Pour rappel : estienne pra oblette, fils de just né en 1615, fils d’anthoine, né en 1587, fils de jehan pra oblette et marguerite, nés ca 1545.
Estienne et claudine (1656-1720) [1] ont vécu en son entier le règne de Louis XIV, comme just avait traversé le 17e siècle. On pourrait dire, c’est « la génération Louis XIV », comme on a parlé bien plus tard… de « la génération Mitterrand ». Estienne vient au monde en 1656, juste avant la prise effective du pouvoir par le jeune roi, à la mort de Mazarin survenue en 1661. Cette date marque le début de la monarchie absolue qui durera jusqu’à sa mort en 1715. Estienne s’éteint peu après, en 1718 et Claudine, en 1720.
Naître dans un monde difficile
Quand estienne arrive au monde le 22 février 1656, le moment est plus faste - pour peu d’années il est vrai - que ceux qui ont précédé, marqués par les terribles famines des années 1651et 1652, nées des mauvaises récoltes et du passage des soldats, qui avaient affaibli la population et fait des ravages.
“Incontinent que les glaces ont cessé sur la rivière de Loyre en janvier 1653, il est arrivé tant de bateaux chargés de bled seigle, froment, pois, febves, poires, confiture et autres biens pour nourrir le peuple qu’il y en avait en tous les ports de Loyre depuis Orléans jusques à Royne, qui venoient du royaume de Pologne à ce qu’on en dit. Il ne se pouvoit pas trouver de bled en ce pays que fort peu et valoit dix francs le bichet et d’avantage, et à présent vaut seulement sept francs le bichet et ne vaudra que six francs dans dix jours et toujours à meilleur prix." (registre paroissial du Donjon - source : Jean Canard, déjà cité).
Est-ce la raison pour laquelle nous n’avons pas trouvé de naissance entre la sœur aînée claudine, née en 1647, et la venue au monde de Philippe en 1653 ? Après lui, à notre connaissance, un seul garçon, mon ancêtre Estienne, et une série de quatre filles : anthoinette en 1659 marie en 1663, enfin deux jumelles, denyse et thomase en 1666.
Quand estienne voit le jour, ses parents sont mariés depuis un peu plus de dix ans, mais son père, qui est entré en noces tardivement, a déjà quarante et un ans, sa mère il est vrai dix ans de moins. Nous le savons, ils ne survivront pas longtemps à la naissance des jumelles, dont j’ignore si elles sont restées en vie, pas plus peut-être que d’autres enfants qui seraient nés entre 1647 et 1653, dont je n’ai pas trouvé trace. En ces périodes de famine et d’épidémies, les enfants morts rapidement n’étaient pas enregistrés !
J’ai expliqué comment le jeune estienne, à la mort de ses parents, a été pris en charge par le demi-frère de son père qui était son parrain, et qui avait des enfants à peu près du même âge que lui, notamment un just né en janvier 1657, prénommé comme l’oncle disparu. Les garçons avaient treize ans alors et devaient prendre une part active aux travaux de la ferme.
Vivre sous le règne de Louis XIV
En 1661, quand le jeune roi, alors âgé de vingt-deux ans, qui a été couronné sept ans plus tôt (en 1654) en la cathédrale de Reims, prend effectivement le pouvoir, claudine vient de naître et estienne a cinq ans. C’est le début d’un règne qui va durer cinquante-trois ans, dont ils vont partager toutes les “années de misères”,
particulièrement dans la deuxième période.
A peine Mazarin mort, le jeune roi a réuni son conseil pour déclarer qu’il est temps qu’il gouverne lui-même les affaires du royaume. Fouquet, l’intendant des Finances, l’un des personnages les plus importants, est arrêté.
Pour commencer, Louis veut faire cesser la corruption et remettre de l’ordre dans les affaires. La tranquillité publique est devenue une tâche essentielle. C’est ainsi que siège à Clermont-Ferrand, le 25 septembre 1665, un tribunal extraordinaire qui examine 1360 affaires, allant des meurtres, des rébellions, aux viols et aux faux monnayages. Par l’édit de 1667, il crée une nouvelle catégorie de magistrats : le lieutenant général de police, aux multiples fonctions.
C’est ainsi qu’on nomme la session du tribunal extraordinaire qui tient séance à Clermont-Ferrand en septembre 1665. On juge les seigneurs qui maltraitent les paysans, comme les curés qui vendent les sacrements. On veut montrer de manière spectaculaire à la population qu’ils ont un roi capable "de purger la montagne d’une infinité de désordres". Une série d’ordonnances, préparées par Colbert - qui commence sa carrière à la chute de Fouquet - tendent à “réduire tout le royaume sous une même loi, même mesure et même poids", notamment en matière de justice civile et criminelle, de commerce, d’exploitation de la forêt, pour ne citer que quelques exemples.
