9 - Le mariage des Claude, un tournant décisif
Les deux Claude se marient presque à neuf ans d’intervalle, après une longue vie de célibat, puisque l’aîné a quarante-cinq ans et le plus jeune, trente-sept. Ils sont largement à la mi-temps de leur vie. Ils ont partagé plusieurs années le même domicile et, après la tentative manquée du plus jeune dans l’administration, partagé les mêmes expériences professionnelles, mené enfin les mêmes combats, pour être fidèles à leurs convictions. Le mariage va bouleverser toutes ces habitudes du « vivre ensemble », d’abord en mettant terme à la cohabitation, mais aussi progressivement à leur vie professionnelle commune et à leur investissement dans les affaires de leur temps. Par leur mariage, chacun va se trouver orienté en effet dans une nouvelle activité, un tournant décisif dans leur vie, un métier que cette fois ils garderont jusqu’à leur décès. A cela, il faut ajouter pour Claude Jeune, le passage d’une existence de célibataire, non seulement à celle d’époux, mais de père de famille nombreuse.
1854 - Claude aîné entre « dans la brosse » par mariage…
Claude Aîné s’est marié le premier, je l’apprends par une lettre de Galerne. Autant les documents transmis comportaient deux dossiers importants relatifs à sa jeunesse en Forez, autant je n’avais aucune information sur sa vie à Lyon, au-delà des premières années passées avec Claude jeune et leur sœur Jeanne Marie. Un grand manque. Les recherches dans les registres d’état civil et les archives, encore une fois les « indicateurs Henry », et les quelques lettres retrouvées à la Bussière m’ont permis de reconstituer peu à peu son itinéraire citadin.
De Saint Polycarpe à Saint Bonaventure…
Il épouse donc le 22 avril 1854 une certaine Marie Genin, originaire de l’Ain, plus jeune de quelques mois, puisqu’elle est née en décembre 1808. Ils ont quarante-cinq ans tous les deux et n’auront pas d’enfant. Marie Genin est veuve d’un certain Dervieux, brossier de son métier, décédé en 1852-53, si l’on en juge par l’acte de liquidation de la succession de ce dernier trouvé aux archives de Lyon ; elle n’est pas restée veuve longtemps. Son époux défunt avait au moins cinq enfants, dont deux mineurs ; parmi les autres, un garçon Louis, brossier comme son père rue Ferrandière à Lyon, et une fille mariée, émigrée aux États-Unis. Claude part s’installer au domicile de son épouse, 7 rue Thomassin, à dix minutes à pied de la rue Désirée, mais ce n’est plus la même paroisse, on passe de Saint Polycarpe à St Bonaventure. On se trouve dans la presqu’île entre Rhône et Saône, un quartier très commerçant.
Rentiers pour la vie ?
On indique sur l’acte de mariage que Claude Aîné et Marie Genin sont rentiers. Cette expression signifie, non pas qu’on ait atteint l’âge de la retraite, mais simplement qu’on dispose de revenus suffisants pour vivre. Leurs apports au moment du mariage sont pourtant modestes : 600 F pour chacun ! On peut être "rentier" à une époque et reprendre assez vite une activité. C’est le cas. En 1856, Claude travaille de nouveau avec son frère (lettre de Galerne). Huit ans plus tard en 1862, on le trouve brossier, comme l’ex-époux de Marie et son beau-fils Louis. Il a cinquante-quatre ans. Qu’a-t-il fait entre-temps ? Les annuaires ne nous donnent aucune indication, ce qui signifie qu’il travaillait pour le compte d’un tiers ou que son activité ne justifiait pas qu’il paie une publicité. La brosserie est 32 rue Mercière dans le 2e arrondissement (puis au n° 51 en l876), la rue la plus commerçante de Lyon. C’est tout près de son domicile rue Thomassin. Claude reste noté comme brossier, régulièrement chaque année, jusqu’en l880. Il a alors soixante-douze ans.
Décembre 1862 - Claude Jeune convole à son tour…
Nous nous trouvons presque neuf ans après le mariage de l’aîné, quatre ans juste après la dernière lettre de Galerne, et dix-huit mois après la mort de la sœur Jeanne-Marie, avec laquelle il cohabitait. Un grand vide dans la vie de notre arrière-grand-père.
Un mariage convenu ?
