Les relations d’Antoine avec son père Claude Pras ne sont pas toujours faciles, même si nous pensons que Claude était entièrement consentant pour que son fils échappe au service, peut-être même en était-il l’instigateur. Il s’agit, cependant, comme nous allons le découvrir de deux fortes personnalités. Il faut dire que la Révolution est passée par là et qu’un désir de liberté devait saisir certains jeunes gens, face à l’autorité sans partage du père. Antoine fait montre d’une indépendance certaine, comme le prouvent son mariage et son départ de Borgeas (ou Borjat), d’autant plus - contrairement à la tradition –qu’il n’est plus du tout assuré de pouvoir garder l’ensemble de la ferme à son compte (du fait des nouvelles lois en matière de succession en cours d’application).
Le mariage
Prendre épouse comme son père déjà, « au loin »…
En janvier 1808, Antoine a vingt-huit ans accomplis. Il se marie le 28 février avec Claudine Coudour du village Vaudier, situé à dix kilomètres, de l’autre côté du bourg de St Just-en-Chevalet... au moins 200 mètres plus bas en altitude. Ce n’est plus « la montagne ».
Il poursuit en cela le mouvement engagé par son père, qui avait épousé une femme originaire de ce pays, Marie GEORGE. Jusque-là, leurs aïeux avaient trouvé femme dans les hameaux de montagne situés à moins de 3 km du toit paternel. C’était déjà une rupture avec la tradition.
Faire passer Pâques avant les Rameaux
Une autre entorse : la jeune fille est enceinte, puisqu’un premier bébé, prénommé Claude lui aussi, vient au monde quatre mois après le mariage (celui qui devient Claude aîné, largement évoqué lors des épisodes précédents). Je n’avais pas observé jusque-là pareil événement dans la lignée directe. Est-ce un accident ou une façon de forcer une opposition éventuelle des parents ? Du côté Coudour, malgré le décès de la mère de Claudine à sa naissance, les frères ont fait des études et l’on compte un certain nombre de notables, prêtres et médecins, Antoine n’est qu’un simple paysan, mais son frère aîné Claude est prêtre lui aussi et le père est à la tête d’un « fort domaine » comme on l’apprendra plus tard. De toutes les façons, les jeunes gens ont fauté et il faut réparer. La jeune fille a vingt-quatre ans. Nous reviendrons plus tard sur sa famille, pour laquelle nous avons trouvé de nombreuses informations.
Tenues de Noces…
Claudine est peut-être vêtue comme les jeunes mariées du Haut Forez de cette époque ? Pour la mariée, c’est robe de drap cerise [1], cotillon rouge, tablier de soie avec bavette rouge et filets noirs, bas blancs ou noirs, tandis que le marié porte une veste rouge et sur la veste une casaque garance, une cravate blanche ou rouge, des culottes rouges et des guêtres de même couleur, lui remontant jusqu’au milieu de la cuisse ; couronnant le tout, un chapeau de feutre à larges bords mobiles se redressant à volonté par un cordonnet pouvant s’attacher à la calotte. La mariée étant enceinte, elle avait peut-être choisi une tenue plus discrète ?
De 1830 à 1875, les robes évoluent plutôt vers des teintes sombres : marron ou noire, avec des châles de couleur ou à fleurettes. Ces robes pouvaient resservir dans d’autres occasions, notamment pour les deuils. C’est progressivement que la mode de la robe blanche, symbole de pureté, s’introduit dans la bourgeoisie chrétienne des villes. L’usage s’en généralise peu à peu dans les campagnes à partir du début du XXe siècle et sans doute complètement après la guerre de 1914, aux alentours de 1920-1930. On ne pouvait porter cette tenue fragile et salissante qu’une fois, c’était donc une dépense importante.
La grande affaire : le contrat de mariage
Le contrat de mariage a été signé un mois jour pour jour avant les noces. Le mariage civil ne donnait lieu à aucune réjouissance. Par contre, la signature du contrat de mariage, qui se déroulait le plus souvent au domicile de la future épouse, comme c’est le cas ici, réunissait amis et voisins, auxquels on offrait collation, voire repas. C’est un moment important dans les familles, qui officialisent solennellement devant tous la transmission des biens aux enfants. En effet, c’est l’occasion pour le père de prévoir déjà sa succession.
