Quand surviennent les catastrophes climatiques qui se succèdent depuis les années 1690, en particulier celles de 1693/97, puis celles de 1709, déjà évoquées, entraînant en Forez - comme partout ailleurs - famines, épidémies et nombreux décès, les enfants d’estienne et de claudine sont loin d’être élevés. L’an 1693, c’est l’année de naissance de leur premier fils, mathieu, celui qui devient notre ancêtre ; en 1709, il a seize ans, mais son frère claude n’en a que douze et le dernier estienne, prénommé comme son père, onze. Heureusement la ferme est là, mais la terre a gelé cette dernière fois jusqu’à près d’un mètre de profondeur en altitude, anihilant toutes promesses de récolte. On a bien essayé de semer fin avril, après le dégel, un peu d’orge, de blé et surtout de seigle, mais c’est à peine si on va pouvoir en tirer quelques épis. On compte davantage sur quelques légumes comme les raves (le navet local), qu’on peut récolter jusqu’aux prochaines gelées. Heureusement l’hiver 1708 avait été doux et on avait quelques réserves… on se nourrit de noix, de pain fait de farine d’orge ou de seigle et de graisse animale Jamais on a autant ressenti tous ces temps le besoin d’avoir des terres bien à soi, suffisamment de terres… la “faim de terre” - comme certains historiens l’ont nommée - plus que jamais est devenue prégnante.
Prendre des fermages
Les terres du beau-père ne sont pas suffisantes, pour faire vivre une nombreuse famille et traverser ces temps calamiteux. Après la catastrophe des années 1693/97, estienne n’a pas attendu pour prendre des fermages, notamment à Borgeas (dit souvent “Bourgeas” à cette époque, qui signifie “bourg”), le village en dessous de chez Roche. A partir de 1702, nous avons en effet plusieurs quittances des sommes qu’il verse (mais peut-être, le bail est-il antérieur). Il s’agit, cette fois, de trois livres, remises à un sieur Gaulne. En 1704, de cinquante livres, correspondant à des arrérages de retard, pour une ferme échue en 1703. La somme est toujours payée à sieur Gaulne. Comme nous l’avons dit, les années écoulées ont été difficiles, à cause des rigueurs du climat mais aussi des guerres menées par Louis XIV et de la fiscalité. Estienne n’a donc pas pu faire face à ses échéances. Bien beau déjà si claudine a pu aller au bout de ses grossesses et mettre des enfants au monde : “J’ay recu d’estienne pra, fermier de mon domaine Borjas situé à St Just en Chevalet la somme de cinquante livres, qu’il doibt en reste du terme de ladite ferme eschue à Pasques de l’année dernière 1703, de laquelle somme de cinquante livres se quitte ledit pra, sans préjudice des termes eschus et à eschoir. fait audit St Just le 6e may 1704 - signé : Gaulne".
Les quittances se succèdent
En 1708, nouvelle quittance, toujours pour le même domaine, cette fois pour la somme de quatre-vingts livres, remise à estienne pra, fermier de mon domaine Borjas, à bon compte de ce qu’il dit, tan de la précédente ferme que de la ferme courante. Les quittances sont toujours établies en may, le 6e ou 7 jour du mois. Comment estienne a-t-il fait les années suivantes, après la catastrophe climatique de 1709, pour payer les échéances ? On sait que le fermage continue, car il est repris plus tard par son fils Mathieu, notre ancêtre.
Le propriétaire Gaulne appartient à une famille de notables, car on relève dès 1632 un "noble Gaspard Gaulne", capitaine ; en 1677 un Jean Gaulne, élu en l’élection de Roanne, accompagné pour sa sépulture d’un célèbre “convoy”… et spécialement par Monsieur Jean Guy Gaulne, son fils et successeur en son office. En fait cette famille a acheté à la seigneurie d’Urfé le droit de gérer les terres pour son compte. C’était pratique courante chez les notables : une façon d’augmenter leurs revenus et de pouvoir mieux se nourrir pendant les disettes.
