Les chemins de la narration, un voyage buissonnier
Plongée dans des circonstances imprévues, devant une quantité de documents familiaux (presque quatre cents) parvenus du fond de plus de trois siècles, comment ne pas être noyée ? Avec la masse des informations qu’ils apportaient, mais qu’il fallait compléter, les recherches à mener pour évoquer le contexte, comment les exploiter, en tirer une histoire à faire partager aux membres de la famille issus de cette lignée, une grande tribu ; quels choix opérer ? L’arbre de Mondrian ci-dessous, tel un buisson, évoque pour moi l’arbre touffu à explorer, en trouvant son chemin.
Un voyage par étapes
En feuilletant Généalogie Magazine tout au début de mon aventure, un lecteur évoquait un récit qu’il avait mené en plusieurs épisodes. Euréka. J’avais trouvé ce qui me convenait : écrire une histoire par séquence, qui se déroule au fil du temps, au gré de l’avancement des recherches, sans contrainte rigide de date… une formule rassurante. Par ailleurs, je trouvais que fixer ses découvertes dans un écrit, dès qu’elles sont suffisamment nombreuses, et les partager était source de satisfaction et encouragement à poursuivre. A partir de là, j’ai construit mon récit au fur et à mesure de mon travail de défrichement (à chacun sa façon de débroussailler !).
Un voyage en boucle
Dans un premier temps, j’ai décidé de commencer par les générations les plus proches, pour lesquelles j’avais peu d’informations, mais pouvais recueillir des témoignages. C’était l’occasion d’entrer tout de suite en lien avec les cousins issus de cette longue lignée Pras, pour les informer du travail entrepris et surtout recueillir souvenirs et documents pendant qu’il était encore temps. Ainsi je pouvais à la fois commencer à retracer l’histoire des générations proches, tout en avançant progressivement vers les époques anciennes, au rythme des recherches à effectuer, des découvertes, des lectures indispensables, tout cela, sans faire trop attendre le lecteur… Laisser du temps au temps, ce long temps de nos ancêtres, en même temps si court à bien des égards.
J’ai voyagé ainsi lentement, depuis “ceux que nous avons connus” (mon grand-père et sa fratrie) jusqu’à leur aïeul Antoine Pras, né dix ans avant la Révolution. Ensuite, à partir d’un certain moment, j’avais fini de dépouiller l’ensemble des documents transmis, et d’avancer dans les recherches complémentaires qui s’étaient avérées nécessaires. Dès lors, j’en savais assez pour basculer à la source, à l’une des sources tout au moins, puisque nous descendons d’une multitude d’ancêtres. C’est ainsi que j’ai remonté le temps, du plus lointain de la lignée que j’ai pu retrouver (vers 1540) jusqu’à Antoine, mon trisaïeul. La boucle était bouclée.
Pourquoi la lignée paternelle ?
Et là, j’ai fait un autre choix, celui de suivre principalement la lignée paternelle, à travers le patronyme, puisque c’est elle qui avait laissé une trace jusqu’à nous. C’est donc cette lignée que j’ai remontée, celle qui nous a transmis le nom et pendant plus de trois siècles, de génération en génération, les documents et le patrimoine. « Le nom, c’est la seule richesse que nous possédons tous. Un petit morceau d’histoire, porté chaque jour et qui ne tient qu’en quelques lettres » [1]. Parmi nos multiples ancêtres - et sur la base des conventions basées dans nos pays sur un nom donné de père en fils - nous privilégions ainsi cette mince tige, sur laquelle se greffent à chaque génération des noms d’épouse. Deux fois seulement je ferai une incursion un peu longue chez nos aïeules, deux Claudine, nées à un siècle et demi de distance. La première, Claudine Roche est d’ailleurs celle qui nous a transmis le document le plus ancien et permis de connaître son ascendance. Quand nous avons commencé le récit, aucun acte au contraire ne nous permettait de remonter la lignée Pras au-delà de son époux mort en 1718. Nous avons réussi peu à peu à découvrir, grâce à un tout petit indice, que notre premier ancêtre Pras connu de façon certaine était donc né aux environ de 1540.
Et les autres ?
Nous avons en effet une myriade d’ancêtres : pour ma génération, en ne prenant que la branche paternelle, 4 arrière-grands-parents en 1850, 512 à l’époque de la jeunesse de Louis XIV, 4 096 sous François 1er, un million ou plus à la mort de Saint Louis... Ces chiffres sont certes à rabattre, le même ancêtre se retrouvant à l’intersection de plusieurs lignées, particulièrement dans notre famille restée regroupée dans un petit périmètre géographique, tout au moins depuis que nous connaissons son existence. Dit autrement, si nous calculons combien de couples s’aimèrent en trois siècles (12 générations environ) pour que chacun d’entre nous vienne sur terre, nous aboutissons au chiffre impressionnant de 4 095 couples !
