10 - Claude et Marie – une nombreuse tribu à élever
Le devoir de procréer
Une anecdote illustre la mentalité de Claude, ancien séminariste, tout imprégné de religion : quelques années après la mort de son dernier garçon Léon, Marie entre en ménopause. Elle croit d’abord qu’elle attend un douzième enfant, jusqu’à ce que son médecin lui explique qu’elle a "consommé tous ses ovules" ou quelque chose d’approchant. Elle a quarante-deux ans à peine et Claude son époux déclare que dorénavant ils feront chambre à part, c’est ce que nous rapporte la tradition familiale. Nous rappelons qu’à l’époque, selon la doctrine de l’église, faire l’amour ne se justifiait, même avec son épouse, s’il n’y avait pas volonté de procréation.
Des bébés, pendant seize ans…
Ainsi Marie, qui avait fait des études et qui aidait parfois son mari dans la gestion de la fabrique, a été occupée pendant seize ans à faire des bébés (de vingt-cinq ans à quarante et un ans), selon une alternance remarquable les premières années, deux filles, deux garçons, deux filles, avant d’entamer une série de cinq garçons ! Thérèse, l’aînée, est arrivée treize mois après le mariage et Léon, le dernier, est né en janvier 1880, pour ne vivre que quelques mois. Ceci représente un temps plein, si l’on tient compte des deux autres enfants morts entre-temps et peut-être de quelques fausses couches, temps partagé entre les neuf mois de grossesse, les six semaines de relevailles à passer au lit, les soins à donner au nourrisson et l’éducation des autres enfants. Seize ans passés à compter les jours, en se demandant si oui ou non, on est "prise", à subir les inconvénients de la grossesse, à préparer la layette du nouveau venu, en réutilisant celle de ceux qui, morts ou vivants, ont précédé ; l’épreuve terminée, à attendre de nouveau le retour de couches et sa prochaine interruption. La maternité faisait ainsi partie intégrante de la femme idéale, qui se devait de désirer être mère ; l’enfant était un don de Dieu et la justification d’actes jugés grossiers, quasi répréhensibles, quand la conception ne venait pas les justifier.
La dernière naissance
Extrait d’une lettre de Claude qui évoque la naissance de son dernier fils Léon-Louis qui mourra huit mois plus tard. C’est une lettre du 11 janvier 1880, adressée à son neveu Pierre Couavoux qui exploite la ferme de la Bussière.
... tu dois dire mon oncle ou il nous a complètement oubliés ou il ne veut plus nous écrire …. et si je n’ai pas répondu plus tôt à tes deux lettres, c’est la position de ma femme qui en est la cause ; à leur réception, elle commençait à être un peu fatiguée, signe précurseur de ce qui devait arriver. C’est dans la nuit du 5 au 6, qu’elle m’a donné un sixième fils, qui a bien envie de venir au monde ; la mère aussi n’irait pas mal, si ce n’était un gros rhume qui la fatigue bien, ne faisant que tousser, elle ne peut pas rester couchée, ce qui est bien pénible. Nous avons fait le baptême jeudi et lui avons donné le nom de Léon Louis-Joseph. C’est Joseph qui a été parrain, aussi sont-ils venus tous les deux de l’Argentière [1] ; ils sont arrivés le jeudi et repartis le vendredi. Tu voudras bien donner de nos nouvelles aux cousins Coudour et embrasser pour nous tous ta femme, ainsi que tes frères et sœurs.
Adieu, Cher Pierre. Ton oncle : C Pras jeune
PS. Quoique mes vœux de bonne année se trouvent à la fin de ma lettre, ils n’en sont pas moins sincères, pour tout ce qui peut faire ton bonheur et je te souhaite en particulier, avant la fin de l’année, un gros garçon comme mon Léon.
Le choix d’une nourrice
On comprend qu’avec toutes ces maternités Marie n’ait pu assumer chaque fois l’allaitement, comme sans doute elle l’avait fait pour les premiers enfants. Nous savons de façon certaine que Stéphane né en 1873 et Joannès en 1876 ont eu des nourrices. Nourrir les enfants au sein était en effet une nécessité impérieuse, pour les préserver des maladies infectieuses dans le premier âge.
