Quand nous rencontrons Claudine…
J’ai évoqué dans l’épisode précédent les premières années de Claudine dans l’existence et situé sa famille. Une famille, dont la tradition familiale et quelques documents trouvés dans le lot transmis m’avaient appris qu’aux générations suivantes les Pras fréquentaient leurs cousins Coudour, dont plusieurs notables, des prêtres notamment et des médecins.
De nombreux prêtres
J’entendais parler dans la famille du curé de l’Église Saint-André de Lyon, dont mon père (né en 1902) redoutait au moment des embrassades la longue barbe à la missionnaire, qu’il trouvait piquante et mal odorante ; mais aussi un certain Auguste Coudour mort à soixante-treize ans dans la catastrophe de St-Gervais le 12 juillet 1892, ce qui avait frappé les Lyonnais et bien sûr toute la parenté. La rupture d’une poche accumulée sous le glacier de la Tête Rousse, à 3 200 m d’altitude dans le massif du Mont-Blanc, avait déclenché des masses d’eau et de roches considérables, qui s’étaient engouffrées dans la gorge du Bon Nant, à la vitesse de 14 mètres/seconde dit-on. La station thermale était au débouché des gorges. Tout fut détruit, ainsi que plusieurs villages sur le passage… J’ai appris plus tard que ce prêtre Auguste avait fait un brillant parcours. Ordonné en 1845 à vingt-six ans, d’abord professeur de lettres puis de philosophie aux Minimes de Lyon, un collège réputé installé dans l’ancien couvent, non moins célèbre en son temps, il avait été curé fondateur de l’église de l’Immaculée Conception dans les années 1855 [1] et curé de Notre-Dame-St-Vincent [2] de 1871 à 1892, date de son décès, deux églises prestigieuses de Lyon (sources Jean Canard). On peut compter aussi à la génération suivante quelques abbés et deux religieuses, tous issus de la fratrie de Claudine. Il n’est pas étonnant que mon arrière-grand-père Claude Jeune, ancien séminariste, qui avait presque le même âge qu’Auguste, ait été très introduit dans le clergé lyonnais, avant qu’à son tour un de ses petits-fils, Jean Pras, devienne prêtre et professeur de philosophie dans un collège de Roanne (un cousin germain de mon père, du même âge, et un collègue de Jean Canard !).
Des médecins
Mon grand-père Stéphane (né en 1873) fréquentait aussi Pierre Coudour, de trois ans plus jeune, un cousin issu de germain ; c’est le médecin qui possédait « la belle maison de Vaudier » dont j’ai parlé, tandis que le frère aîné de Stéphane, Henri (né en 1864), installé à Paris depuis son mariage, était en contact avec les frères de Pierre : un certain Georges Coudour oculiste dans les beaux quartiers de la capitale (22 rue Vignon - Opéra 87-02) et Henri Coudour lui aussi médecin et artiste peintre. Il y a décalage d’une génération, vu le mariage tardif de Claude Jeune. Je rappelle par ailleurs que les Claude avaient hébergé quelque temps à Lyon, dans les années 1850, un neveu de leur mère, Annet Coudour étudiant en médecine, qui exercera à Lyon. Pour rester dans le domaine de la santé, on trouve aussi un pharmacien.
Des juristes et des officiers…
On compte aussi, parmi la famille Coudour, descendant des frères de Claudine, un président de la Chambre des Avoués, l’épouse d’une autre fille de juge, un avocat, des officiers… La famille Pras ne les fréquentait pas, car ils étaient installés à Roanne ou Montbrison… l’éloignement importait à cette époque, où le téléphone n’existait pas et où les transports prenaient du temps.