Comme le dit Marguerite Yourcenar dans un de ses livres, nous héritons de toute une province, de tout un monde, l’angle à la pointe duquel nous nous trouvons bée derrière nous à l’infini. Vue de la sorte, la généalogie conduit à l’humilité, par le sentiment du peu que nous sommes dans ces multitudes.
Un devoir de mémoire
Ceci étant, vis-à-vis de tous ceux-là qui nous ont transmis un peu de leur histoire et de leur patrimoine, j’ai eu envie de remplir un devoir de mémoire. Ce ne sont plus d’obscures familles, mais un petit monde de paysans, accrochés à leurs terres, à leur foi religieuse, à leur roi… et, d’une façon générale, aux valeurs traditionnelles de leur temps. Quand les Pras quittent la terre au milieu du XIXe siècle et deviennent citadins, nous verrons qu’ils conservent ces valeurs, malgré le changement d’activité et l’évolution de la société autour d’eux.
Les Pras depuis quand ?
Les Pras de notre lignée figurent dès les premiers registres, tenus à Saint-Just-en-Chevalet à partir de 1567, registres parfois difficiles à déchiffrer. Ils apparaissent alors comme parrain ou marraine. Nous pensions pouvoir remonter plus avant, le plus loin possible, en consultant à Saint-Etienne les archives des seigneuries, les rôles de taille, les cherches de feux ou l’état nominatif des chefs de famille dans les terriers... Nous avons partiellement réussi.
En effet, il apparaît que les Pras sont déjà présents dans le pays à la mi-temps du 15e siècle, sans doute avant, puisque nous avons trouvé leurs traces dans les terriers. Ils sont là très attachés à leurs terres, qu’ils font tout, au cours des décennies suivantes, pour préserver et agrandir ; c’est émouvant de voir, au fil des années, les efforts accomplis par les ancêtres de notre lignée… jusqu’à la première rupture, celle du grand-père de Stéphane, déjà nommé, Antoine, né en 1779. Il quitte la terre de ses pères pour s’installer à dix kilomètres de là avec sa jeune femme, alors qu’il aurait dû, selon la tradition, reprendre la ferme. La deuxième rupture, la plus radicale, c’est le départ de ses deux fils, Claude Aîné et Claude Jeune pour la ville de Lyon. Je serai amenée à travers l’histoire des uns et des autres à expliquer ces événements.
La construction du récit en deux temps
Dans une première partie, fidèle à ma démarche à rebours, comme le montre le schéma, je remonte par petites étapes de l’aube du 20e siècle à la Révolution française (laissant de côté « ceux que nous avons connus », mon grand-père et sa fratrie, récit plus spécifiquement destiné à la famille). C’est donc avec mon arrière-grand-père Claude et son frère, qui parcourent à eux deux le 19e siècle, de Forez en Lyonnais, que nous allons commencer notre voyage. C’est une période de grands changements, que j’ai appelée le « temps des ruptures ». Nous poursuivrons la route avec leur père Antoine. Pour tous ceux-là, les lendemains de la Révolution ont bousculé leur vie et ont ouvert des itinéraires imprévus. Ensuite, nous irons au plus loin pour redescendre progressivement jusqu’à la Révolution, qui constitue la charnière du récit, dans une partie intitulée « la faim de terres ». C’est le long chemin accompli par nos ancêtres, pour construire un patrimoine et assurer un avenir meilleur à leurs enfants… pour survivre, malgré le froid, les guerres, les épidémies et les disettes. Un voyage en boucle, comme nous l’avons dit.
Ainsi commencent les histoires
Elles se poursuivent au fil des ans et de la vie qui vient, qui va… de l’un à l’autre, sans interrompre son cours. Je vous propose de découvrir celle de la lignée de mes aïeux et des temps qu’ils ont traversés. « C’est un bonheur de se souvenir de ses pères et d’entretenir avec joie l’étranger de leurs actions et de leur grandeur », nous dit le poète Goethe. Quant au poète forézien, Louis Mercier (1870-1951), il a écrit dans un texte intitulé “Eux” :
Ils sont nés, ils sont morts les uns après les autres
Les aïeux et les pères de ceux
Qui penchent vers la tombe et dont les fils sont vieux
Ils sont nés, ils sont morts ... c’est l’histoire des nôtres.
Pour lire la suite : Le temps des ruptures. Claude et Claude, 1808-1905, de Forez en Lyonnais.