Des mamelles détachées de la poitrine
Pour les familles qui avaient la possibilité de choisir, le recrutement de la nourrice se faisait avec soin : il fallait qu’elle soit ni trop jeune, ni trop vieille, qu’elle jouisse d’une santé robuste et de dents saines. On s’inquiétait surtout qu’elle ait de bonnes mœurs. On préférait les femmes brunes, dont le lait était réputé de meilleure qualité et l’odeur plus agréable ! Allez savoir pourquoi...
Par ailleurs, dans les recommandations du Dictionnaire de la vie pratique paru en 1859, il est précisé qu’une bonne nourrice doit avoir les mamelles détachées de la poitrine, plutôt un peu pendantes que trop fermes, pour ne pas nuire à l’accroissement du nez de son nourrisson. Quant à son caractère, il est nécessaire qu’elle soit enjouée, sans folie, un peu sans souci dans la crainte qu’elle ne se chagrine pour le plus petit incident.
Une nourrice sur lieu ?
Pour les personnes aisées, il était bien de prendre une nourrice "sur lieu", c’est-à-dire qui pouvait s’établir au domicile des parents jusqu’au moment du sevrage. Elle était alors payée en 1857 40 à 60 F. par mois, nourrie, blanchie et habillée de façon convenable. C’est la solution qui avait été choisie pour Stéphane, car la nourrice - Ursula Bouvard, alors âgée de 22 ans - figure sur le recensement de 1876, alors qu’ils habitent l’immeuble Chapolard, rue des Treize Cantons. Il avait trois ans (consulter les recensements est très précieux pour déterminer la composition des familles et de ceux qui partagent le logis). Pour Joannès, le frère qui suit, la nourrice est au contraire dans une campagne proche de Lyon, à St Georges-d’Espéranche. Il fallait que les parents puissent s’y rendre facilement en diligence. Joannès y serait resté jusqu’à quatre ans et il garda des liens toute sa vie avec elle, comme Stéphane avec la sienne, puisqu’il demande ce qu’Ursula et son mari sont devenus, dans une lettre écrite du front le 30 juillet 1917... Ce sont de braves gens auxquels je m’intéresse bien. Dès que j’aurai leur adresse, je leur écrirai. Le sevrage intervenait vers deux ans et se faisait de façon progressive. La nourrice s’enduisait le mamelon de pâte amère et s’efforçait de tarir son lait par l’application de brins de persil ou le port d’un collier de bouchons de liège. Après c’était la rupture, un moment difficile même si - en ce qui concerne Stéphane, Joannès et Aimé - ils avaient la joie de se faire choyer par de grandes sœurs et une grand-mère.
Une grand-mère de rêve : Thérèse Perrin
Leur grand-mère maternelle Thérèse Perrin, la veuve d’Antoine Monnet, avait survécu vingt-deux ans à son mari et les aînés avaient eu le temps de la connaître. D’après eux, c’était une vieille dame délicieuse ; ils en gardaient d’autant plus le souvenir que leurs parents, après avoir quitté la rue des Treize Cantons, étaient venus habiter dans le même immeuble qu’elle, dans les années 1878, pour se rapprocher de la fabrique que Claude avait installée dans ce nouveau quartier. Leur mère Marie était revenue ainsi dans le lieu de son adolescence.
Une odeur de violette
Ses petits-enfants étaient d’autant plus par ailleurs attachés à leur grand-mère qu’ils n’avaient pas de grands-parents du côté paternel, puisque ceux-ci étaient morts bien avant leurs naissances. Stéphane racontait à sa fille Aimée qu’enfant, en jouant avec ses frères, il aimait se cacher sous ses jupes et que « ça sentait bon la violette ».
Un petit pois magique
En fait, le hasard d’une lecture qui concerne les Frères Lumière m’a amenée par un détour à connaître l’origine de ce « petit pois magique »… [2] Il se trouve que les Frères Lumière étaient en relation au début du XXe siècle avec une famille Demure, qui fabriquait pour eux à Juré (6 km de St-Just-en-Chevalet) depuis 1905 des grains minuscules de fécule de pomme de terre. Ils en avaient besoin pour imprégner des plaques de verre dites autochromes, selon une technologie qu’ils avaient mise au point pour la réalisation des premières photographies couleur. Francisque Demure, c’est son nom, fut le seul à l’époque à trouver un procédé (par flottaison) pour obtenir ces minuscules grains, de quinze millièmes de millimètres ! Une gageure… Beaucoup s’y étaient essayés en vain. Il tenait ses compétences d’un beau-père, dénommé Boudin qui était « alchimiste » et se passionnait entre autres pour la fabrication de remèdes. Et justement… c’est lui, nous dit-on, qui avait inventé « le pois cautère », tiré des racines d’iris de Provins. C’était comme une graine en chapelet, on en prenait une, on l’introduisait en surface dans un bras, une jambe, un endroit que l’on jugeait stratégique sans doute, pour former un abcès de fixation. La graine suppurait et « fixait » donc l’infection et les humeurs.