Je pense que chez les Coudour l’orientation vers la prêtrise et ces professions de notables, tout au moins lors de la première génération, est due à l’influence de l’oncle Curé Étienne, frère de Claudine, devenu tuteur de plusieurs neveux : outre la charge de la cure de St-Romain-d’Urfé, il était depuis 1819 chapelain de Fourvière, une fonction honorifique qui lui valait de nombreux séjours à Lyon, avec une ouverture vers des horizons intellectuels plus larges, et aussi un réseau de prélats et de catholiques de la bonne bourgeoisie. Mais nous allons voir qu’une tradition existait dans la famille du côté de la grand-mère de Claudine, Antoinette Fournit (l’épouse de Pierre Coudour), tradition qui avait préparé le terrain et marqué deux de leurs fils, oncles de Claudine et du chapelain.
Les oncles paternels de Claudine
Avec un père laboureur, certes aisé, qui avait fait construire la maison de Vaudier, on pouvait s’interroger d’où venait chez les descendants Coudour cet engouement pour la prêtrise, une famille qui jusque-là n’avait donné que des cultivateurs ou des marchands. C’est alors que j’ai appris, toujours grâce à Jean Canard, et à un livre découvert par hasard de M Duparc [3], qu’à la génération des parents de Claudine on trouvait déjà deux prêtres, cadets de son père, qui avaient fait parler d’eux pendant la Révolution, des sortes de héros pour les enfants, car leurs aventures étaient rapportées le soir à la veillée.
Ils s’appellent Pierre et Annet Coudour
Le premier Pierre est de deux ans et demi plus âgé que son frère, tous deux ordonnés le même jour, le 24 mai 1777, à vingt-sept et vingt-quatre ans. Le cadet, Annet, est sans doute plus brillant, car il a fait aussi des études de philosophie à Valence. Pierre est nommé vicaire de Chérier, la paroisse des premiers Pras, là-haut dans la montagne ; Annet est vicaire de St Romain-d’Urfé, auprès d’un oncle maternel curé, le frère de leur mère, un certain Claude Fournit (nous y voilà !). En 1783, Annet succède à son oncle quand celui-ci se retire. Il n’a pas trente ans. C’est une belle promotion ; Pierre, son aîné, quitte alors Chérier et le rejoint en 1784, pour être son vicaire. Cinq ans plus tard, c’est la Révolution.
Entrer en clandestinité
Les deux frères, comme beaucoup de prêtres de la région, refusent de prêter serment et entrent en clandestinité.
« … ils s’étaient mis à parcourir monts et vallées, nous dit M Duparc, sous de faux noms, et n’entretenaient pas une particulière amitié à l’égard de leurs compatriotes constitutionnels. Annet rayonnait beaucoup autour de St-Romain et de St-Just. Mais Pierre, ancien vicaire de Chérier, se cachait dans les fermes de sa première paroisse, où il savait ne pas manquer de protecteurs éprouvés et faisait de fréquentes incursions sur Arcon, consignant sur un registre spécial les sacrements qu’il administrait en cachette ».
Quant à Annet, raconte Jean Canard « … il vécut clandestinement, sous le nom de Réal … presque tout le temps dans la maison Rivaud, de Chazelles. Trois semaines durant, après s’être battu, place du plâtre, avec trois Jacobins qu’il avait rossés magistralement, il vécut dans une cave avec les pieds enflés, ne recevant un peu de nourriture et de lumière que par un soupirail. Le registre personnel qu’il a tenu tout ce temps, trouvé dans une maison du vieux bourg de St-Just nous permet de suivre un baptême dans la clandestinité dans le détail et ses périlleuses pérégrinations dans la montagne entre 1793 et 1797 [4]. »
En fait, il n’était pas trop difficile de se cacher. Dans ces montagnes, la plupart des villageois, notamment les petits propriétaires indépendants, vivaient un peu en marge, aussi fanatiquement attachés à leurs prêtres pendant ces années révolutionnaires, qu’ils étaient résolument hostiles à la conscription et plus tard à l’empire. Nous l’avons évoqué à propos d’Antoine. Il était bien difficile d’aller débusquer chez eux les prêtres réfractaires comme les jeunes déserteurs. Néanmoins, peut-être parce qu’ils étaient frères et particulièrement restés actifs dans leur ministère, Pierre et Annet ont laissé une trace.