Jusqu’à la Révolution, dans les pays au sud de la Loire, l’usage en vigueur favorisait l’un des enfants, en général le fils aîné. Ce « droit d’aînesse », introduit depuis des siècles par les Germains, n’avait en fait jamais fait l’objet d’un droit écrit. Mais c’était un usage très ancré, car il évitait le morcellement de l’héritage. Avec le code Napoléon, promulgué en 1804, qui reprend les principes édictés sous la Révolution, tout a changé. Le code précise dans son article 745 : “les enfants ou leurs descendants succèdent à leurs père et mère, aïeuls, aïeules ou autres ascendants, sans distinction de sexe, ni de progéniture, et encore qu’ils soient issus de différents mariages. Ils succèdent par égale portion et par tête”.
Le quart par préciput
le père s’appuie alors sur une nouvelle disposition prévue par la loi : le quart par préciput, qui permet de favoriser l’un des héritiers, en lui donnant le quart des biens avant qu’il soit procédé au partage. Ici, comme l’aîné Claude est devenu prêtre, le père choisit de privilégier celui qui dans le rang est le premier à pouvoir reprendre l’exploitation. Il faut simplement préserver pour les héritiers légitimes les quotités minima auxquelles ils ont droit. Cette disposition est toujours en vigueur aujourd’hui (article 843 du Code Civil).
Le préciput autorise à prélever sur la succession, en faveur d’un héritier, avant tout partage, soit une certaine somme, soit certains biens en nature, soit une certaine espèce déterminée de biens. Il s’agit le plus souvent de l’un des enfants. Le préciput n’est pas un avancement d’hoirie ; il n’est pas considéré non plus comme une donation, ni quant au fond, ni quant à la forme, c’est une convention passée entre deux personnes. D’après le code civil, la quotité disponible est de la moitié s’il n’y a qu’un enfant, du tiers, s’il y en a deux et du quart, s’il y en a davantage, ce qui est le cas ici.
Le contrat de mariage, engagement de deux familles, de deux patrimoines
Si l’on résume le contrat présenté ci-après, Antoine reçoit donc en propriété, par préciput, le quart des biens de ses parents, estimé à 2000 F. On remarque que l’amende à payer pour éviter l’armée a représenté, deux ans et demi avant, une somme presque équivalente, puisqu’il s’agissait de 1500 F ! Cette somme n’est pas reprise dans le compte. Les 2000 F donnés au titre du préciput ne correspondent pas à la valeur complète des dits biens, car les parents en gardent la jouissance jusqu’à leur mort, et l’estimation tient compte de ce que les biens se trouvent grevés de ce droit. Il reçoit par ailleurs des biens mobiliers pour une valeur de deux cent six francs. Aux biens qui lui sont ainsi transmis, pourra s’ajouter plus tard, au moment du décès des parents, la part co-héréditaire à laquelle il a droit, à l’égal de ses frères et sœurs.
Claudine, quant à elle, reçoit de son père en avancement d’hoirie trois mille francs et de son oncle, douze cents francs, soit 4 200 F, une somme importante. En ce qui concerne la dot du père, elle équivalait souvent au revenu de la propriété pendant une année. Elle représente le statut social de la femme. A ces sommes s’ajoute un trousseau, que comme toutes les jeunes filles elle a dû prendre du temps à préparer. Le linge devait tenir toute la vie, et sans doute aussi les tenues vestimentaires ! Elle ne reçoit pas de terre et l’argent lui est versé par tempérament si l’on peut dire, suivant la coutume locale : les sommes sont transmises en plusieurs échéances, ce qui garantit l’avenir. Si la jeune femme vient à mourir, les sommes ne sont plus dues. Un droit d’hypothèque est pris par le père et l’oncle, le 1er novembre 1809, au profit d’Antoine et de Claudine sur leurs biens respectifs situés au lieu de Vaudier, (hypothèque n° 124). Le système des hypothèques a été mis en place en 1798, qui donne justement en garantie d’une dette un droit sur un bien immobilier, mais sans que le propriétaire du bien grevé en soit dépossédé.
