Kruth, 1er mai 1916.
Venant de Plainfaing (Vosges), l’ambulance 210 est basée depuis presque un mois à Kruth, petite commune d’Alsace située à la frontière entre la France et l’Allemagne. Le médecin divisionnaire a déjà visité plusieurs fois les installations, s’est entre autres intéressé à l’examen des eaux, et n’a, semble-t-il, rien trouvé à redire.
Mais le lundi 1er mai 1916, vers 7 h 45, alors que les infirmiers s’empressent de soulager des blessés, de hauts gradés arrivent inopinément. À leur tête, le docteur Hassler, directeur du Service de Santé, qui demande à parler au médecin-chef Barral. Celui-ci est en permission et aucun autre praticien n’est présent.
Quand, après quelques minutes interminables, l’officier d’administration gestionnaire Chaintron se présente enfin, Hassler lui fait remarquer sèchement qu’il ne porte pas de brassard.
Assisté de MM. Stimson et Abbott [1], M. Hassler, la pipe à la bouche, inspecte tout d’abord le bâtiment où se trouvent les services généraux et une grande salle de malades. Parmi les infirmiers qui ont la consigne de continuer leur labeur, René observe l’inspecteur dont les mimiques et les nombreuses notes prises sur un carnet ne présagent rien de bon. Après avoir visité les trois baraques provisoires de type Faveron qui accueillent les "petits malades", c’est un docteur Hassler glacial qui fait part de ses critiques devant les médecins enfin arrivés. Il s’étonne de la malpropreté de la première salle dont les murs sont à reblanchir et les parquets à laver. Les cheveux longs des infirmiers et des malades le choquent aussi. Il va adresser son rapport au médecin divisionnaire pour l’inviter à veiller à la bonne tenue de l’ambulance 210, et lui rappeler qu’un médecin doit toujours être présent [2].
Après son départ, certains soignants protestent. Certes, ils ont une chevelure quelque peu négligée, mais comment faire sans coiffeur et surtout sans une minute de libre pour s’occuper de soi ? Le parquet de l’infirmerie est lavé fréquemment, mais les allées et venues sont tellement importantes qu’il est quasiment impossible de le maintenir dans un état de propreté satisfaisante. Quant aux murs à blanchir, il y a plus urgent, d’autant que l’ambulance ne va sans doute pas tarder à quitter les lieux !
Après une période d’instruction au camp d’Arches, situé près d’Épinal, les troupes de la 47e division d’Infanterie sont dirigées par rail sur la zone de la nouvelle offensive en préparation [3].
Dès le 11 juillet, elles sont engagées dans l’offensive d’ensemble déclenchée par la VIe Armée sur les deux rives de la Somme, entre Albert et Péronne, en liaison avec la IVe armée anglaise qui doit attaquer plus au nord. Il importe ensuite de reconnaitre le terrain pour installer au bon endroit les formations sanitaires. L’ambulance 210 est établie dans les caves des dépendances du château de Suzanne. L’ambulance 209 et le groupe radiologique trouvent place dans les galeries des mines de craie au sud de la chapelle de Vaux. Dotés d’un effectif important en hommes et en matériel [4], ces postes doivent compléter les soins donnés aux blessés dans les P.S.P [5] des bataillons. Le G.B.D 47, installé à Maricourt, au moulin de Fargny, à la sortie Est de Curlu, et à la ferme du Hem, sera chargé de faire les évacuations depuis les P.S.P jusqu’aux relais des voitures sanitaires.
- Pour bien situer les lieux cités
- Extrait du "Guide Michelin des champs de bataille :
les Batailles de la Somme (1916-1917)" publié en 1920.
- Le château de Suzanne
20 Juillet 1916. 7 heures du matin sur le front.
Profitant d’un brouillard très épais, les Français progressent et font beaucoup de prisonniers. Lorsque le jour se lève enfin, les mitrailleuses allemandes fauchent de nombreux soldats.
Le travail ne manque pas au poste de secours établi à V.s.S par l’ambulance 210. Dans un courrier à son ancienne école, par crainte de Dame Anastasie (la fameuse censure), René écrit en initiales le nom du village de Vaux sur Somme. Exténué, il s’active à soulager les nombreux blessés qui arrivent sur des brancards. Bien souvent, il est trop tard et beaucoup ne survivent pas aux blessures provoquées par les éclats d’obus des redoutables 420, ces engins de mort allemands. D’autres sont acheminés par des voitures de la S.S.A (Service Sanitaire Automobile) dans les caves du château de Suzanne (Somme), où les ambulances 209 et 210 ont établi des postes chirurgicaux.
Pour se donner du courage, les soignants ingurgitent du mauvais pinard, responsable ensuite de violents maux d’intestin. Le sobre René, ancien petit séminariste qui se destinait à une carrière médicale si cette fichue guerre n’avait brisé ses ambitions, se contente de prier Dieu. Confiant en la fin prochaine d’un conflit inhumain, il écrit à ses proches et à l’institution Saint-Vincent, son ancienne école : Je me recommande à vos prières et me mets entre les mains de Dieu. Mais qu’il est dur de faire croire que tout va bien quand le moral est bas, si bas, malgré les efforts du sergent Mignonneau , infirmier lui aussi, au dévouement jamais démenti [6].