Lendemains de Révolution
Il faut attendre le Concordat en 1801 pour que Pierre soit nommé à son tour curé de paroisse, en l’occurrence à St-Georges-de-Couzan. où il est mort à l’âge de soixante-seize ans. Quant à Annet, il est « promu » en décembre 1808, à cinquante-cinq ans, curé de la plus grosse paroisse de la région, celle de S-Just-en-Chevalet, où il meurt à soixante-douze ans, en août 1825, dans des circonstances qui font l’objet d’un important dossier dans le lot familial. Je vous raconterai.
La Famille Fournit, plus tard Fournier
Je viens de faire allusion à l’oncle maternel des deux frères, curé de St-Romain-d’Urfé, un nommé Claude Fournit. Cette famille Fournit, installée à Vodiel, fait apparition chez les Coudour par le mariage de leur fille, Antoinette, le 22 février 1740, avec Pierre Coudour, né à Urfé en 1720 (le père d’Antoine) venu s’installer dans le village de sa femme.
Une famille de notables
Jean Canard avait étudié cette famille Fournit (voire Fournil), qui s’appellera plus tard Fournier. Elle était depuis quelque temps établie sur la paroisse de St-Just et liée à beaucoup d’autres notables : « Le père d’Antoinette, Fabien Fournier était fils d’un certain Claude, honneste marchand à Vaudier, marié le 25 may 1678 à honneste Brigyte Grange, fille de feu Jehan Grange vivant bourgeois de St Just en 1654, châtelain en 1658, et de "demoiselle Benoiste Michel". Le contrat de mariage avait été passé au domaine du Maillet, maison d’habitation de ladite Benoiste Michel devant Maître Rozier, Maître Mathieu Rivaud, prêtre sociétaire de St Just » (archives Portailler de Terge). On n‘est plus dans le monde des laboureurs, mais dans celui des marchands, ce qui n’exclut pas la présence de prêtres. On sait combien les prêtres apportent de respectabilité à leurs familles, dans ces régions restées très chrétiennes.
Une tradition qui s’installe, d’oncle curé à neveu
Claude Fournit, né en 1719, frère d’Antoinette la jeune épousée, était devenu curé de St-Romain-d’Urfé en décembre 1757. Il avait hérité de la cure de son oncle Fournit, Guillaume (né en 1697), qui la tenait peut-être lui-même d’un oncle… Toujours est-il qu’à son tour Claude Fournit oriente ses deux neveux Coudour, Pierre et Annet, vers la prêtrise et résilie en 1783 sa charge en faveur de son neveu Annet : « Retiré sur place, il mourut le 18 août 1786 (75 ans) et fut inhumé dans l’église paroissiale de St Romain où l’on voit encore sa pierre tombale, sur laquelle figure une inscription en latin » (Jean Canard.) La tradition se poursuit avec Annet, puisque son neveu Etienne Coudour, « l’Abbé de Belle Place », devient à son tour curé de St-Romain-d’Urfé comme nous l’avons évoqué.
Cette filiation spirituelle d’oncle à neveu n’est pas réservée à la famile Fournit/Coudour. « Pour arriver, nous explique Jean-Louis Beaucarnot, nos ancêtres paysans disposent d’un allié certain : l’oncle curé. C’est un gage de réussite pour une famille qui peut se préparer à en profiter, car cet oncle curé exerce son ministère dans une paroisse voisine, se charge de l’instruction de ses neveux et nièces, peut négocier de belles alliances matrimoniales et aider aux affaires son parent ; il est presque toujours moteur d’une ascension sociale ». Informations tirées de : Comment vivaient nos ancêtres – juin 2008.