Transcription du contrat de mariage
Napoléon par la grâce de Dieu et la constitution de l’état, empereur des Français, roi d’Italie et protecteur de la confédération du Rhin, à tous présents et à venir salut, savoir faisons que :
Par devant Nicolas Durelle, notaire impérial…
fut présent Antoine Pras, fils légitime de Claude Pras et de Marie George, cultivateurs demeurant au lieu de Borgeas,
et Claudine Coudour, fille légitime d’Antoine Coudour et de défunte Catherine Oblette, cultivateur demeurant au lieu de Vaudier, commune de Juré...
les parties ont promis de s’unir en vrai et légitime mariage à peine de tous dépens. Les futurs époux et épouse se constituent tous et un chacun leurs droits et biens qu’ils ont promis d’apporter à la compagnie l’un de l’autre, le présent accompli et en considération du présent mariage, le dit Claude Pras et sous son autorité Marie George, sa femme, font donation, comme ils donnent par ces présentes, à cause de noces, purement et simplement, dès à présent et à toujours, valable par préciput avantage à Antoine Pras leur fils, futur époux, acceptant, le quart de tous et un chacun leurs biens présents, tant en immeubles que meubles, francs et exempts de toutes dettes et sans nuire, ni préjudicier aux droits cohéréditaires que ledit Pras futur époux peut espérer dans le surplus de leur succession avec leurs autres enfants. Du quel quart de biens cy dessus donnés, le donataire se mettra en possession après le décès des dits mariés Pras et George qui réservent la jouissance de l’un à l’autre, et se font donation mutuelle de la moitié de la jouissance de tous leurs biens en faveur du survivant de l’un d’eux.
Faisant au surplus les donateurs, en faveur du donataire, toutes les clauses de dévestitures et investitures requises et nécessaires.
Il a été aussi convenu qu’en cas que le futur époux donataire ne puisse pas compatir avec les donateurs et qu’il veuille faire ménage à part, alors les donateurs lui abandonnent et cèdent la jouissance de tous les fonds qu’ils ont acquis d’Antoine Coste, situés au hameau de chez Brunon… composés de pré et terre…
Le quart des biens cy dessus donné est estimé deux mille francs et pour assurer la consistance du mobilier des donateurs il en a été fait état d’après les déclarations des donateurs, ainsi qu’il suit :
1 - deux crémaillères, une poêle à feu, un chenêt, une poële à frire, un crochet à peser, un fer à repasser, deux marmittes et un tupin [2], une chaudière en fonte, six écuelles, quatre bichets à lait, une faisselle, un seau relié en fer, le tout estimé six francs.
2 - deux lits garnis de coëtres et chevets de plumes, deux lits balouf [3], six draps, six serviettes, une nape estimés 30 F.
3 - deux armoires, une vaissellière, quatre chaises, une pétrière, une table, estimés 12 F.
4 - une hache, un passe partout, deux pioches, un bident, deux jougs garnis de leurs....… deux araires, un van, deux faux, quatre faucilles, estimé tout huit francs.
5 - un chard, un tomberau, un coffre en bois de sapin estimé six francs.
6 - six mères vaches, deux génnisses, un teaureau, douze brebis, et moutons, estimé le tout à cent cinquante francs.
Et toujours en considération du présent mariage, Antoine Coudour père, donne en avancement d’hoirie à Claudine Coudour sa fille, future épouse acceptant, la somme de trois mille francs qu’il s’oblige à lui payer et pour elle à son futur époux, mille francs dans trois ans à compter de ce jour et les deux mille francs restant, en quatre payements égaux, cinq cent francs dans quatre ans, toujours à compter de ce jour, cinq cent francs dans cinq années et ainsi continuer pareil payement de cinq cent francs jusqu’à fin de payement d’année en année, sans intérests jusqu’à l’échéance de chaque terme
La future épouse se constitue en outre un trousseau provenant de son chef, composé de treize habits, douze draps, dix huit serviettes, six napes de huit pieds
par même faveur que dessus Claude Coudour, oncle paternel de la future, cultivateur demeurant au lieu de Vaudier, commune de Juré, ici présent, donne à la demoiselle Claudine Coudour, future épouse, sa nièce, acceptante, la somme de douze cents francs qu’il s’oblige lui payer et pour elle à son futur époux, six cents francs dans trois ans et six cent francs restant dans six ans, le tout à compter du premier février prochain et sans intérests qu’à l’échéance de chaque terme qu’ils prendront court à cinq pour cent.