Comment la grand-mère Perrin a-t-elle connu cette médication ? Les journaux de l’époque étaient tout remplis il est vrai de potions et recettes magiques, censées guérir tous les maux. Toujours est-il que celle-là lui a réussi, puisqu’elle vécut longtemps. Elle mourut dans sa 84e année, le 27 septembre 1884.
L’éducation des enfants sur les genoux de l’Église
Malgré les révolutions qui ont secoué Lyon en 1830 et 1848-49, la montée de la classe ouvrière et des socialistes, malgré une évolution politique qui a porté la municipalité à partir de 1881 vers le radicalisme, il faut souligner en préambule l’atmosphère toute religieuse que dégage la ville en cette deuxième moitié du XIXe siècle.
Lyon la « ville sonnante »…
Toute bruissante du carillon des cloches ; Lyon qui a voué un véritable culte à Marie, depuis que celle-ci l’aurait épargnée de la peste en 1657 à la demande des échevins de la cité : ayant été exaucés, les habitants ont fait le vœu, en remerciement, de se rendre chaque année, à toutes les fêtes de la nativité de Notre Dame, qui est le huitième jour de décembre... en la chapelle de Fourvière, pour ouïr la messe, y faire des prières et des dévotions… En 1870, Marie est implorée à nouveau pour protéger la ville des armées prussiennes et les Lyonnais considèrent qu’elle les a une nouvelle fois sauvés. Pour la remercier encore, on pose en 1872 la première pierre de la Basilique Notre-Dame-de-Fourvière, qui remplacera la chapelle, une basilique installée comme un phare au-dessus de la ville. Qui pourrait l’ignorer ? La procession regroupe à l’époque des foules très nombreuses, qui mêlent le chant des Ave aux prières vibrantes : Nous voulons Dieu Vierge Marie…
Partout des institutions religieuses
On comprend, dans ce contexte, que Marie et Claude Jeune marqué, qui plus est, par son long passage au séminaire, choisissent pour leurs enfants la meilleure éducation religieuse possible : un séminaire pour les garçons ; une institution pour les filles, tenue par des religieuses, celle sans doute qu’avait fréquentée Marie. C’est une façon aussi, au-delà de l’aspect religieux, de leur assurer une éducation solide, telle qu’ils l’ont connue, propre à leur permettre de poursuivre le chemin qu’ils ont engagé.
Pour les garçons, le séminaire de l’Argentière
Le séminaire fut celui de l’Argentière, proche de Sainte Foy, à six lieues à l’ouest de Lyon, soit une bonne trentaine de kilomètres. Cet établissement avait été créé en 1804 par le Cardinal Fesch (1763-1839), archevêque de Lyon, après la tourmente révolutionnaire. On cite la boutade de Napoléon qui avait dit du frère cadet de sa mère "mon oncle qu’on le mette à l’alambic, il n’en sortira que des séminaires". Est-ce le séminaire qu’avait déjà fréquenté Claude, car j’ai noté qu’un certain Barthélémy Coudour (patronyme de sa famille maternelle) était à ce moment « préfet des petites études » ? Le prénom est aussi présent dans la famille.
Quoi qu’il en soit, tous les fils Pras ont fréquenté l’Argentière, sauf, semble-t-il à mon père, Aimé le petit dernier. Ils y entraient pour la classe de 8e (correspondant à notre CMl), c’est-à-dire dans leur neuvième année.
Nous ne savions rien du petit séminaire de l’Argentière, quand mon cousin germain Jean Martin a retrouvé un livre le concernant édité en 1905 (au passage, nous soulignons l’intérêt d’engager une collecte d’informations au sein de la famille). Les renseignements qu’il apporte sont d’autant plus précieux que le séminaire n’existe plus aujourd’hui et qu’il aurait été difficile sans doute et long de retrouver des archives.