Dans la suite du règne, si tout est mis en œuvre pour encourager le commerce et l’industrie, l’agriculture, malgré quelques mesures, en faveur de l’élevage notamment, connaît de grandes difficultés, dues au climat et aux prélèvements fiscaux entraînés par les guerres incessantes du Roi Soleil. Cela n’empêche nullement les serres de Versailles d’être toujours bien chauffées et en parfait état, aptes à produire en toutes saisons les fruits et les légumes que le roi aime.
Prendre épouse
Estienne attend d’avoir passé son trentième anniversaire pour prendre épouse. Son oncle et parrain va sur ses soixante ans ; il a plusieurs fils qui pourront prendre la relève, notamment l’aîné, Just, né en janvier 1657 et marié depuis juin 1683 avec Claudine Chevillé, dont il a déjà deux enfants.
Le choix de l’épouse, une jeune fille roche
Estienne connaît claudine depuis l’enfance, car elle appartient comme lui au réseau constitué par les familles qui gravitent autour du village Roche. C’est là qu’elle est née en 1661 et qu’estienne demeure en communauté, chez son oncle et sa tante, denyse sagnollonge, comme il est précisé dans le contrat de mariage : “led futur espoux (s’engage) de l’advis et conseil d’estienne pra roche, laboureur du village de la roche”. Les familles se sont toujours fréquentées.
Les jeunes gens se sont-ils choisis ou ont-ils suivi les désirs de leurs parents ? Les mariages étaient presque toujours arrangés entre les familles. L’autorisation parentale est nécessaire pour les garçons jusqu’à vingt-cinq ans, estienne peut donc s’en passer, lui qui n’a pas de père, mais il prend tout de même advis et conseil de son oncle. Pour les filles jusqu’à vingt-ans mais, en général, c’est bien au-delà si l’on tient compte des pressions familiales. Le mariage est un acte social, plus que l’expression d’un amour partagé. Compte tenu de leur âge, on peut penser que les jeunes gens ont disposé d’une certaine liberté et suivi leur inclination. De toute façon, ils étaient voisins depuis l’enfance. A cette époque, comme dans le reste de la France, il est caractéristique que les trois-quarts des garçons et les quatre cinquièmes des filles choisissent leur conjoint dans leur entourage immédiat. On se marie au village. C’est plus sûr. Ceci reste vrai jusqu’au milieu du XVIIIe siècle, surtout dans ces hameaux de montagne, où les déplacements sont difficiles une partie de l’année (Source : Emmanuel le Roy-Ladurie [2]).
Une fille unique
On peut remarquer que la mère de claudine est une tamain roche et nous avons vu que cette famille est apparentée à estienne (un de ses oncles et une tante ont épousé des tamain). Nous retrouverons plus tard une branche tamain roche chez nos ancêtres maternels. Nous constatons une fois de plus combien les mariages se nouent dans le réseau étroit de la parenté.
Une mère âgée de quarante-quatre ans
La jeune femme est née le 6 mars 1661 (et baptisée le même jour) [3], juste au moment, comme nous l’avons dit, où le jeune Louis XIV prend effectivement le pouvoir. C’est peu de temps aussi avant une nouvelle épidémie de peste qui sévit dans la région de 1661 à 1670. Son parrain estienne pra roche est l’oncle et aussi le parrain de son futur mari ; sa marraine, la sœur de son père, claudine roche. La mère de claudine est âgée de quarante-quatre ans quand elle la met au monde, cinq ans après son mariage. Elle a pris époux tardivement et elle a du mal, semble-t-il, à se trouver enceinte, à moins qu’elle ait perdu les premiers bébés. Claudine semble fille unique. Ce sont des indices qui me font penser que ses parents étaient peut-être cousins germains, ce que nous ne pouvons vérifier par l’acte de mariage, car la mention pour dispense de parenté n’était pas exigée jusqu’en 1692.
Le moment du mariage
Les noces des jeunes gens ont lieu le 13 août 1686, peu de temps après la signature du contrat le 23 juillet. Toute la période est particulièrement difficile. l’Europe est à feu et à sang depuis 1661 et cela continue jusqu’en 1715. Pendant cette période, d’après les historiens, on comptera en effet vingt-neuf années de guerre ; l’Angleterre à elle seule totalise 24 conflits, l’Espagne, 34, l’Autriche, 39… ! Deux millions de soldats, dit-on, meurent sur les champs de bataille… ce qui, rapporté à la population de l’époque, est énorme.