Elle s’appelle Marie Monnet. C’est mon arrière-grand-mère. Mon père Georges a toujours dit que son grand-père avait connu la jeune fille par l’entremise des curés. Claude garde en effet de son passage au séminaire une foi très vive et un grand attrait pour le clergé qu’il fréquente d’autant plus assidûment qu’il est largement introduit, comme nous l’avons vu, par les relations familiales. Son frère aîné tient boutique, à quelques numéros de l’ancien domicile des Monnet, qui avaient fréquenté, comme lui, la paroisse St Bonaventure. A-t-il demandé au curé de trouver une épouse pour son jeune frère ? A moins, comme je l’évoquais à propos de la foire de Beaucaire, que la rencontre se soit opérée par l’intermédiaire d’un certain Henri Chapolard, mercier, que Claude avait pu connaître professionnellement. Nous découvrons en effet qu’Henri a un lien de parenté proche avec Marie Monnet.
Les Monnet… Une famille et une terre à découvrir
Marie Monnet est la plus jeune des trois filles d’Antoine Monnet, originaire de l’Isère, comme son épouse Thérèse née Perrin, lui natif des Avenières, elle de Torchefontaine. Ce n’est pas très loin de Lyon. Il est issu d’une famille nombreuse, au moins dix enfants, nés de 1797 à 1819, dont le père Benoit Monnet, noté comme « cultivateur-charpentier », ne sait pas signer. Antoine, le troisième de ses enfants, « émigre » à Lyon, puisque nous le trouvons dans l’annuaire Henry [1] de 1838 où il est inscrit comme menuisier, 41 Grande rue Mercière. Nous saurons qu’il avait alors trente-sept-ans.
Le Monnet est un hameau situé tout près des Avenières, en direction du pont d’Évieu, qui permet de franchir le Rhône et de passer du département de l’Isère à celui de l’Ain.
L’endroit est magnifique, à la frontière de bois, de roseaux et d’étangs, qui le séparent du fleuve. Des maisons sont encore en torchis, avec de belles poutraisons. On comprend que les charpentiers aient eu du travail. C’est vraiment intéressant de découvrir ainsi, grâce à nos ancêtres, des coins de France superbes où nous n’aurions jamais eu l’occasion d’aller autrement.
Une surprise… le métier d’Antoine Monnet !
La tradition familiale voulait qu’il ait été « petit soyeux ». En fait, il est plus modestement menuisier et je pense qu’il travaillait tout simplement, en fabriquant les métiers à tisser lesquels, à l’époque, étaient en bois. L’industrie de la soie est florissante à Lyon, il gagne bien sa vie et laissera un beau patrimoine à ses filles, lors de sa mort prématurée en 1859, à cinquante-huit ans. Il a acheté dès 1840 pour 4000 F. un terrain doté de deux maisons qu’il a fait agrandir, situées de l’autre côté des fleuves, vers la rue Garibaldi (quartier actuel de la Part-Dieu). C’est d’un bon rapport. Au moment du mariage, Marie et sa mère occupent un des appartements. La jeune fille a été élevée dans une des meilleures institutions religieuses de Lyon où elle s’est fait de nombreuses amies.
Apparition d’une famille Chapolard
Au moment des noces, Marie a vingt-quatre ans et treize ans de moins que son fiancé. Ses deux sœurs, plus âgées – Joséphine née en 1829 et Marguerite en 1831 - sont mariées depuis plus de dix ans avec des frères Chapolard. L’aînée a épousé, un peu avant ses dix-neuf ans, en pleine Révolution de 1848, César Auguste de neuf ans plus âgé ; César travaille avec son père dans un commerce en gros de sabots-galoches, situé 2 rue des Treize Cantons près du quai de Saône. Marguerite, un an plus tard, s’est mariée avec le second fils, Henri, qui a vingt-cinq ans et exerce alors la profession de mercier, avant d’entrer chez son père dans les années 1860. Les beaux-frères sont témoins au mariage, qui a lieu le 10 décembre 1862, après la signature d’un contrat intervenue le 29 novembre (trouvé aux archives). Avec ce mariage, c’est la première fois que nous rencontrons la famille Chapolard, qui jouera un grand rôle dans la vie de notre arrière-grand-père.
Portraits
Nous avons quelques portraits de Claude et Marie, l’un pris peu de temps je pense après leur mariage, les autres dans leur vieillesse.
La différence est spectaculaire. Quelquefois on reconnaît, dans les traits marqués par l’âge, le visage de la jeune fille ou du jeune homme qui fut. Ce n’est pas le cas ! Agée, le visage de Marie est devenu osseux avec un nez long et fin, l’ensemble accentué par un chignon relevé ; lui aussi, vers la quarantaine, est très différent de l’image qu’il nous donne sur des clichés plus tardifs : jeune, il avait un visage plus poupin et des cheveux ondulés.