Il faut dire qu’avant la création des séminaires, les études se faisaient d’abord auprès d’un prêtre et l’on comprend que ce rôle ait été dévolu à l’oncle auprès du neveu, souvent cadet de famille, qui ne devait pas hériter des parents et qu’il fallait installer dans la vie. Même s’ils ne sont pas toujours très riches, le fait de parvenir au rang de curé assure de la notoriété et un revenu certain : outre la pension versée par l’Etat depuis la Révolution, ils perçoivent la rémunération des sacrements qu’ils administrent et, sans doute aussi, de nombreux dons. Espérons que l’enfant, ainsi initié, trouvait en chemin la vocation. Ici, on se trouve dans des familles aisées, les enfants vont au séminaire et font même des études poussées. Annet est docteur en philosophie. L’éducation reçue leur permet d’occuper des charges d’importance. Au départ, l’influence de l’oncle, le modèle qu’il représente, a sans doute été déterminants pour susciter leur vocation.
Une véritable dynastie s’installe ainsi au sein d’une famille, car si l’on descend dans l’autre sens, d’Etienne à son neveu Auguste Coudour, puis de ce dernier à nouveau à ses neveux Jules et Auguste … que nous avons évoqués, prêtres contemporains de Claudine et de mon grand-père, on compte six générations successives de prêtres !
Et si nous remontions encore le chemin…
De découverte en découverte
Comme il arrive quand on se promène l’esprit en éveil, notamment en forêt, tout d’un coup surgissent des échappées vers des horizons nouveaux… J’étais curieuse de regarder du côté des aïeules d’Antoinette Fournit (la grand-mère de Claudine) et c’est ainsi que j’ai rencontré très vite une certaine Brigitte Grange, appartenant par son ascendance maternelle à plusieurs familles bourgeoises, les Grange, les Geneste et surtout les Michel (Michiel à l’époque) dont je connaissais l’histoire depuis le 16e siècle, grâce encore au livre de Jean Canard, déjà cité, et aux testaments retrouvés en archives, par Jean Mathieu [5]. On a toujours envie d’aller plus loin. Catherine Oblette, la mère de Claudine, menait-elle aussi à des familles de notables ? En faisant un petit détour de ce côté, j’ai eu la surprise de rejoindre - cette fois par son père, puis par les femmes - les mêmes ancêtres Michel. Cette ascendance commune était-elle connue d’Antoine et de Catherine ? J’ai envie de répondre par l’affirmative, car le souvenir des réseaux de parenté s’étend bien souvent sur plusieurs générations. J’ai eu l’occasion de le vérifier.
Mais qui étaient ces Michel, tout en haut de l’arbre ?
Nous sommes dans la clairière et je vais me poser pour vous raconter ce que j’ai découvert à leur sujet. C’est la dernière famille de notables, nous dit Jean Canard, à posséder le petit fief, château et seigneurie de Chavannes, moins d’un siècle durant il est vrai. Claude Michel en est devenu le seigneur par son mariage en 1745 avec l’héritière Jeanne de Chastres. Mais ceci se passe après le mariage qui nous concerne, celui de Benoiste Michel et de Jehan Gange, les arrière-grands-parents d’Antoinette Fournit.
Il n’en reste pas moins que notre plus lointain ancêtre Michel connu est le grand-père du Nicollas ci-dessus ; il s’appelle Pierre Michel. Nous sommes au début du XVIe
siècle. Il est oste et marchand [6] quand il se marie en 1571. Ses enfants sont entre autres prêtre ou sirurgien à St-Just. Son fils aîné, Jehan, né en 1572, est mentionné comme oste du dophin et marchand dans les années 1602-1618. Il habite aussi St Just.