Beaucoup d’émulation et de fortes études
Au-delà de la formation religieuse, qui s’appuie sur l’enseignement, mais aussi la participation aux prières en commun, aux offices quotidiens comme aux grandes célébrations, voire même à des retraites avec des prêtres venus de l’extérieur, on note le souci d’apporter un enseignement de qualité. Le Cardinal Fesch ne manque pas une occasion de rappeler qu’il veut "beaucoup d’émulation et de fortes études à l’Argentière". Après les Pères de la Foi, dont la congrégation est dissoute en 1814, les Jésuites prennent la relève, puisqu’à l’inverse leur congrégation vient d’être rétablie. En l806 s’était ouverte déjà une classe qui n’existait encore dans aucun autre séminaire, la classe de Sciences, appelée alors "physique" et réservée aux meilleurs élèves qui venaient d’achever leur philosophie (leur « logique », suivant l’expression de l’époque). C’est à ce moment qu’avait été inauguré également, dès la classe de quatrième, l’enseignement du grec. Un peu plus tard en 1838 est créé un cours de dessin ; et successivement, en 1851 et 1855, des cours d’anglais, puis d’allemand.
Du pain de pur froment
En dehors du soin donné aux études, la question du régime alimentaire retient l’attention des supérieurs, car les élèves des familles aisées que le Cardinal veut attirer, pour permettre d’accueillir des enfants d’origine plus modeste, n’auraient pu se contenter d’un ordinaire trop fruste. Dans une lettre de 1806, on note : Nos élèves sont nourris avec le pain de pur froment à discrétion, le meilleur vin de Bessenay mêlé avec de l’eau, la viande de première qualité en bœuf, veau et mouton, le poisson en carême, les œufs et les légumes.
La grande glissoire...
Il faut bien substanter tous ces garçons, car une grande place est faite aussi aux jeux de plein air et aux exercices physiques. Un colonel d’artillerie à la retraite, à l’occasion du centenaire, parle de la place que l’on faisait au sport, bien avant que cette coutume d’importation anglaise fasse son apparition. Et d’évoquer ces exercices attrayants, jeux de barre et de paume, courses en plein air… et ces originales caravanes glissant à toute allure sur la piste de glace.
L’Argentière a le monopole de la vraie, de l’authentique, de la seule grande glissoire. Mardi, la neige avait tenu et le froid était vif. Une nombreuse équipe, armée de balais, de pelles, d’arrosoirs, brouettant une énorme chaudière, s’en allait gaiement, sous la conduite de M le Préfet, vers l’extrémité sud de la grande terrasse. Plus de doute, on allait commencer ! Le soir, on n’y tint pas. Certains furent envoyés aux nouvelles jusqu’au chantier interdit. Le travail avançait, les digues en terre se dessinaient déjà, copieusement arrosées et, dans le vaste récipient, le mortier de neige à maçonner les digues et à glacer la piste était tout préparé (…) Évidemment, on s’était remis à l’œuvre à la clarté des lanternes…
Le lendemain matin, la classe parut longue, monotone. Enfin, 10 heures. En un clin d’œil les locaux sont évacués… on se cherche, on s’appelle, on se réunit par files de quatre à dix élèves. En tête un garçon souple, léger, de mouvements prestes, capable de se dégager vivement ; au second rang, un gaillard vigoureux, adroit, expérimenté, dont les bras musculeux soudés au buste du premier lui seront un point d’appui solide pour exécuter les différentes manœuvres de direction et un secours au moment critique. Les autres, à la suite, au petit bonheur.
Les caravanes sont organisées et la première déjà sur le sentier. En avant ! lente d’abord, l’allure s’accélère, devient rapide, attention au tournant ! le guide se penche, trop tard ! la caravane, lancée en ligne droite, heurte violemment un contour, se disloque, culbute, s’éparpille… gare, gare ! un sourd grondement, une agitation effarée de traînards qui se range et passe une caravane vertigineuse, puis une autre, et une autre encore (...) C’est maintenant une succession rapide d’ombres fantastiques, accroupies ou debout, un roulement ininterrompu, un bruit assourdissant, coupé d’appels aigus, de conseils pressants, d’exclamations flatteuses ou ironiques, d’interjections de joie ou de douleur. Tout au fond, la digue vient de se rompre sous la pression des sabots et voici venir, secouée de cahots et parcourue d’un bout à l’autre d’inquiétantes oscillations, une longue caravane, mal lancée, mal dirigée, qu’une chute menace depuis le départ. Elle ne passera pas la brèche ! Une traînée stridente de sabots qui raclent annonce le déraillement fatal et c’est dans la paille accumulée pour amortir les chutes, un fouillis inextricable de bras, de jambes, un amoncellement de caravanes qui butent successivement et s’empilent les unes sur les autres…
Je termine par un détail ; j’ai inauguré dimanche une paire de sabots et mes solides pantalons de velours et, ce soir, ils avaient participé à tant de caravanes que je marchais sur mes chaussons et que mes pantalons étaient allés grossir le tas de ruines que la bonne sœur contemplait d’un œil navré.