Ces portraits sont figés, sévères, somme toute peu engageants, et traduisent mal sans doute la personnalité de nos ancêtres Mais il est émouvant de pouvoir mettre un visage sur leurs noms. Ils prennent figure, ils existent autrement qu’à travers des documents… et avec cette génération, c’est la première fois. Nous n’aurons pas cette satisfaction en remontant le temps.
Un contrat de mariage équilibré
J’ai trouvé aux archives de Lyon le contrat de mariage des jeunes époux. Grâce aux revenus que Marie tient des biens transmis par son père, son apport s’équilibre avec celui de Claude, autour de 5000 F ; pour Marie, sur cette somme, 2000 F. représente son trousseau dont les pièces ne sont pas énumérées, contrairement à ce qu’il en est quand il s’agit de mariages entre paysans où le moindre cotillon est noté. La part de Claude est constituée des revenus de son activité propre et également de ceux qui lui viennent de la Bussière. Il faut noter que la valeur des biens immobiliers respectifs n’est pas prise en compte.
Un écart social entre les deux frères ?
Le niveau social des témoins au moment des mariages est différent entre les deux frères ; pour Claude et Marie, des négociants, un étudiant en médecine, d’origine rurale lui aussi, puisque c’est un cousin de Saint-Just, ce qui est nettement au-dessus du niveau social des témoins de Claude Aîné lors de son mariage, homme de confiance (signifie domestique), artisan... Le montant des apports au moment du mariage n’est pas non plus le même… à quelques années d’intervalle il est vrai.
Ainsi naissent de nouvelles solidarités familiales
Il est certain que les mariages successifs, d’abord entre les sœurs Monnet et les frères Chapolard, puis quelques années plus tard entre Marie Monnet et Claude Pras, installent des liens étroits entre les familles Monnet, Chapolard et Pras. D’autant qu’une cousine germaine des sœurs Monnet épouse un cousin germain des fils Chapolard, un dénommé François, qui deviendra le parrain de mon grand-père Stéphane [2]
Ces liens vont se traduire sur le plan professionnel. Nous apprenons en effet par les annuaires Henry que Claude Jeune est présent dans l’affaire Chapolard en 1866 – trois ans après son mariage - comme commis négociant. Il quitte alors la rue Désirée avec les trois enfants qui sont déjà nés, pour s’installer dans l’immeuble de la rue des Treize Cantons, siège de l’entreprise et résidence des familles Monnet-Chapolard. L’association professionnelle, le voisinage pendant dix ans, sinon peut-être même la cohabitation, renforcent encore leurs relations. Ajouté à cela que Marie se rapproche ainsi de ses grandes sœurs, qui l’ont fêtée et choyée depuis l’enfance. Au moment de la succession de leur père en 1860, on soulignait la bonne entente qui régnait entre elles. Rien n’a changé. Marie choisit d’ailleurs dans sa famille les parrain-marraine de ses enfants.
Mais d’où viennent les Chapolard ?
Nous avons voulu en savoir un peu plus sur cette famille, grâce à laquelle mon arrière-grand-père entrera dans le monde du sabot, pour le restant de ses jours et plusieurs de ses enfants après lui.
Les Chapolard sont originaires des environs de Lyon, de Chazay-d’Azergues exactement où d’ailleurs le fils aîné est venu au monde en 1820. Le père est alors noté comme exerçant la profession de galochier et la mère, celle de lingère. Au moment de la naissance, le père ne sait pas signer son nom. Dans les années qui suivent, aucune autre naissance ne figure sur le registre. C’est à Lyon en 1825 que nous trouvons l’arrivée du deuxième fils, qui sera d’ailleurs le dernier. Depuis quand sont-ils dans la ville ? De simple galochier, le père est devenu marchand en gros ; c’est ainsi du moins qu’il apparaît pour la première fois sur l’annuaire Henry de 1835, avec la mention « commerce de sabots en gros », 2 rue des Treize Cantons. Il se retire de l’affaire en 1851, pour laisser place à son fils Aîné. Ainsi, Père et fils ont traversé sans dommage les deux Révolutions, celle de 1830 et celle de 1848.
Si nous avons fait quelques hypothèses pour la rencontre entre Claude jeune et l’une ou l’autre de ces familles, nous ne saurons jamais exactement comment les familles Monnet et Chapolard ont fait connaissance, qui avaient toutefois en commun de travailler le bois. Peut-être une relation de voisinage ? Nous avons en effet observé sur le plan ancien du quartier qu’un immeuble Perrin - nom de la femme d’Antoine Monnet - jouxtait presque l’immeuble Chapolard [3].