obligeant affectant spécialement pour sûreté des présentes, ledit Coudour père et Claude Coudour oncle leurs biens situés en la commune de Juré et St Just, composés bâtiments, prés, terres et pacquiers.
Les parties s’associent à tous acquets et conquests qu’il pourront faire pendant la durée du présent mariage, entendant se régir par le régime de la communauté de laquelle ils exceptent expressement tous leurs biens propres et autres qui pourraient leur arriver tant en mobiliers qu’immobiliers.
La future épouse donne pouvoir à son futur époux de vendre, aliéner, faire payer, tout ce qui lui appartient et arrivera par la suite, le fondant de pouvoir à cet effet.
Ainsi voulu, fait, lu et passé au lieu de Vaudier, commune de Juré, domicille de la future et de son père, le vingt huit janvier 1808
en présence de Pierre Coudour, père, d’Antoine George, Claude Pion, Jean Baptiste Guyonnet, d’Antoine Treille, Claude Treille et autres parents et amis cultivateurs demeurant tous à St Just en Chevallet, témoins qui signeront avec Antoine Coudour Père, Claude Coudour, oncle de la future épouse, de Claude Pras, père du futur, non les autres parties qui ont déclaré ne le savoir de ce sommés.
Signé à la minutte A. Coudour, P.Coudour, Epinat, Pras, George, Treille, Guyonnet, Pion et Durelle, notaire enregistré à St Just le six février l808. Reçu : 68 F 35. signé : appotticaire
On le constate, nombreux sont ceux qui assistent à la signature du contrat : les deux pères, des oncles choisis dans chaque famille, mais aussi de nombreux parents et amis cultivateurs. Chacun peut ainsi mesurer le montant des apports consentis par chaque clan. Le mariage, c’est surtout l’engagement de deux familles, de deux patrimoines. Ici, les deux apports s’équilibrent.
Tout est prévu…
Il est intéressant de noter par ailleurs que le contrat de mariage prévoit le cas “où le futur époux ne puisse compatir avec les donateurs et veuille faire ménage à part” et précise qu’Antoine pourra alors quitter la ferme et jouir de tous les fonds que ses parents ont acquis à Brunon d’un sieur Antoine Coste. (il n’en sera donc pas pour autant propriétaire). Brunon est un hameau très proche de Borgeas.
A titre d’exemple, le contrat de mariage d’une sœur d’Antoine
Voici ce que recevait trois ans plus tard le 24 juillet 1811, Marie, la plus âgée des sœurs d’Antoine, laquelle célèbre ses noces quelques semaines après la signature du contrat, le 5 septembre. Elle a vingt-six ans. Romain Laurencery, un an de moins jour pour jour.
“...Claude pras et sous son autorité Marie George donne en avancement d’hoiry à la dite Marie Pras leur fille, future épouse acceptant la somme de deux mille livres et un trousseau composé :
36 - d’un lit garni d’une cohetre et chevet de plume
15 - pointes et rideaux fils et laines
18 - une couverture fil et laine
32 - huit draps
10 - deux nappes de deux mêtres et de trois mètres
24 - douze serviettes
2 - 10 habits complets de différentes étoffes et couleurs
30 et 50 - une armoire de différents bois a deux portes fermant à clef garnit de son menu linge
Estimé, sans tiré a conséquence à 150 francs, pour être restitué le cas arrivant, à la future épouse ou a ses représentants en nature ou en argent à leur choix :
sur la quelle somme de deux mille livres, il en provient celle de 1000 et le trousseau du côté paternel et le surplus du côté maternel, sur laquelle somme de deux mille livres la dite Marie (George et Claude Pras) ... s’obligent et promettent solidairement de payer à la future épouse et pour elle à son futur époux.. 500 livres au 25 juin présent mois, 900 aux fêtes de Pâques prochaines, 200 aux fêtes de Pâques dans un an, 200 dans deux ans à pareille époque, ainsy continuer pareil payement de 200 chacune année aux mêmes époques, jusqu’à la fin du payement sans interest qu’a (mots illisibles) de terme qu’ils prendront ....poursuit sans retenue et quant au trousseau il a été délivré actuellement ainsi que le reconnait le futur époux qui s’en charge.