Au moment du mariage, notre claudine a vingt-sept ans et estienne, va donc sur sa trente et unième année. C’est un peu au-dessus des moyennes de l’époque : 25-27 ans pour les hommes ; 25-26 ans pour les femmes. On peut s’étonner de ce mariage tardif, mais très souvent le fils attendait que le père soit déjà âgé pour convoler – ou le beau-père comme ici - et être en mesure de prendre l’exploitation en responsabilité. L’âge du mariage correspondait en effet à celui de l’indépendance et de l’établissement et les pères retardaient le plus possible le moment où ils abandonnaient leurs biens et se mettaient en pension chez leurs enfants. Dans le cas d’estienne, la ferme de son oncle restera, selon la coutume, sous l’autorité de son fils aîné just, plus jeune que son cousin d’une année. Même si je suppose qu’ils s’entendent bien, je pense qu’estienne n’a pas envie de se trouver sous sa dépendance et dans une sorte de rivalité. Il attend d’avoir un petit pécule - comme son père l’avait fait, qui s’était lui aussi marié à trente ans - pour “venir gendre” dans une ferme voisine (on dit aussi “faire gendre”, dans d’autres régions). La jeune fille lui plaît, son père, Jean Roche, vient d’avoir soixante-trois ans, puisqu’il est né en 1623, et il n’a pas de fils. Le jeune homme sait qu’il est le bienvenu.
En août 1686, les jeunes gens convolent en justes noces
C’est le 13 août, un mercredi, juste à la fin des moissons. A l’époque les mariages ne se déroulaient pas comme aujourd’hui - on s’en doute – n’importe quel mois ou jour particulier. Il ne fallait pas se marier pendant l’avent (qui commence le premier dimanche après le 26 novembre) et non plus jusqu’à l’épiphanie, ni pendant les quarante jours de Carême et jusqu’à l’octave de Pâques, ni encore en mai, car l’Église avait consacré le mois à la Vierge, reprenant en fait la tradition païenne, dont l’origine est très ancienne puisque Ovide en parle déjà... De toute façon, les enfants qui seraient nés en février, le mois du carnaval, risquaient d’être idiots, des "ânes" ! On pouvait se marier, par contre, n’importe quel jour de la semaine, y compris le dimanche jusqu’en 1713 mais non le vendredi, jour triste et maudit. Le mardi est souvent le jour préféré (46 % des mariages dit-on au 17e siècle).
A cette époque, les "espousailles" donnent lieu à un repas. On offre au curé "le plat de nopces et la poule de mariage." Des barricades célèbrent l’événement, ce qui n’était pas sans inconvénient, puisqu’en 1657, à St Marcel, Pierre Gathion est "tué d’un coup de fusil débandé par mégarde aux barricades des nopces du fils de Jean Tivon, de Terges" [4].
Le contrat de mariage
Il a été retrouvé en 2004 dans les documents déposés aux archives par le notaire de St Just C’est grâce à ce document que nous avons donc pu rectifier le nom des parents d’Estienne, qui était erroné dans l’acte de mariage puisqu’il portait la mention suivante : mariage le 13 août 1686 entre estienne pra laboureur de St-Just-en-Chevallet, fils d’estienne pra et de denyse sagnollonge, avec claudine roche, fille de jean roche et jeanne tamaingt. La date par contre était exacte et nous savons ainsi que la cérémonie religieuse s’est déroulée une vingtaine de jours après la signature du contrat chez le notaire. Nous respectons comme toujours l’orthographe, mais ajoutons un peu de ponctuation (les textes de l’époque n’en comportent point) et soulignons quelques passages en gras pour faciliter la lecture.