Signé : V.
Une vie tout de même rude, tempérée par de solides amitiés
À l’époque de nos grands-parents, le nombre d’élèves oscille autour de deux cent cinquante. Ils ne sont pas séparés en divisions distinctes, sauf pour le temps des cours. C’est ainsi qu’ils se retrouvent groupés à certains moments, celui des repas, des offices religieux, mais aussi des récréations et des promenades. Occuper ensemble les mêmes espaces est considéré comme favorable à l’esprit de famille. Cela permet notamment aux frères Pras de se retrouver.
Mais la vie est tout de même très rude. Levés à cinq heures, hiver comme été, encadrés toute la journée, aussi bien pour les études que pour les loisirs, nos grands-parents devaient parfois ressentir la nostalgie du foyer familial, d’autant plus que les retours à la maison étaient rares : à Pâques et pour le grand congé de l’été. Joannès, le frère qui suit Stéphane, ne supporte pas d’ailleurs ce régime et ses parents doivent le retirer au bout de deux ans. Il était continuellement malade. Les autres semblent en avoir gardé un souvenir excellent. Mon grand-père Stéphane devient plus tard vice-président de l’association des anciens élèves. Les études les intéressaient, ils appréciaient la vie en communauté et les exercices religieux qui leur étaient imposés ne les rebutaient pas, puisqu’ils étaient en parfaite concordance avec ce que proposait leur famille.
Pour les filles, une institution tenue par les religieuses
Quant aux sœurs, elles fréquentent dans Lyon une institution religieuse, comme deux-tiers des filles dit-on sous le Second Empire, peut-être le pensionnat « Jésus-Marie » (un vague souvenir familial). Il s’agissait de former le cœur des jeunes demoiselles à la vertu, par la religion qui en est la base ; orner leur esprit, leur apprendre les arts d’agrément qui font le charme de la vie sociale, leur donner l’esprit d’ordre et d’économie qui font le soutien du bonheur domestique... tout est dit. On ne se posait pas à l’époque, pour les filles de la bourgeoisie, pas plus que pour les autres, la question de leur capacité ou non à apprendre la littérature, les sciences ou la philosophie, encore moins de leur désir à le faire. Toute leur éducation est dirigée vers le rôle qui leur est assigné dans la société, un rôle tourné vers la famille, l’utilité domestique, avec une part très grande faite à l’économie ménagère et aux travaux d’aiguille. Tout au plus considère-t-on dans ces institutions privées que pour l’utilité des jeunes personnes qui peuvent se trouver un jour à la tête des maisons de commerce, on enseignera tous les genres d’écriture... Il est certain que les filles de commerçants aisés et de négociants, dont le nombre s’accroît considérablement dans cette deuxième partie du 19e siècle, constituent une part importante de leurs effectifs. L’éducation religieuse tient aussi une grande place. On insiste sur le rôle spirituel que peut jouer la femme à cette époque, pour assurer la rechristianisation des hommes, dont certains se sont détournés de la foi avec les idées révolutionnaires.
Un cadre strict aux principes catholiques
Ainsi chacun des enfants de Claude et Marie, dès la prime enfance, a appris à évoluer avec les autres dans le cadre d’une adhésion stricte aux principes catholiques, fondés sur la valeur de la famille, du travail et le respect du clergé… creuset d’une droite conservatrice. La solidité de la formation reçue et des liens créés – des amitiés souvent nouées pour la vie - a conforté chez tous le sentiment d’appartenir à un groupe privilégié, qui se doit de servir, une fois ses membres devenus adultes, l’institution qui leur a tant donné, c’est-à-dire l’Église. Mais ils ont bénéficié dans le même temps d’une éducation de qualité. Les filles sont de parfaites maîtresses de maison, à l’aise dans la société, aimant lire et rédigeant avec aisance, même avec un certain style, si j‘en juge par les lettres qui m’ont été communiquées ; les garçons bien sûr ont bénéficié d’une éducation plus solide, ouverte sur des enseignements modernes et particulièrement bien équilibrée, entre esprit, corps et âme.
