qui parviendra toujours à intéresser ses gardiens, mais que sa profonde immoralité rend indigne de toute bienveillance, comme le dit le président de la cour d’assises d’Aix dans son compte rendu auprès du Garde des Sceaux ? Un homme qui a été signalé comme sachant faire preuve d’une rare capacité pour les fonctions de police qui lui étaient confiées ? un homme qui refuse de reconnaître ses torts soit par aveuglement, soit par hypocrisie, qui aurait tenté de corrompre ses gardiens pour s’évader de la prison où il était détenu ? Ou enfin un homme qui, face à l’adversité, opère une véritable conversion ? C’est, de toutes façons, à l’évidence un homme intelligent et habile, qui séduit ses interlocuteurs.
Deuxième étape - 27 mars 2007 – A la recherche de la famille Galerne…
Au moment de sa condamnation, en août 1852, Galerne a quarante-cinq ans. Claude Jeune, en a vingt-six. Il pourrait être son fils. Quand la correspondance s’arrête, Galerne a atteint cinquante et un ans, Claude, trente-deux. Nous savons que sa fille Léontine voulait être religieuse, mais qu’est devenue Claire ? Sont-ils restés à Paris ? Que sont tous ces gens devenus, que nous croisons dans cette histoire de famille ? Nous avons voulu savoir et avons poursuivi nos recherches, à partir d’une seule information, la dernière adresse connue en 1858 : 12 rue St Georges à Batignolles (appelée depuis 1877 rue des Apennins)
Retrouver leur trace ?
Nous avons pensé aux recensements et avons consulté les Archives de Paris, Bd Serrurier dans le 20e arrondissement. Contrairement à ce qui existait pour l’ensemble du pays depuis 1801, il n’y avait pas de recensements pour la capitale avant 1926. Toutefois, les Archives proposent - outre des tables de naissances, décès, mariages - des “calepins”, c’est-à-dire des dossiers fiscaux, correspondant aux contributions foncières et mobilières, établies par bâtiment, pour Paris et les communes qui lui ont été rattachées. En croisant les renseignements ainsi obtenus avec ceux des actes de décès, nous avons pu - de trace en trace - reconstituer en partie ce que la famille était advenue… un vrai jeu de piste !
Les demoiselles Galerne réapparaissent les premières
En 1865, au 12 rue St Georges, apparaît le nom d’une demoiselle Galerne dans un appartement composé d’une “pièce à feu”, salon, salle à manger, cuisine, dans un immeuble sur caves de deux étages et un troisième lambrissé, construit en moellons et pans de bois. Depuis quand les parents ont-ils quitté le lieu ? Elle y vit seule semble-t-il. S’agit-il de Claire ou de Léontine ?
Nous apprenons bientôt que Claire est décédée onze ans plus tard – le 21 février 1876 - mais à une autre adresse : 10 rue Pierre Demours, une voie ouverte le 30 mars 1862, au moment du rattachement des Batignolles à Paris. Elle comptait à ce moment quarante-quatre ans, avait exercé la profession d’institutrice et était veuve d’un certain Achille Prosper Loyez. Il semble qu’elle n’ait pas eu d’enfant. L’immeuble est constitué de deux parties : un bâtiment simple en profondeur élevé sur terre-plein d’un rez-de-chaussée et d’un premier étage sous combles, construit en pierres et moellons ; un plus grand corps de logis entre deux jardins, avec aile à droite et aile à gauche, double en profondeur. C’est sans conteste un immeuble plus bourgeois que le précédent, où Claire s’était peut-être installée une fois mariée. Après son décès, sa jeune sœur Léontine prend sa place, car on trouve une demoiselle Galerne, maîtresse de pension, jusqu’en 1902 à cette adresse, dans un appartement situé au premier étage. Elle n’est donc pas entrée en religion, mais elle semble célibataire. Après cette date, elle disparaît. Peut-être est-elle décédée à son tour ou a-t-elle déménagé pour un logis plus modeste ? Elle a près de soixante-dix ans.
Constant Galerne n’est pas loin
Une bonne surprise : l’acte de décès de Claire en 1876 nous permet de retrouver trace du père, car il vient faire la déclaration. Il est dit “employé aux Renseignements Généraux”, âgé de 69 ans (il n’y a pas de retraite à cette époque) et son adresse est notée, 24 rue de Babylone à Paris 7e. Eureka… !