A tous ceux qui les présentes verront, scavoir faisons que, pardevant le notaire royal soubsigné et réservé et prt les tesmoins bas nommés, personnellement éstablis
Estienne Pra fils de feu Juste Pra Oblette, vivant laboureur de la parroisse de Saint-Just-en Chevalet et de feue Nicolle Carré ses père et mère, expoux advenir d’une part
Et Claudine Roche, fille de jehan Roche, laboureur du village Roche, parroisse dud St Just et de feue Jane Tamain ses père et mere, expouse advenir d’autre part,
Lesquelles parties de leur gré et vollonté ont fait les promesses de mariage, constitutions et autres conventions suivantes, procédant a cest effet, scavoir led future expoux de l’advis et conseil d’Estienne Pra Roche, lab du village de la Roche, paroisse susdite et lad future expouse de l’authorité, advis et conseil du Jehan Roche, son père
Tous icy prt et consantant au prt mariage et premièrement lesd futurs expoux et expouse se sont promis et promettent se prendre et expouser l’un l’autre en vray et loyal mariage et, pour ce faire, se représenter en face de nostre mère sainct ésglise, quand une partie en requérra l’aultre
En faveur duquel mariage s’est establi led Jehan Roche, père de lad future expouse, lequel de gré, se réjouissant dud present mariage et pour l’amittié et affection qu’il porte a sad fille, future expouse, pour les bons et agréables services qu’il a reçu d’elle et qu’il espère recepvoir a l’advenir, luy a donné, comme il donne par ces prtes a sad fille future expouse prte et acceptant, la moitié de tous et ungs chacuns ses biens meubles et immeubles, droicts, noms, raisons et actions prt et advenir, générallement quelconques et ce, par donnation pure et simple et irrévocable faite entre vifs a cause de nopces, dès a prt et a toujours vallable, a la charge de paier la moitié de sesd debtes et charges, se réservant l’aultre moitié de sesd biens, chargés de l’aultyre moitié desd dettes et charges, pour en disposer a sa dernière vollonté et ou il n’en disposerait l’a baille a lad future epouse, par semblable donation que dessus, avec desd biens sus donnés les devestitures et investitures et autres clauses a ce requises et necessaires.
Et par ces prt lad future expouse s’est constitué de son chef particulier tous et ungs chcuns ses biens, lesquels elle promet apporter en lad compagnie de sond future expoux, le prt mariage accompli
D’aultre part, en faveur dud mariage s’est establi led Etienne Pra futur expoux, lequel de gré s’est constitué comme il se constitue par ces prtes et promet apporter en la compagnie de ld future expouse et pour elle aud Jehan Roche pour somme doctale la somme de deux cent-soixante livres, laquelle il promet paier a icelle future expouse tous et un ses biens qu’il promet pareillement apporter en la compagnie de lad expouse et dud Roche, led mariage accompli et lors du paiement de la constitution ci dessus exprimée promet led Roche et lad future expouse de passer quittance d’icelle et d’en charger pour en cas de restitution avoir…… comme dedit future expoux verra bon ester au…. Avec cause de…
Finallement, led futur expoux et expouse se sont fait la donnation gain et augmant de survie qui s’ensuivent, scavoir que, venant led futur expoux a deceder avant lad future expouse, il lui baille vingt livres paiable par les héritiers du premorant au survivant, ung an après le déces de un d’eux advenant ; et sont convenus iceux futurs expoux et expouse et led Roche que toutes les aides de nopces se paieront, a proportion chacung de sa part des personnes qui assisteront a la célebration dud prt mariage, et promet de plus led future expoux achepter ung habit nuptial a lad future expouse, suivant sa quallité (a l’avance) de la celebration d’icelui mariage.
Et a esté convenu entre led Roche et lad future expouse procedant en tant que de besoing de sond future expoux que, au cas que led Roche vienne a décéder avant Gabrielle Barrel a prt sa femme, elle pourra prélever sur la totallité de ses biens la somme de trante livres qu’il lui donne par ces prts ; en cas aussi quelle ne puisse compatir avecq le future expoux et expouse, et venant a pouvoir compatir, ces prt demeurera de nul esfet et demeurera lad somme avecq lesd biens sus donnés a sad fille, future expouse.
C’est ainsy l’ont voullu lesd parties, promis avoir agree accomplir et ne venir contre a paine de tous depens dommages et interests par obligations, avec soubn renon et clauses necessaries.
Fait et passé au village la grande Roche, parroisse dud St Just, maison dud Roche après midi le ving troisième juillet mil six cent quatre vingt et six, en prce de Jean Baptiste Roche, Chambodut, Jacques Mathé, Anthoine Bigotery Roche, Anthoine Tournaire Oblette, André Oblette… tous laboureur dud St Just, Mathieu Carré Brossard, Anthoine de Lorme, lab parroisse de St Just et de St Romain d’Urfé, tesmoins requis et appelés qui ont declare avec lesd future expoux et expouse et ld Roche ne scavoir signer de ce enquis et sommé, soit scellé dans le temps de l’édit.