Prêter, quand c’est possible
Estienne tient d’autres terres en fermage
Nous apprenons, en effet, par un texte du 10 novembre 1715 qu’estienne cultive d’autres terres en fermage, appartenant cette fois à un antoine pra oblette et son gendre jean paire, terres dépendant toujours de la seigneurie de St-Just-en-Chevalet. Cet antoine pra oblette est peut-être un cousin issu de la descendance de son grand-père anthoine avec sa deuxième épouse, thomine de combres. Il est laboureur sur la paroisse de Chérié, mais il a des terres sur St Just qu’il loue. Ce texte, qui se présente comme une quittance, passée par un certain Christophe Carton, “ lieutenant civil et criminel de Cervière”, au profit d’antoine pra et jean paire son gendre et estienne pra borjas, nous apprend beaucoup sur les difficultés rencontrées par les paysans de cette époque, mais aussi sur mon ancêtre estienne.
De quoi s’agit-il ?
C’est grâce à un jeune normalien, Jean-Marc Moriceau agrégé d’histoire, avec lequel j’ai travaillé dans les années 1977-1980 sur l’histoire d’Athis Mons [2], que j’ai eu quelques éclairages sur le texte. Je venais de recueillir tous ces documents et j’avais dès ce moment commencé à les regarder dans le désordre et à les déchiffrer. Il s’agit d’un transfert de créance ; ne connaissant pas encore le contexte social et économique de l’époque, j’avais du mal à interpréter.
• le créancier originel : Le lieutenant civil et criminel en 17l5 de la Chatellenie de Cervières (ville fortifiée moyennageuse, située entre Noirétable et St Just), un certain Christophe Carton.
Il avait droit de jouir de la terre et seigneurie de St-Just-en-Chevalet pour les années 1693-1697, c’est-à-dire qu’il était receveur des cens et servis, en lieu et place du seigneur (il avait loué à ferme pour cinq ans la perception des droits seigneuriaux sur les paysans tenanciers). C’était pratique courante à l’époque. C’est à ce titre qu’il percevait chaque année les cens en argent, impôt assez léger, recognitif de la propriété éminente du seigneur sur toutes les tenures de sa seigneurie. Or après “le tems si extravagant et si dangereux” des années 1693-97 (pour reprendre une expression citée par Marcel Lachiver [3]), le grand hiver de 1709… et la cascade d’impôts dus aux guerres incessantes du roi soleil, les paysans étaient exangues. Ils n’avaient plus payé leurs droits seigneuriaux, jusqu’à ce que la justice (ici une sentence de 1713) vienne les leur réclamer, à la demande des seigneurs et de leurs fermiers-généraux, alors qu’ils espéraient y échapper compte tenu des circonstances. Christophe Carton veut sans doute régulariser la situation avant son départ, car nous apprenons qu’il n’est plus fermier receveur de la seigneurie en 1715. Ces charges étaient en effet achetées et pouvaient changer de mains.
• les débiteurs :
Il s’agit d’antoine pra et jean paire, son gendre, tous deux laboureurs du village Mezire, paroisse de Chérier. Comme d’autres, ils ont pris des fermes en tenure, peut-être à la suite de leurs ancêtres, qu’ils ont le droit de louer à leur tour. Mais ils sont devenus insolvables depuis les années 1693-97 et ne peuvent plus payer l’impôt annuel dû au seigneur. Ils sont donc condamnés par sentence de justice du 7 septembre 1713 pour les cinq années de crise et d’après crise. Les voilà donc obligés deux ans plus tard (la justice est lente) de faire face à leurs obligations et, pour ce faire, ils s’en remettent à un nouveau créancier.
• le nouveau créancier : estienne pra borjat
C’est donc mon ancêtre. Il est laboureur à Roche des terres de son beau-père, et en même temps, comme nous l’avons indiqué, fermier d’un notable, le sieur Gaulne, pour des terres à Borjat, lieu où finalement il s’est installé, puisqu’on le nomme maintenant “estienne pra borjat”. Mais il a également sous-loué des terres appartenant à antoine pra oblette et jean paire – nous l’apprenons par ce document - des terres dont ces derniers avaient peut-être repris le bail à la mort de leurs parents ; elles sont maintenant situées trop loin pour qu’ils puissent les cultiver eux-mêmes. Simple supposition, car je ne sais pas où elles sont localisées, n’ayant pas le bail.