Comme sa belle-sœur Claudine, Marie reçoit une dot versée en avancement d’hoirie et payée par échéances ; la somme est moins importante 2000 F au lieu de 3000 F pour Claudine Coudour. Elle ne bénéficie pas par ailleurs d’un don, comme Claudine, qui a reçu 1200 F de son oncle. Son trousseau est légèrement moins conséquent aussi, mais par contre elle reçoit des meubles : un lit et une armoire. On constate, malgré leur nombre, que les parents Pras ont de quoi doter leurs enfants. Ils ont encore un fils et cinq autres filles à marier !
Faire ménage à part
Ne plus compatir ensemble
Revenons début mars 1808, juste après le mariage. Antoine installe sa jeune femme à la ferme de Borgeas. Son frère aîné, Claude, est sans doute déjà prêtre puisqu’il a trente et un ans. Jean, qui le suit, n’est pas encore marié malgré ses vingt-cinq ans, ni aucune des six sœurs, dont quatre sont déjà en âge de l’être, puisqu’elles sont nées respectivement en 1784, 1786, 1789 et 1790. (Marie sera donc la première en 1811). Les deux dernières sont encore fillettes.
Le premier bébé d’Antoine et Claudine, celui qu’on appellera donc Claude aîné, va naître quatre mois plus tard, le premier juillet 1808. Mais la cohabitation – bien pratique avec une femme en grossesse avancée - va fonctionner peu de temps, car il semble que dès 1809 Antoine est installé au hameau Brunon, selon la clause que son père a prévue dans le contrat, s’il ne pouvait plus compatir ensemble. « Ce cas s’étant produit », comme il est précisé plus tard dans un autre acte, Antoine peut disposer des fonds que son père a décidé de lui laisser en jouissance. Voilà un père bien clairvoyant et avisé, qui a su éviter sans doute des affrontements pénibles. C’était de sa part accepter de rompre avec la tradition, quoi qu’il lui en coûte, et sans doute oser affronter la désapprobation d’une partie de l’entourage. Pour Antoine, c’est prendre sa liberté…
Antoine s’installe
Si je ne connais pas exactement la date précise à laquelle Antoine quitte Borgeas, nous le trouvons de façon certaine à Brunon le 30 mai 1810, quand leur deuxième enfant, une petite Marie, vient au monde. Comment est-il installé ? A-t-il loué une maison ? Il améliore sans doute sa situation quand, le 20 février 1813, il passe contrat avec un certain Jean Labouré, pour prendre un fermage lequel de gré (lui) donne à titre de ferme pour le tems et terme de six années consécutives, un petit corps de biens, composé de bâtiment, pré, terre, jardin et pâquier (terre où l’on mène les troupeaux à paître) dont il s’engage à jouir en bon père de famille... Il devra tenir les prés en bon état, ainsi que les hayes, donner la culture nécessaire au fonds dépendants de la ferme… il ne pourra couper aucun arbre par pied verd, ni scié… Cette ferme est « faite, moyennant le prix et somme de 105 F l’an chaqu’année »
Antoine s’engage à payer en deux fois ledit Labouré, le 24 juin et le 29 septembre. Antoine signe l’acte, non Labouré qui ne sait le faire « de ce enquis ». C’est à Claude Rousset par la suite qu’Antoine paie le loyer, soit que Labouré ait vendu le bien à Rousset, soit tout simplement qu’il soit devenu son débiteur.
Que de filles, que de filles !