Le père de claudine lui donne la moitié de ses biens, pour la remercier des bons services qu’elle lui a rendus. Il est veuf, elle s’est sans doute bien occupée de lui. Il n’est pas question d’autres enfants. Maintenant il est remarié avec une certaine gabrielle barrel. Une clause est prévue : si jehan roche vient à mourir avant elle et qu’elle ne puisse “compatir” avec le jeune couple, elle recevra une somme de trente livres pour la dédommager. Les parents de claudine vont donc vivre avec le jeune couple.
A la lecture du document, on comprend qu’estienne n’a pas de biens immobiliers, il n’apporte aucune terre, mais simplement une somme de deux cent-soixante livres. En effet, comme nous l’avons dit, ce n’est pas l’aîné. Il n’a pas hérité des biens paternels et n’apporte d’ailleurs aucun document les concernant ; il travaillait dans une communauté familiale, il a gagné quelque argent. Maintenant il va exploiter la ferme de son beau-père, dont sa femme devient à moitié propriétaire, avant de l’être en totalité au moment de l’héritage.
Par ailleurs, nous apprenons que “toutes les aides de nopces se paieront, a proportion chacung de sa part des personnes qui assisteront a la célebration dud prt mariage”, une coutume qui a perduré jusqu’à nos jours.
Parmi les témoins présents, on trouve notamment les familles Oblette, Roche, Carré, ils sont tous liés par des réseaux de parenté.
Donner la vie et élever des enfants
C’est dans un contexte difficile que le jeune couple engendre ses premiers enfants. Comment pourrait-il en être autrement ? Les moyens de contraception n’existent pas et, de toute façon, sont interdits par l’Église. C’est une calamité d’ailleurs d’être stérile. Le mariage pour la femme c’est d’abord enfanter, "ce qui était pire que tout était la stérilité, considérée comme un opprobre. Elle pouvait résulter du nouement de l’aiguillette, sort jeté à de nouveaux époux lors de la cérémonie à l’église" (source comme pour la citation suivante : Arthur Comte [5]). Tout était mis en œuvre alors pour conjurer cette malédiction, port de reliques, pèlerinages et dévotions, dirigés surtout vers la Vierge Marie, qui "concilie comme nulle autre la valeur de la virginité sacrée et celle de l’heureuse maternité”. Le célibat est également mal considéré, plus à la campagne d’ailleurs qu’à la ville. Avoir des enfants, c’est aussi croire à l’avenir, malgré les malheurs du présent.
Une première née, vite enterrée… et le benjamin, dans sa sixième année !
Une petite fille gabrielle vient au monde seize mois après le mariage de ses parents, elle mourra avant sa première année. Deux ans plus tard, arrive une claudine, qui se mariera à vingt-quatre ans avec claude borgeas et vivra quatre-vingts ans, comme sa grand’tante denyse sagnollonge et presque autant que son frère mathieu, notre ancêtre, né en 1693 et décédé à quatre-vingt-trois ans ! Ils avaient résisté à la première disette et devaient être particulièrement solides. Naîtront encore deux filles : catherine, née en 1692, qui épousa en 1719 noël fonthieure, une nouvelle claudine en 1695 (sans doute décédée rapidement, nous perdons sa trace) ; trois fils suivent, claude en 1697, estienne en 1698, et le dernier, un peu décalé, philippe en 1703 (sa mère a quarante deux ans) ; il meurt dans sa sixième année le 7 novembre 1708. Au total, cela représente au moins huit enfants ; c’est un peu moins cependant qu’à d’autres époques, compte tenu du contexte. La mortalité infantile est encore très élevée. On estime qu’elle fait autant de ravages que les guerres, les famines et les épidémies.
• gabrielle fille légitime à estienne pra village de chez Roche et à claudine roche, ses père et mère, a été baptisée le quinzième d’avril mil six cent quatre vingt huit. Ont été ses parrain et marraine, antoine tamain et gabrielle barrel , femme de jehan roche
• Ce jourd’huy, seize octobre mil six cent quatre ving huit, a esté enterrée gabrielle, fille à estienne pra du village de chez Roche, âgée de huit mois environ, en présence de jehan roche, son grand père maternel, et d’antoine oblette.