Le testament de Jean Michel, en pleine épidémie de peste…
Jehan, c’est donc le fils aîné de Pierre, rédige son testament en 1631, à cinquante-neuf ans « considérant qu’il n’y a rien de sy certain que la mort et que l’heure d’icelle est incertaine, craignant de décédder ab intestat… ». Il a raison de craindre, car c’est le moment où sévit la grande épidémie de peste, qui n’en finit plus de faire des ravages. Il meurt peu après. Selon les dispositions qu’il a prises, sa femme Marie Simon n’aura pas à craindre pour l’avenir et leur fils aîné « Nicollas », âgé de trente-huit ans, sera légataire universel. C’est d’un frère cadet de ce dernier, prénommé Jehan comme son père, né vers 1600 époux de Benoîte Geoffroy, que descend parallèlement Catherine Oblette. Pierre, leur père, est ainsi doublement l’ancêtre commun des deux branches, celle d’Antoine, celle de Catherine…
L’obsession du salut
Le testament de Jehan Michel est donc rédigé en 1631, cent cinquante ans avant celui de Catherine Oblette. On remarque combien les dispositions religieuses, en cette première moitié du XVIIe siècle, tenaient encore une place importante, la moitié du testament leur est consacrée. Dans le testament de Catherine Oblette (1784), elles se réduisent à quatre lignes, les messes et les aumônes aux pauvres : Catherine propose de distribuer vingt mesures de bled-seigle. Jehan donne à chaque pauvre un sol, et une cuillère de sel (autre temps)… mais aussi huit aulnes de cadis noir (un tissu) pour que « treize pauvres avecque torche ou flambeau » puissent venir à son enterrement.
Chez Catherine, on ne trouve pas de dons au clergé. Jehan détaille longuement, au contraire, la pension annuelle et foncière qu’il lègue aux sieurs curés et prêtres de Saint-Just-en-Chevalet et à leurs successeurs, à condition toutefois qu’ils continuent à célébrer des messes, dont il précise tout le cérémonial : « ils seront tenus de dire et célébrer chacun pareil jour, chaque année de son décès, une messe de l’office des Trépassés, à diacre et à sous-diacre, et, ce fait, se transporter sur le tombeau dud.testateur où illec dire à haulte vois un salve Regina et un grand liberasme… ».
Il lègue également des sommes importantes aux recteurs et confrères de la chapelle des Pénitents dudit Saint Just pour la construction et l’embellissement de leur chapelle, mais là aussi à condition « qu’ils seront tenus de dire et célébrer l’office des morts… ».
Si l’on met à part les possibilités financières, qui ne sont certes pas les mêmes dans les deux cas, il n’en reste pas moins qu’une évolution importante s’est produite. L’obsession du salut qui a marqué pendant mille ans les sociétés occidentales, encore très présente au XVIIe siècle, commence à s’estomper à la fin du XVIIIe. On pense encore au salut de son âme, mais on y consacre moins d’argent. L’idée que la vie véritable commence aussitôt après la mort est peut-être moins sûre. Le testament est là davantage pour répartir les biens entre les enfants... [7]
La famille n’est pas oubliée
Ce testament nous apprend par ailleurs - outre le niveau de fortune du testateur - la composition de la famille de Jehan Michel. Tous les enfants sont cités. En dehors de l’aîné Nicollas et de son frère Jean, un autre fils est nommé, Pierre, du prénom de son grand-père. La fille doit être morte (elle était l’épouse de Guillaume Guillot), puisqu’il fait un legs aux quatre petites-filles : Anne, Marie, Germaine et Jeanne. Il pense aussi à des neveux côté de son épouse, Bonne et Claude (enfants d’Antoine Simon et Anne Rivaud), car ces derniers sont à son service. Sa femme, Marie Simon, n’est pas oubliée. Elle va pouvoir disposer sa vie durant, outre de la maison avec son mobilier sise dans l’enceinte du château - un emplacement recherché - d’une rente annuelle de soixante livres, à condition de renoncer à ses autres droits. On voit combien un testament peut apporter d’informations sur une famille.