C’est donc hors la ferme familiale où est né le fils Claude en 1808 qu’Antoine et Claudine vont mettre au monde quatre filles nées entre 1810 et 1818, dont l’une, vite décédée. De retour à Borgeas après le décès des parents en 1818, quatre autres enfants apparaissent : encore une fille… puis un garçon, une fille et enfin, en 1826, Claude Jeune mon arrière-grand-père. Neuf enfants au total. Avec l’aîné, le dernier fils va encadrer toute cette fratrie, où il ne reste que des sœurs. Claude Marie est mort en effet à cinq ans à peine, en 1826, juste avant l’arrivée de Claude jeune… une année pleine d’émotions pour Antoine et Claudine, où chagrin et joie se succèdent et tracas aussi, car des procès avec les beaux-frères sont en cours ; une année cependant où rien d’extraordinaire ne s’est produit quant à la température et aux récoltes, d’après les relevés de Jean Canard, « le bled a été assez abondant et le prix n’a point haussé ».
L’an 1827 sera éprouvant lui aussi pour Antoine avec pour commencer, le 21 mars, la mort à cinquante ans de son grand frère Claude, curé à Monsols (dans la Loire), qui fait suite au décès déjà de deux de ses sœurs, toutes jeunes femmes : Françoise en 1822, Catherine en 1825. C’est l’année aussi de divers procès de voisinage et celle de l’accusation portée contre son fils aîné, qui les traînera en justice.
L’art de procréer
Je ne sais si Antoine a eu l’occasion de pratiquer la contraception, peu en cours paraît-il dans la région à cette époque ; ou, au contraire, désirant à tout prix avoir un deuxième garçon, s’il consultait un ouvrage qui connaît alors un gros succès dans les campagnes “l’Art de procréer” d’un certain Millot, diffusé par les colporteurs de 1800 à 1811 et dont voici les instructions “le mari doit coucher à gauche de sa femme et soulever la fesse droite de cette dernière, pour que sa hanche forme un angle de 25 à 30° avec le plan du lit. En outre, la possibilité et l’angle du tir de canon de la vie doit varier en fonction de la position respective des deux époux, du poids de chacun et de l’élévation du lit”. Nous n’en saurons pas plus, mais je pense que les connaissances arithmétiques d’Antoine ne lui permettaient pas de bien profiter de toutes ces indications.
Des débuts difficiles
En attendant de toucher sa part de succession, ce n’est pas la richesse chez le jeune Pras. Si les paysans se trouvent libérés, depuis la Révolution, d’une grosse partie des charges et des impôts qui pèsent sur eux, la guerre se poursuit avec ses réquisitions de biens et de récoltes, une surveillance tatillonne et l’obligation de déclarer toute production.
Ainsi pour Antoine, la liberté, c’est bien, mais elle a un prix ! En 1816, il a déjà trois enfants à nourrir, un quatrième en route, il n’a pas payé ses contributions à l’État et il fait l’objet d’une saisie. Le texte, très mal écrit, d’autant plus difficile à déchiffrer que l’orthographe et la ponctuation ne sont pas respectées et que l’huissier avait un cheveu sur la langue (par exemple, à la place de « ses » on trouve chaque fois « chez) vaut la peine d’être cité (j’ai rétabli la ponctuation pour faciliter la compréhension).
« Alinstan je lui et déclaret »… déclare le garde champêtre…
L’an 1816, à la requête de Monsieur Benoît, percepteur à vie des contributions directes des communes de St Priest la Prugne, St Romain d’Urphe et St Just en Chevalet, où j’ai fait élection de domicile dan son bureau aux dits lieux, en continuant toutes les poursuites diligentes six deven ( = ci-devant) faite, notamant d’un commandement fait par exploit du soussigné en date du 3 octobre moi courant, dument en forme, j’ai, Bartellemi Paire, porteur de contrainte, commissioné par Monsieur le Préfet du département de la Loire résidant à Roanne, soussigné, certifie de mestre exprès transporté avecque mes témoins cy après nommés au domicile du sieur Antoine Pra chez Brunon, propriétaire demeurant sur ladite commune de St Just en Chevalet, ni étant pas (n’y étant pas), parlant pour lui à la Claudine Coudour sa femme, j’ai fait… commandement de par la loi et justice, au dix ( = audit) Pras de sur le champ payé au requérant en dennié ou quitance vallable la somme de seize francs, qu’il doit pour les termes échus de chez (=ses) contributions directes de la présente année, sauf ... préjudice des frais fait jusqu’à ce jour. Dument informé, ladite femme de Pra nous a répondu qu’elle ne peut payer dan le moment, lequel et (= est) pri pour refut de payement. Alinstant ( = à l’instant), je luy ay déclaré que j’allais procédé par voix de saisie exécution sur chez (= ses) meubles et effé. J’ai saisi sou la main de la loi et justice, ce qui suit : une cremailler en ferre, une marmite en fonte et son couvercle, tenant environ douze équelle (= écuelles) deux harmoirs à deux batants fermant à clef, l’une en boi dur, l’autre en bois noyé, une table à quatre pies en boi de chaine, un “veulet (?) en boi chaine, un tour de lit en laine rouge, qui et (= est) tou ce que j’ai saisi.