C’était une petite fille et sa mort a été ressentie moins douloureusement que celle de philippe quelques années plus tard. Pour le chef de famille, l’enjeu d’une naissance, c’est d’abord de pouvoir transmettre un nom et un patrimoine. Tout transmettre relève de la survie individuelle et collective. Il vaut mieux donc avoir des garçons. S’il en meurt, il en restera toujours pour hériter. Chaque région avait ses proverbes, en Aquitaine, on assurait : “une fille, bonne fille ; deux filles, assez de filles ; trois filles, trop de filles”… Il est vrai que dans la famille sagnollonge, où les filles constituaient la majorité des enfants, le nom disparaît rapidement et la lignée paternelle n’est plus assurée. La suprématie de l’homme sur la femme se retrouve à travers les règlements et les croyances : l’impuissance est toujours le fait des femmes ; l’adultère féminin est plus sévèrement puni.
A peine nés, les enfants étaient baptisés, le surlendemain au plus tard. Quelques années après, la déclaration royale de 1698 impose le baptême dans les vingt-quatre heures qui suivent la naissance.
Le temps de la naissance [6]
A l’époque, les mères accouchaient seules, aidées de quelques voisines ou d’une matrone, femme obligatoirement déjà mère, jugée expérimentée, placée sous le contrôle étroit du curé. C’est sur elle en effet qu’il fallait pouvoir compter pour ondoyer l’enfant en cas de nécessité, qu’il soit mort-né ou mourant. Cette pratique suffisait à lui éviter la damnation éternelle. Lors de sa visite à la paroisse, le curé ne manquait pas de l’interroger pour vérifier qu’elle connaissait les gestes à faire et les paroles à prononcer. Malheureusement, ces femmes n’avaient aucun principe d’hygiène, ce qui était redoutable pour les mères comme pour les enfants.
Si tout se passait bien, on se contentait de faire boire à la mère des tisanes, à base de sauge, de fenouil et d’eau de vie. Dans le cas contraire, la situation devenait vite dramatique. J’ai relevé le récit suivant [7] : 24 juin 1705, sépulture du fils de Pierre Rozier et de défunte Anne Marie Froment - ayant esté tiré du sein de sa mère, laquelle a esté taillée aussitôt après sa mort par Monsieur Louis Durelle, chirurgien de ce lieu, ayant esté trouvé vivant et ayant esté baptizé sur le chant et étant décédé environ demi-heure après avoir esté baptysé le vingt troisième juin..."
Pendant que la mère se repose dans une couche propre, quelqu’un se charge d’enterrer le placenta et le cordon ombilical. Le nouveau né pendant ce temps est entièrement lavé au vin chaud avec un peu de beurre frais non salé ou avec de l’eau chaude, mêlée à l’eau-de-vie. Avant de lui donner un peu d’eau et de miel, la matrone procède au façonnage de la tête (avec des ongles souvent sales) pour réparer les défauts de la nature ou la rendre à son goût plus agréable, tête plus ronde, nez plus petit… Que de bébés complètement déformés ainsi, quand ils ne meurent pas parfois en quelques jours pour avoir eu le nez un peu trop pincé… ! Ces pratiques très courantes un siècle plus tôt commencent cependant à décliner.
A son arrivée au monde, le bébé à cette époque n’est pas considéré comme une personne, il n’a pas de nom, pas d’existence sociale, il est impur et incomplet. C’est le baptême qu’il reçoit le lendemain au plus tard qui marque son entrée dans la vie. Le transport à l’église, si près de la naissance, constitue un danger évident pour sa santé, surtout l’hiver ; le trajet est long jusqu’à la paroisse, par les mauvais chemins de montagne, et les églises sont glaciales. Mais il vaut mieux risquer la vie temporelle que la vie éternelle ! A la fin de la cérémonie, l’enfant reçoit des mains du prêtre le "chrémeau", voile ou bonnet de lin blanc, préalablement béni, qui a pour but de protéger la partie de la tête qui vient d’être ointe. Il a reçu un prénom qui reste de fait le vrai nom, comme aux temps médiévaux, le patronyme étant appelé de façon significative le "surnom". Après que le curé ait officié et enregistré le baptême par écrit, avec le nom des parrain et marraine, la cloche de l’église sonne à toute volée et un banquet ou "vinage" réunit la famille et les amis. Il a lieu aux frais du parrain, chez ce dernier ou chez le père. Il faut noter qu’à l’inverse, très longtemps, le mariage n’avait pas donné lieu à ripailles et qu’au début du Moyen-âge il n’y avait même pas de cérémonie religieuse.
La mère bien entendu ne peut assister au baptême, mais on fête un peu plus tard avec elle les relevailles, sorte de bénédiction purificatoire.