Ils devinrent à la fois des adultes cultivés, curieux d’esprit, généreux, mais par ailleurs figés dans leurs idées politiques, aussi contradictoires qu’il puisse paraître.
Claude, un parent d’élève attentif...
Quand en 1877, le nouvel archevêque de Lyon, Monseigneur Caverot, supprime brusquement les classes de philosophie et de mathématiques dans les séminaires, Claude participe à l’action menée pour le rétablissement de ces disciplines qui font l’orgueil des établissements. En témoigne un document que nous reproduisons ci-après. Il s’agit de la copie d’une lettre adressée à l’Archevêque. Il y a tout lieu de penser que cette lettre a été rédigée par Claude au nom des parents d’élèves. C’est son écriture et elle figure dans les documents qu’il nous a transmis.
Nous, soussignés vos Diocésains, nous prenons la liberté de rappeler à votre Éminence le vœu que nous lui avons exprimé, il y a quelques semaines, avec un grand nombre d’autres pères de famille, dans l’intérêt sacré de nos chers enfants.
Ces enfants font leur éducation dans les séminaires de notre diocèse. Quelques-uns peuvent n’être pas appelés au sacerdoce ; en tout cas, tous, quelle que soit leur vocation, ont besoin plus que jamais de conquérir les grades universitaires qui ouvrent presque toutes les carrières et surtout celles de l’enseignement. Il est donc nécessaire qu’ils puissent être préparés dans les maisons ecclésiastiques où ils ont commencé leurs études.
Votre éminence ne peut vouloir, surtout à l’heure actuelle, nous obliger à envoyer nos enfants dans les lycées dont elle connaît aussi bien que nous l’esprit irréligieux et nous ne craignions pas de le dire la profonde immoralité.
Que votre Éminence conserve la Maison pour y faire enseigner comme aujourd’hui la philosophie préparatoire aux études théologiques ; que ceux de nos enfants qui prendront leurs grades dans les autres séminaires et qui seront appelés par Dieu à l’état ecclésiastique soient obligés de passer par cette Maison avant d’aller au grand séminaire, nous le comprenons sans peine, Monseigneur ; car, qui mieux que vous, votre Éminence, sait qu’elle est la préparation nécessaire pour former des prêtres, comme l’Église les désire et en a le plus grand besoin dans les tristes temps où nous vivons.
Mais que votre Éminence prononce le mot que nous lui demandons avec une bien légitime confiance ; qu’elle permette aux Supérieurs des Maisons Ecclésiastiques, dont nous parlons d’annoncer à leurs élèves que désormais ils les prépareront, par les classes de mathématiques et de philosophie, aux deux baccalauréats. La bonne nouvelle en sera vite transmise dans toutes les familles chrétiennes, qui l’attendent avec une impatience trop facile à comprendre et qui béniront votre Éminence de sa juste condescendance.
C’est dans cette attente qui ne saurait être trompée, que nous vous disons avec le plus profond respect Monseigneur – A votre Éminence les très fidèles et très reconnaissants diocésains.
non daté, non signé.
C’est en fait le livre sur "l’Argentière", dont nous avons déjà parlé, qui nous a permis de comprendre le contexte. La décision prise par l’Archevêque était arbitraire. Aucune explication n’avait été donnée et, pour l’Argentière en particulier, c’était une perte certaine de renommée. Grâce à l’action entreprise, les cours furent rétablis en 1882. Henry, le fils aîné de Claude, put ainsi faire sa classe de mathématiques, qui lui ouvrit les portes de l’enseignement.
Pour lire la suite : Claude Jeune, nouvelle aventure professionnelle…
Bibliographie :
• « l’Argentière », un petit séminaire du Diocèse de Lyon » - André Leistenschneider - Lyon, 448 p. imprimerie Emmanuel Vitte », 1905. (ouvrage trouvé dans la famille)
• « Au temps de nos grands-mères » - Marie et Jacques Guimard, 124 p. Le Pré aux Clercs, sd
• « L’Éducation des filles en France au 19è » - Françoise Mayeur, 1979, Hachette