Le saut dans le monde des notables avec le fils Nicollas
Jehan Michel est donc un marchand aisé, mais nous constatons que les témoins au moment du testament ne sont pas encore des notables de haut rang, mais d’autres marchands ou des artisans, comme un charpentier, un boucher et un « masson ». Avec son fils Nicollas l’ascension s’est poursuivie et est bien établie déjà quand ce dernier rédige son testament en 1652, à cinquante-neuf ans, l’âge qu’avait son père au moment de sa mort (fatigue, superstition … ? car il est mort en fait beaucoup plus tard). Il élit sépulture « au tombeau des Perrin [8] dépendant ledit tombeau de la maison dudit testateur, qui fust des Perrin Montloup, lequel tombeau est joignant la chèze du prosne de l’église paroissiale ». Être enterré à l’intérieur de l’église est un privilège très important, accessible à ceux qui justifient d’un certain rang et qui peuvent aussi en assurer le prix. Nous apprenons par ailleurs que Nicollas possède deux domaines, situés à Mézire, paroisse de Cherier... tout près du pays d’origine de nos Pras, des domaines qu’il a pu acquérir, non pas pour les cultiver, mais les donner en fermage. Son épouse, Brigitte Geneste, (la grand-mère de la grand-mère d’Antoinette Fournit)… en aura la jouissance. Il fait d’elle son héritière universelle, à charge de nourrir, instruire et élever ses enfants « de choisir, dire tel ou tel de ses enfants qu’elle trouvera plus capable pour son héritier ». Les témoins occupent des positions plus importantes qu’à la génération précédente : ils sont maître chirurgien, maître maréchal ou maître dans le métier que chacun d’eux exerce, titre de reconnaissance reçu de leurs pairs, un titre recherché, pour signifier qu’ils possèdent la maîtrise de leur art. La plupart savent signer.
En fait, Nicollas meurt seulement vingt et un ans plus tard, le 16 février 1673 ! Brigitte n’a pas le loisir de mettre en œuvre les dispositions testamentaires prévues, car elle suit son époux dans la tombe dès le lendemain 17 février, victime sans doute du même mal ; ce n’est pas la peste semble-t-il car la dernière épidémie dans la région (1663-1670) vient de s’éteindre ; le froid qui sévit est peu favorable à sa reprise, car les puces n’y résistent pas, mais rien n’est parfait ; la température quand elle est glaciale entraîne beaucoup d’autres décès.
De toute façon, à ce moment, les enfants sont élevés, leur fille, notre aïeule Benoîte Michel (mère de l’arrière-grand-mère d’Antoine Coudour) a convolé depuis presque vingt ans avec Jehan Grange, et c’est la fille Brigitte de ces derniers qui épouse un Fournit en 1678.
Des mariages pour conforter la position acquise
Je prendrai le cas de Brigitte Geneste, la deuxième épouse de Nycollas. Elle est bien née – si l’on en juge par la position de ses oncles paternels - et son mariage avec Nicollas n’a pu que conforter ce dernier dans la position qu’il avait acquise. Nous notons en effet, dans la famille de Brigitte, un Estienne, prêtre ; un Pierre, chirurgien, et Guy, Avocat en Parlement, châtelain de St-Just, qui meurt le même jour que sa femme le 11 décembre 1709, lors de la grande froidure et de la famine, laissant douze enfants ! Bien qu’orphelins, les cousins germains de Brigitte réussissent dans la vie puisqu’on retrouve les garçons respectivement prêtre et docteur en théologie (comme Jacques) ou notaire royal à St Just, juge-châtelain du prieuré de St-Priest-le-Chanet, propriétaire d’un domaine à Mézire (comme l’oncle Nicollas) et aussi Gaspard, qui épousa à vingt-cinq ans le 23 février 1716, une jeune fille de treize ans, fille d’un conseiller du roi… à qui il fit neuf enfants ! Une anecdote : l’une de leurs filles se trouva enceinte et accoucha trois mois après le mariage « dans la maison de Jean Chambodut, son nourricier ». Pour protester sans doute contre une naissance, à leurs yeux trop prématurée, nous dit Jean Canard, le parrain et la marraine se firent représenter au baptême par leurs domestiques !
Le moteur de l’ascenseur social
Ainsi, cette famille Michel illustre comment la voie du commerce peut permettre, à de simples roturiers, sans doute sans terres, ni biens au départ, de grimper à cette époque l’échelle sociale, à condition de savoir prendre des risques et de ne pas avoir les deux pieds dans le même sabot !