Dans ce temps-là, l’enfant dort dans le lit maternel, avant d’être placé un peu plus tard dans un berceau étroit. On le lange très serré, pour achever le façonnage de son corps et éviter qu’il prenne les jambes torses. En cela, on suit les préceptes du chirurgien Moriceau qui déclarait en 1668 : "l’enfant doit être emmailloté, afin de donner à son petit corps la figure droite qui est la plus décente et la plus convenable à l’homme, car sans cela il marcherait peut-être à quatre pattes, comme la plupart des animaux."
On lave peu la tête, la crasse étant considérée comme un engrais fertilisant et embellissant les cheveux et comme une croûte protégeant la fontanelle. On laisse, si possible, un ou deux poux, "car ils mangent le mauvais sang". Le bébé, par ailleurs, n’est changé qu’une à deux fois par jour, car l’urine, loin d’être nocive, est considérée comme un remède dans plusieurs circonstances. Les mères font sécher les chiffons et les réutilisent.
L’allaitement est de règle, il protège d’ailleurs la mère d’une nouvelle grossesse. L’impossibilité d’allaiter est redoutée. Quand l’enfant grandit, on lui donne de la bouillie, c’est-à-dire que la mère mastique les aliments et les place dans la bouche de l’enfant quand ils sont suffisamment humectés. J’ai vu cette façon de faire utilisée en Afrique. Tout cela nous surprend aujourd’hui, mais en fait il s’agit de pratiques adaptées aux circonstances et aux possibilités de l’époque. En fait, la salive de la mère pré-digère les aliments, les refroidit ou les tiédit, selon les cas. Même le fait de changer les bébés peu souvent, surtout l’hiver, est une façon d’éviter leur refroidissement, une des causes importantes de la mortalité à la mauvaise saison.
Traverser les catastrophes climatiques et les famines
La crise de 1693-1694
Entre 1687 et 1717, le temps est particulièrement froid. Préparée par une série de saisons pourries puis d’un grand gel, la crise qui survient en 1693-1694 est la plus terrible qu’on ait connue depuis longtemps, à tel point que de nombreux curés s’en font l’écho, comme le curé Genebrier, qui écrit à l’intendant d’Herbigny "les neiges gelèrent tous les blés, les fermiers transportaient leurs biens hors de la paroisse, les pauvres habitants furent obligés de manger du pain de racines de fougères ; une partie, sortant de la paroisse, mourait dans les chemins, dans les écuries, au travers des prairies avec la bouche pleine d’herbe. On ne vit jamais une pareille désolation ; ceux qui avaient quelques fonds les ont vendus aux richards pour un morceau de pain, en sorte que le peuple y est dans une grande misère”. Le greffier de Saint-Afrique dans le Rouergue déclare de son côté "l’on vit en France pendant plus de dix huit mois un printemps sans nulle douce température, un été sans chaleur, un fort grand froid pendant des mois, un soleil affaibli et presque éteint, tout cela cause de la famine…"
Dans l’ouvrage "Météorologie Ancienne" de Jean Canard, on trouve la citation d’un chroniqueur de la région de St-Just-en-Chevalet : "... tous mouroit, on trouvoit les pleins chemins de gens morts .. on ne pouvoit pas avenir à les entherrez. La livre de pain valoit jusqu’à 4 sols six d. et 4 sols et le pain blanc valoit jusqu’à 6 sols la livrez. On faisoit du pain de fougère .. on mangeoit l’herbe..."
En deux ans, d’après les historiens, par rapport à la moyenne des années ordinaires, on compte 1,5 million de décès supplémentaires en France. C’est davantage de morts que pendant la première guerre mondiale, mais en deux ans et dans une France deux fois moins peuplée ! A St Just, aux dires du curé, la population serait passée de 2000 âmes à mille trois cent. “Les plus pauvres survivent en consommant du pain de son, des orties cuites, des chiens et des chats errants, des entrailles de bestiaux ramassées dans les boucheries… ! C’est l’époque où Charles Perrault écrit le Petit Poucet…” (source : Jacques Marseille [8]).
Le cataclysme de 1709
Mais hélas, le même fléau se reproduit quelques années plus tard, en pire disent certains. La France, seule contre l’Europe entière, accablée de défaites, est exsangue. Nous sommes en 1709, un véritable hiver “sibérien” s’abat sur le pays. Le 5 janvier, veille de l’épiphanie, la chute de la température est telle, qu’on atteint moins quarante degrés paraît-il en certains endroits, peut-être justement dans les montagnes ! la Seine gèle jusqu’à son embouchure, les bateaux qui transportent des vivres, sont pris par les glaces, se brisent contre les ponts et coulent. Les oiseaux tombent en plein vol. Plus grave encore pour l’avenir, la terre gèle jusqu’à 70 cm, voire un mètre de profondeur en certains lieux ; le dégel, alternant avec des reprises de froid au moment de la montée de la sève, détruit “quasi totalement” céréales, vignobles et vergers. C’est la famine pour de longs mois ! On enregistre plus de six cent mille décès dans le pays ! (source : Jacques Marseille).