Pour la garde des effé, dite femme Pra nous a répondu quel ne trouve personne ; de suite, j’ai établi la personne du sieur Claude Gaune, un de mes témoins qui cent et (= s’en est) rendu gardien, moyennant salair et a promi de nous représenté les dit objets saisis quant requi en sera come dépositair des biens de justice. Alinstan, je lui et déclaret (= ai déclaré), ainsi qu’au sieur Pra parti saisi, qu’il sera procédé au recolement (= liste) et enlèvement( de chez (= ses) meubles et effé, saisi dans sa maison sur les midi le deux novempbre prosaint (= prochain), pour y être transporté le même jour au bourg de St Just pour y etre vendu le trois du dix moi, sur la place public, au plus auffranc (offrant) et dernier enchérisseur qui payera contan de son adjudiquation (de tout ça ?)
L’huissier a été assisté de deux Claude Gaune, journaliers, français et majeurs, demeurant aux dit St Just qui ont signé aveque moi, porteur de contrainte et pour que le dix Pra, parti saisi, n’en ignore je luy et laissé la présente copie de saisie dans son domicile sus dit, dont acte.
La Révolution avait institué l’égalité devant l’impôt, en supprimant les impôts indirects, sauf le droit de timbre et d’enregistrement et en organisant trois grands prélèvements directs : la contribution foncière sur le revenu de la terre, la contribution sur la valeur locative de l’habitation et la patente sur les revenus du commerce et de l’industrie [4]. Laquelle des deux premières contributions Antoine n’a-t-il pas payée ?
Je ne sais pas si Antoine a pu régulariser la situation rapidement, avant que les biens soient vendus. Il disposait d’une dizaine de jours de répit. Je l’espère, c’est une grande partie du mobilier qu’il a reçu au moment de son mariage. D’après ce texte, son impôt se monte donc pour l’année considérée (1816) à seize francs. C’est loin des revenus qui permettent d’être électeur, puisqu’il faut en 1817, non seulement être âgé de trente ans au moins (ce qui est son cas), mais payer une contribution fiscale directe supérieure à trois cents francs [5].
Encore un retard de paiement !
Deux ans plus tard, en juillet 1818, Antoine est en retard pour payer à Rousset le terme échu le 24 juin, pour la location de la ferme Labouré, soit 52,50 F. Claude Rousset l’assigne. Antoine se défend, il avance que « le cinq courant il a payé à Rousset, dans l’auberge de Colas à St Just, en présence de témoins 50 F d’acompte, avec demande de quittance », ce qui lui a été refusé. Finalement, Antoine pour éviter de plus grands frais accepte de payer les 52,50 F et en reçoit quittance. Je pense qu’ il avait essayé en fait de gagner du temps, il n’avait à l’évidence pas payé la première fois !
En 1818, Antoine et Claudine ont donc quatre enfants. Ils ont du mal à joindre les deux bouts. La mère d’Antoine vient de mourir. Mais les pères sont toujours là et il faut attendre pour hériter, car ils ont la jouissance des biens de leurs épouses respectives. Napoléon n’est plus Empereur des Français depuis le 6 avril 1814. On est entré sous le règne de Louis XVIII.
Pour lire la suite : Le temps de l’héritage