Le patronyme « Michel » en effet laisse à penser que la famille à l’origine n’était pas de la région et n’était pas liée à la terre pour une double raison : quand les patronymes ont été hérités d’un prénom, au moment de leur formation, c’est parce qu’on choisissait pour les fixer le prénom du père, par exemple Jean fils de Martin, devenu Jean Martin. Or dans le cas des Michel, je n’ai pas souvenir d’avoir rencontré ce prénom dans les registres paroissiaux de la région depuis qu’ils existent… ce n’était d’ailleurs pas la coutume de choisir un prénom comme patronyme, mais davantage de donner le nom d’un lieu ou d’une terre (cas le plus fréquent), d’un métier ou un sobriquet. Les Michel sont sans doute venus d’ailleurs, dans les temps anciens, se déplaçant, exerçant de petits métiers, prêts à saisir les opportunités… et elles étaient nombreuses en cette fin de 16e siècle, quand nous les rencontrons, alors que l’inflation est galopante… une situation qui profitait à tous ceux qui osaient entreprendre, possédaient quelque chose à vendre, voire exerçaient plusieurs métiers. Pierre Michel est de ceux-là, il est marchand, mais il tient aussi hôtel, sans doute une auberge modeste sur le bord du chemin. Son fils Jehan est marchand à son tour, mais il est oste du dophin, autrement dit son hôtel est d’un meilleur standing. Il gagne assez d’argent pour permettre à son fils Nicollas de s’installer dans un premier temps comme « marchand bastier », une activité lucrative, car tout le transport de marchandises se faisait à dos d’âne ; on peut de plus commencer par quelques mules et augmenter très vite ses capacités.
Cette fois, Nicollas est assez riche pour posséder deux domaines, acheter des charges et devenir ainsi successivement greffier, conseiller du roi (c’est-à-dire fonctionnaire) « eslu en l’élection de Thiers » avec le titre de « noble », ce qui signifie qu’on est « honorable » ; « la valeur suprême n’est pas l’enrichissement, mais la considération acquise par un style d’existence qui évoque celui des nobles » : on vit comme eux, des revenus dont on dispose, sans faire métier de marchandises. C’est un marche-pied pour que les descendants puissent être anoblis un jour et, en attendant, obtenir plus facilement des offices royaux, le titre de « noble » excluant qu’on puisse être écarté pour « indignité » lors d’une candidature. L’échelle sociale est bien installée. Il suffit maintenant de continuer à gravir les échelons, en se rapprochant de la noblesse de robe, ce qui se produit avec les descendants qui font des études, accèdent à des professions, telles que celles de notaire, juge, avocat … et nouent des alliances qui confortent encore leur position. Les prélats sont aussi présents, dans le réseau familial. Il ne faut pas oublier que le haut clergé est premier dans la hiérarchie sociale, avant la noblesse, qu’elle soit de robe ou d’épée.
Étape par étape, il était possible ainsi, en deux ou trois générations, de réunir l’argent nécessaire pour démarrer un commerce, le développer, acheter des terres, sources de revenus complémentaires en espèces, mais aussi en nature, ce qui permettait de traverser les disettes sans trop de dommage (la pratique du fermage se développe d’ailleurs tout au long du 16 et 17e siècles). Et pour finir, acheter des charges et quitter le commerce, pour remplir les conditions propres un jour à accéder à la noblesse.
D’origine sans doute modeste au départ, « arrivée tard à la fortune », nous dit l’Abbé Canard, « la famille Michel aspirait à la noblesse, quand la Révolution vint briser ses prétentions, sans lui laisser le temps de les sanctionner par l’usage ». C’est en grande partie pensent certains historiens, parce que les nobles de vieille souche n’ont pas su ouvrir l’accès à leur rang que cette classe aisée de bourgeois fomente la révolution française de 1789.