Galerne est donc à nouveau attaché au Ministère de l’Intérieur, puisqu’il travaille, non plus dans la police d’espionnage (ce qu’il disait ne pouvoir supporter), mais à la Sûreté Intérieure, un vœu déjà exprimé fin 1856. Il a réussi selon ses espérances…
Une adresse prestigieuse
Il est locataire depuis octobre 1871, pour mille francs, d’un appartement en plein Paris, dans un immeuble appartenant aux Missions Étrangères [4]. L’immeuble est cossu, construit en pierres et moellons, couvert de tuiles, double en profondeur, élevé sur caves, avec rez-de-chaussée et quatre étages, plus au-dessus une grande mansarde. Trois boutiques se trouvent au rez-de-chaussée, des logements bourgeois au 1er étage ; au second, des bureaux pour les Missions, mis en communication directe par un passage avec la maison principale, 128 rue du Bac. Cet ensemble de bâtiments et de jardins, encore bien connu aujourd’hui, avait grande renommée au 19e siècle : Le 8 juillet 1848 par exemple, avait eu lieu dans la chapelle les obsèques de Chateaubriand, en présence de Victor Hugo, Sainte-Beuve, Balzac et de la plupart des membres de l’Institut.
Ainsi Galerne habite un endroit prestigieux, bien éloigné sans doute du logis de son enfance, propre à satisfaire son ego, malmené pendant ses années de galère. Son appartement est situé au 1er étage à gauche, avec huit portes et fenêtres ! Il est au nom de Galerne-Baudran, Baudran étant le nom de jeune fille de sa femme Mélanie. Ce double nom faisait-il meilleur effet ? Galerne reste à cette adresse jusqu’à son décès, survenu le 4 mai 1891, en son domicile, avec la mention “ancien magistrat”. Il a quatre-vingt-quatre ans. Son épouse, quatre-vingt. Les moments difficiles traversés n’ont pas raccourci leurs jours ! Ainsi Galerne s’est bien rétabli et mène une vie bourgeoise. Ses relations avec les catholiques lui ont été d’un grand secours (a-t-il bénéficié de l’intervention du père Levasseur pour cet appartement ? ).
Et les Claude ?
Les a-t-il informés du rétablissement de sa situation, du mariage et du décès de Claire ? S’est-il acquitté enfin de ses dettes auprès d’eux. Claude, de son côté, l’a-t-il prévenu de son mariage et de la naissance de ses nombreux enfants ? Quand Galerne meurt, Stéphane, mon grand-père, a dix-huit ans ! Chacun a changé d’adresse rapidement après la dernière correspondance de décembre 1858. Il était peut-être difficile de se retrouver ?
Ainsi se termine l’affaire Galerne
Elle nous a plongés dans le monde des Claude à leur arrivée à Lyon et dans le climat politique de l’époque, avec la place importante occupée par l’Église, notamment à
Lyon. Bien qu’éloignés de leur terre natale, les Claude ont gardé les valeurs et les convictions héritées de leur éducation, renforcées pour notre arrière-grand-père par son passage au grand séminaire. Célibataires et disponibles, ils n’hésitent pas alors à s’investir dans les causes qu’ils croient justes, d’autant plus qu’ils peuvent s’appuyer sur le clergé lyonnais, et je n’aurais pas su sans ce dossier, combien ils y étaient introduits.
La défection de Galerne à leur égard, de toute évidence, les a beaucoup perturbés, sans pour autant ébranler leur foi et leurs idées politiques. Ils ne “militeront plus”. Mais jusqu’à la fin, Claude Jeune suit l’actualité, à travers le grand journal de la droite Lyonnaise conservatrice, le Nouvelliste.
Pour les deux frères, leur existence de célibataires se termine, ils vont vivre d’autres événements, sur le plan professionnel et familial. Mais l’affaire Galerne restera, pour Claude Jeune en particulier, le temps fort de sa jeunesse, peut-être une façon de rester proche de la prêtrise à laquelle il avait dû renoncer. Il s’agissait après tout de consoler un affligé et de le ramener à la foi… Il en gardera je crois une certaine nostalgie. Pourquoi autrement aurait-il préservé cet important dossier, venu ainsi jusqu’à nous, alors que rien relatif à sa vie familiale, ou à la fabrique, qui occupera pourtant plus de trente ans de sa vie, ne nous a été transmis par son intermédiaire ?
- Lire la suite : Le mariage des Claude, un tournant décisif
Bibliographie :
En dehors des documents transmis par voie familiale, comportant exclusivement les lettres et les suppliques, les autres sources documentaires pour les épisodes émanent :
• des archives départementales de Lyon – d’Aix-Marseille et de Paris. Je les ai citées au fur et à mesure de ce récit.
• de l’état civil de Dourdan
• de l’ouvrage ‘Justice et Religion”- auteurs multiples, sous la coordination de Jean-Jacques Sueur, Université de Toulon et du Var – l’Harmattan 2002 - chapitre : les opinions religieuses des magistrats Aixois de 1848 à 1870
• de l’ouvrage “Insurgés et opposants au coup d’Etat de décembre 1851 dans les Bouches du Rhône – Hugues Breuze – Thèse éditée par l’Université Aix-Marseille – 1999-2000.