- La chapelle de Vaux
René éprouve de la pitié pour les ennemis blessés et faits prisonniers. Délogés de leurs terriers, ceux qui n’ont pu s’enfuir se rendent par paquets. Affamés, ils se jettent comme des loups sur la nourriture. Pour un peu, ils se seraient jetés à nos pieds, écrit le jeune infirmier. Pauvres gens ! Quelles figures !
Pendant que les Français secourent les Boches blessés (plus de cent trente) et les valides, ils doivent supporter les fusants tirés par les Messieurs d’en face, mais, à l’abri dans des galeries de mines confectionnées pour l’extraction de la craie, ils s’en rient. Dans le ciel, nos avions tiennent l’air sans qu’un aéro ennemi apparaisse.
Pendant ce temps, au mépris du danger, René Bloc’h [7], médecin aide-major de 2e classe, pratique les interventions rendues nécessaires par l’état des blessés qui lui sont apportés. Admiratif devant le dévouement et l’obstination de ce docteur à sauver des hommes, René en veut sans doute à son père qui, suivant l’opinion de la majorité des cléricaux, lui a enseigné la haine du juif. Mais René n’aura pas le courage de le lui écrire. On ne s’oppose pas à Auguste Chuto et à ses idées préconçues [8].
On aura compris que René n’a guère le temps de faire du tourisme. Et pourtant, il adore être au contact de la population locale, découvrir les mœurs de l’autochtone qui, en Alsace, le salue d’un "bonchour" amical. Pendant les discussions animées avec ses hôtes, il est bien difficile de savoir si ceux-ci souhaitent la victoire et la domination française. Ils n’ont pas eu à se plaindre des Boches, mais ils ne haïssent pas les Français qui viennent en amis. D’ailleurs, le caractère de ceux-ci semble leur inspirer plus de sympathie que celui des soudards allemands. En un mot, les Alsaciens ne souhaitent que la paix.
René aussi, mais il paraît encore loin le temps où les armes ne serviront plus qu’à chasser les lapins qui pullulent près de la ferme familiale.
La semaine prochaine, nous retrouverons l’ambulance 210 en manœuvre au camp d’Arches (Vosges). Une trêve avant de reprendre le vrai combat, celui qui empêchera l’anéantissement de la France et sa disparition comme grande nation.
Un grand merci à Eric Mansuy, passionné de la Grande Guerre dans les Vosges et dont les travaux font autorité, pour nous avoir aidé à maintes reprises, avec beaucoup de disponibilité et d’efficacité, dans cette recherche sur l’ambulance 210 dans les Vosges. |
Un grand merci à Marie-Josée Jacquemont pour ses belles photos qui illustrent notre article. Passionnée de la Grande Guerre dans la Somme, elle a publié ses travaux sur le site "Les Saint Léger de France et d’Ailleurs" |
- Depuis le belvédère de Vaux
- Cette photo du paysage est prise depuis le belvédère de Vaux ,à 50 m de la chapelle.
En haut à gauche, c’est le village de Curlu.
Pendant la guerre, le paysage était totalement différent : lire ci-dessous.
Les Français se trouvaient sur la montagne de Vaux, Frise, Eclusier.
Les Allemands occupaient les Caves des maisons de Curlu au nord est.
Le champ de bataille de la Somme La bataille s’est étendue sur le plateau picard au nord et au sud de la Somme : région fertile et riche, dont le sol est constitué d’une nappe de craie recouverte d’un limon plus ou moins épais. Les pentes des ondulations et les larges tables des plateaux étaient couvertes d’immenses champs de céréales, de pavots-œillettes, de betteraves. Ça et là, quelques petits bois, restes de la forêt Arrouaise qui couvrait au Moyen-Age toute la contrée. Presque pas de maisons isolées : de loin en loin seulement un moulin à vent, une ferme, une sucrerie, coupant la monotonie du paysage. Les villages étaient entourés de vergers. Leurs maisons basses construites souvent en torchis, c’est-à-dire en limon mêlé de paille appliqué sur des cadres de bois, séparées les unes des autres par des pignons de pierre, et recouvertes de larges tuiles rouges, se serraient autour du clocher. Les grandes routes droites étaient bordées de beaux ormes. Le sol aujourd’hui a perdu sa configuration ancienne. Entièrement défoncé, presque nivelé par endroits, parsemé d’énormes cratères, il offre l’aspect d’un paysage lunaire. Il a été bouleversé à une si grande profondeur que la terre végétale a presque complètement disparu, et que la roche crayeuse du sous-sol apparaît à la surface, émiettée et recouverte d’herbes sauvages. De Thiepval à Albert, Combles et Péronne, de Chaulnes à Roye, les terres sont si complètement bouleversées qu’elles ne pourront, d’ici longtemps, être rendues à la culture et l’on y envisage la plantation de forêts de sapin. Les villages, presque tous rasés au niveau du sol, forment un amas informe de matériaux divers. Ce champ de bataille est celui de la destruction totale. Extrait de « Les Batailles de la Somme (1916-1917) » Collection : Guides illustrés Michelin des champs de bataille (1920) |
Le bulletin de souscription du livre de Pierrick Chuto "Auguste, un blanc contre les diables rouges", cléricaux contre laïcs en Cornouaille (1906-1924) se trouve sur le site : http://www.chuto.fr/ Vous pourrez y lire la préface de Thierry Sabot et l’introduction. |
- Pour lire la suite : 3e épisode : au Camp d’Arches (de fin janvier à fin février 1917)