Qui se ressemble s’assemble…
A travers les histoires croisées de ces familles, nous observons l’importance des relations qui se créent ainsi, au cours de ces années, entre ceux-là qui ont émigré de la campagne vers la ville. Ils exercent le même type de profession, gravitent dans les mêmes quartiers, quand ils ne vivent pas dans le même immeuble, fréquentent les mêmes paroisses. Ils partagent aussi des croyances communes et sans doute les mêmes idées politiques, ce qui facilite les mariages au sein de la communauté, tout cela qui rappelle l’immigration d’aujourd’hui. On se sert les coudes le temps d’une génération au moins, à la différence près qu’à l’époque cette population, qui disposait d’un peu de bien, chèrement acquis par les ancêtres paysans ou par des débuts dans l’artisanat, pouvait participer à l’effervescence économique du Second Empire et ne connaissait pas le chômage. Elle constitue une même classe sociale de petite bourgeoisie, classe ouverte, mouvante, dont les frontières sont difficiles à définir ; elle touche au peuple et il n’est pas rare de voir dans la même famille, un des enfants demeurer artisan ou paysan, tandis que d’autres deviennent commerçants, négociants ou petits fabricants parce qu’ils savent lire, écrire, compter ou parce qu’ils ont réussi à amasser un petit pécule pour démarrer une affaire ; certains deviennent aussi employés, petits fonctionnaires ou arrivent même à accéder à des professions libérales. Il faut distinguer toutefois cette classe sociale de celle de la bourgeoisie moyenne, catégorie plus ancienne, mieux définie, du fait qu’elle a des traditions de vie et de culture qui la distinguent du peuple de ceux directement issus des campagnes. Il faut la différencier aussi du monde prolétaire, car l’artisan - même s’il fait à peu près le même travail que l’ouvrier - possède ses instruments, son fonds, sa clientèle et emploie parfois lui-même de la main-d’œuvre.
Agarite nous fait des yeux d’enfer…
Malgré la proximité qui avait existé entre ces familles, mon père n’avait jamais entendu parler des Chapolard. J’ai supposé qu’une dispute était intervenue, hypothèse étayée grâce à des documents, là encore trouvés aux archives ; l’un d’entre eux concernait un testament qui posait problème, daté de 1895.
Le contexte est le suivant : en 1895, les deux frères Chapolard sont morts depuis longtemps ; cette année-là, en novembre, l’une des sœurs Monnet, Joséphine, restée sans enfant, décède à son tour. Avant de mourir, elle avait fait de Marie, la petite sœur, sa légataire universelle ! Je suppose que Marguerite, la sœur du milieu, veuve d’Henri, n’a pas supporté cette « spoliation »… d’autant plus qu’elle avait une fille. Un procès a dû s’ensuivre. C’est la brouille, elle sera définitive. Un cousin germain de mon père, né en 1890, racontait paraît-il enfant : Agarite nous fait des yeux d’enfer. Elle a été bien punie, parce qu’elle est devenue presque aveugle.. un jour elle avait même déchiré les rideaux...
Je ne sais pas comment l’affaire s’est terminée, mais toujours est-il que les relations ont été rompues, puisque personne n’a pu me dire ce qu’était devenue la fille, Marie-Louise Chapolard, cousine germaine de nos grands-parents. Par les recherches en archives, j’ai appris qu’elle s’était mariée en 1879 à un voisin de son immeuble, rue des Treize-Cantons, Joseph Gros, alors droguiste, devenu plus tard négociant en dentelles, avant de terminer sa carrière comme comptable ; son frère au moment du mariage était étudiant en médecine. On observe, là aussi, la mouvance des métiers au sein des familles, d’un frère à l’autre et, parfois comme ici avec Joseph Gros, au cours d’une même vie. Les opportunités sont nombreuses, pour ceux qui ont fait quelques études et qui osent entreprendre.
Perdus de vue…
Nous perdons de vue la famille Gros sur l’annuaire après 1901. Ils avaient eu un premier fils Jean et habitaient rue de l’Arbalète, toujours dans le quartier St Paul. Mais après… Le dernier contact date de 1900. A ce moment, la rue des Treize Cantons disparaît dans le cadre de la rénovation du quartier de la gare Saint Paul. Elle se trouve sur l’emprise de la nouvelle rue Vernay. L’immeuble est exproprié et racheté par la ville de Lyon le 3 août 1900 pour une valeur totale de 114 000 F. Marie-Louise Chapolard – dont la mère est décédée entre-temps - s’accorde à ce moment avec les Pras pour l’organisation de l’éviction des locataires. Les relations ne reprennent pas. Il est vrai que Marie-Louise est beaucoup plus âgée que ses cousins germains, presque une génération de plus que mon grand-père Stéphane. Ainsi peuvent s’éteindre rapidement des liens très proches entre les familles…
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