« Sous l’Ancien Régime, nous dit Jean Louis Beaucarnot, la société est composée de couches sociales superposées, mais non imperméables, entre lesquelles il est possible d’évoluer. Simples laboureurs, il faut tenter l’aventure sociale, en devenant marchands par exemple. Découvrant les affaires et récoltant de l’argent, si peu répandu dans le monde des villages, il est possible d’acheter des charges à ses enfants, comme celles de procureur fiscal, procureur d’office (nos anciens avoués), voire notaire. A la génération suivante, on devient avocat puis propriétaire de quelque office dans un Parlement régional. On n’a que l’embarras du choix, tant les conseillers ou secrétaires du roi, garde sceaux ou présidents sont nombreux. Après quelques décennies d’exercice, on peut espérer recevoir un titre de noblesse de robe, puis de noblesse d’épée… Mais l’ascension peut se briser. N’a-t-on pas toujours dit qu’une fortune dépasse rarement trois générations ? La première entasse ; la seconde profite ; la troisième dilapide ce qui reste… Il est finalement aussi difficile de se maintenir que d’arriver ! » Informations tirées de « comment vivaient nos ancêtres » chez JC lattès – janvier 2008.
Épilogue
Est-ce par tradition maternelle, concernant les notables de la famille, reprise de génération en génération, par héritage intellectuel transmis de prêtre en prêtre, que les frères de Claudine aspirent à quitter le monde paysan en engageant leurs garçons dans les études ? Plusieurs d’entre eux se dirigent alors vers des professions libérales ou la prêtrise, avec pour certains des positions importantes. Dans la branche Pras, issue de Claudine Coudour et d’Antoine, la progression se poursuit avec Claude Jeune, à la fois grâce aux études poursuivies au séminaire par lui et ses fils, mais aussi grâce aux revenus de la fabrique. Deux générations plus tard, la plupart des descendants font des études supérieures.
Comment savoir ce qui a le plus compté chez les Coudour ? Il me paraît quasiment certain que la famille connaissait les positions importantes qu’avaient occupées les ancêtres Fournit, Geneste, Michel. Ce n’était pas si loin, soixante-dix ans tout juste, entre les morts de Nicollas Michel et de son épouse Brigitte et les naissances d’Antoine Coudour et de Claudine. Nous avons bien appris, dans la famille de mon mari, qu’un vieux cousin fréquentait dans sa jeunesse ceux qu’il considérait pourtant comme des parents éloignés... à juste titre… Quand nous avons cherché l’origine commune de la parenté, nous sommes remontés 270 ans en arrière… ! Ici, il ne faut pas faire tant de chemin !
Si le mariage d’Antoine Coudour - un simple cultivateur, aussi bien nanti qu’il fut - avec une fille Fournit a peut-être été ressenti comme une mésalliance dans la famille de la jeune fille, il a pu provoquer chez les Coudour le désir d’accéder au rang social de leurs ancêtres maternels. Jean Canard, dans son étude, note que chez les Coudour, « on cherchait à s’imprégner d’esprit bourgeois », du moins certains d’entre eux.
Les lendemains de Révolution permettaient sans doute des raccourcis pour grimper l’échelle. On avait supprimé les privilèges, la société était plus fluide. Point n’était besoin d’amasser l’argent sur plusieurs générations. Les Coudour possédaient déjà de belles fermes et avaient les moyens de payer des domestiques pour remplacer leurs enfants en études, lesquels pouvaient ensuite soit devenir prêtres à un certain niveau, soit, grâce aux diplômes, accéder aux professions de leur choix. Mais encore fallait-il qu’ils en aient envie ? C’est le cas chez les Coudour, nous l’avons vu. Une génération - deux tout au plus - suffisait alors pour changer de statut. En attendant, certains se sont trouvés au début un peu décalés et on constate quelques mariages entre cousins germains. Tout se passe, comme si ne voulant pas revenir au monde paysan, même celui des gros propriétaires, il leur était encore difficile de se faire accepter par celui de la haute bourgeoisie en place, au point de pouvoir marier leurs filles. C’est une hypothèse.
Bibliographie : (en dehors des ouvrages déjà cités en note)
- Jean Canard : Maisons anciennes et vieilles familles, St Alban des Eaux, chez l’auteur, 1981, 180 pages.
- Wikipedia : plusieurs articles sur la noblesse française au 17e et 18e siècle, notamment : fr.wikipedia.org/wiki/Noblesse_française.
A suivre : Claudine chez les Pras.