C’est ainsi que le curé de Neuvy en Dunois, en Eure et Loire, relate les faits dans son registre paroissial (cité dans la gazette web par Thierry Sabot en mai 2001).
… Mais il survint un second froid vers le vingt janvier, qui fut plus violent et plus aigu que le premier, qui fit beaucoup de mal, puisqu’il tua et fit mourir beaucoup de pauvres, qui – s’étant couchés se portant assez bien – on les trouvait le lendemain matin morts par la rigueur du froid. Il mourut beaucoup de bétail, beufs, vaches, chevaux, ânes, beaucoup de brebis et d’agneaux... leur poil tomba, à la plus grande partie, de misère que les pauvres bêtes faisaient horreur. J’ai enterré une douzaine tant d’hommes que de femmes, qui sont morts par la violence du froid. J’ai oublié de parler de la quantité en poules, dindes, oies qu’on a trouvé mortes de froid, dans les génissiers, aussi bien que les petits oiseaux de toutes espèces qui se retiraient dans les maisons pour se mettre a couvert et se garantir du froid. (…)
Ce n’est pas encore le plus grand mal que nous a fait l’hyver. Voici le fléau violent. Tout ce qu’on avait semé en blé, froment et autres graines qui passent l’hiver en terre gela entièrement et universellement dans tous les meilleurs pays et province du royaume…. Si bien qu’on ne recueillit rien, pas même pour semer en 1710. Enfin la cherté du blé commença au mois de janvier 1710 et alla toujours en augmentant jusqu’au mois de juin (…) la pauvreté donnait lieu et inspirait à beaucoup de personnes à voler et a dérober. On volait de nuit et de jour beufs, vaches, moutons … on ne laissait rien dans les jardins… La famine a été si grande qu’on ne peut concevoir la quantité de personnes mortes de faim dans les chemins, en allant demander l’aumone. Il y en eut beaucoup de dévorées par les chiens et les loups. Enfin, il est mort la moitié des habitants de cette paroisse (…) Il se faisait beaucoup de pain de fougère (qui se vendait deux sols la livre) … j’ai vu beaucoup de personnes ramasser des herbes dans les prés qu’elles mangeaient toute crues. Il se mangeait beaucoup de chiens et de chats que l’on écorchait…
On imagine ce que devait être la rigueur de ces grands froids dans les montagnes de nos ancêtres, à près de mille mètres ! Finalement, nous ne savons pas exactement quel a été l’hiver le plus terrible de celui de 1693-94 ou de celui de 1709-1710, peut-être ce dernier à cause du gel qui a suivi un redoux ? Dans les deux cas les enfants d’estienne et claudine étaient encore à élever !
Nous pensons que le jeune couple s’est installé à la ferme de jehan roche dès le mariage. Son beau-père a donc gardé la moitié du bien, ayant transmis l’autre à sa fille. Il est encore en vie deux ans plus tard en 1688, puisqu’il va déclarer le décès de sa petite-fille. Nous ne connaissons pas la date de sa mort. Comment estienne va-t-il gérer le bien, quand l’évènement se produira ? Quelle stratégie dirions-nous aujourd’hui va-t-il mettre en oeuvre pour traverser toutes ces catastrophes et assurer l’avenir de ses enfants ?
Je ne sais pas ce qu’il en est pour vous ? Pour ma part, j’ai été impressionnée quand j’ai regardé de plus près ce qu’était la vie de nos ancêtres à ces époques, quel que soit finalement leur rang social. Seuls les très riches devaient être épargnés et la situation dans les villes était pire, semble-t-il, que celle des campagnes, quand les disettes et les épidémies sévissaient. J’ai été amenée à travailler sur la ville de Nantes du côté de la famille de mon mari, c’était effrayant ! Absorbés par la constitution de nos arbres généalogiques - retrouver les filiations n’est pas mince affaire - nous oublions parfois cet aspect des choses… Nos lignées sont issues de ceux qui ont survécu.
Pour lire la suite : Face à l’adversité, Estienne et Claudine, un couple qui se bat.