Estienne apparaît plus à l’aise que ses propriétaires
En effet :
1) Il paie au sieur Carton pour le compte d’antoine et jean paire :
• la somme de 14 livres correspondant aux cens à lui dûs pour la période de 1693 à 1697
• la somme de 30 livres due pour le restant, “cens, service, frais et interest” pour la période de 1697 à 1715.
Le sieur Carton en donne quittance à estienne, il déclare en effet qu’antoine et jean paire :
“ ont été condamnés par sentence rendue audit St Just… le septième septembre mil sept cent treize, icelle susditte somme de 30 livres, payée néanmoins des propres mains et deniers d’estienne pra borjat, de laditte paroisse de St Just, fermier des biens desdits pra et paire, au moyen duquel paiement et de celluy de la somme de quatorze livres, ci devant payée par ledit estienne pra, audit sieur Carton, pour raison des susdits cens et services, frais, intérêts et dépens adjugés par laditte sentence susdattée). ledit sieur Carton les tient quitte desdits cens et de tout le contenu en icelle sentence, en principal, intérêts et dépens ; et, à cet effet, a remis icelle susditte sentence audit estienne pras, pour demeurer subrogé comme il le subroge en ses droits et hypothèques, du consentement desdits pra et paire, jusqu’à son remboursement effectif “ [4].
2) Par ailleurs dans le même acte, estienne reçoit une reconnaissance de dette par antoine et jean paire pour une avance de 94 livres‘”en argent et en denrées” qu’il vient de leur consentir et “reconnaissant iceux pras et paire, tous d’eux ensemble, un chacun d’eux seul et pour le tout, sans division ni discussion, sollidairement, que ledit estienne pra leur a fourni et advancé en argent, denrées ou autrement la somme de quatre ving quatorze livres, laquelle ils consentent pareillement qu’il retienne par ses mains, sur le prix de la susdite ferme”.
Le même acte contient donc à la fois le paiement au sieur Carton, mais aussi l’avance consentie à antoine et jean Paire et les conditions de son remboursement par ces derniers ; c’est sans doute pour économiser des frais de notaire, puisque l’acte est passé : au bourgt dudit St Just, après midy le dix novembre mil sept cent quinze, maison dudit sieur claude paire, en présence de sieur Jean Charrié, huissier audit St Just, sieur François Lamurette, pratricien dudit St Just, témoins qui ont signé avec ledit sieur Carton et non les autres parties qui ont déclaré ne scavoir signé, de ce enquis et sommé .. ainsy signé Carton, Lamurette, Charrié et Jullien , notaire royal.
Dispositions pour le remboursement de la créance
Au total, estienne est créancier de 138 livres. C’est une belle somme [5]. Pour se rembourser, il retiendra ce montant, comme il est convenu dans l’acte, sur le fermage qu’il devrait payer à antoine et jean paire pour les années qui lui restent à courir avant la fin du bail, soit de 1716 à la Saint Michel 1717, qui se situe après les récoltes, le 29 septembre. Si le fermage est insuffisant jusque-là pour valoir les cent trente-huit livres qu’il a prêtées, il pourra garder la ferme après 1717, jusqu’à ce qu’il soit complètement remboursé.
En fait, c’est ce qui se produit. La dette n’est compensée qu’en 1720, trois ans plus tard. Estienne étant mort en 1718, c’est son fils mathieu, qui figure dans l’acte. L’affaire se termine sans problème et sans contentieux, ce qui confirme que les parties sont en parenté. Par ces temps difficiles, on se serre les coudes au sein de la famille élargie. J’ai la quittance qui a été remise au fils mathieu le 15 septembre 1720, toujours devant Maître Julien “quitte ledit pra et les siens et luy paye quittance generalle et finalle du prix desdites dix années, sans qu’il en soit enquitte en façon quelconqu, en présence de jean poncet, laboureur, buisson, denis oblette, tous habitants de la paroisse dudit St Just, témoins requis qui ont signé et non les parties quy ont déclaré ne scavoir signer, de ce enquis et sommés. ainsi signé denis oblette, poncet et Jullien, notaire royal”.
La seigneurie de St –Just-en-Chevalet
Pour ces deux fermages, il est question de la seigneurie de St Just-en-Chevalet
Elle appartenait à l’origine aux Ducs de Bourbon. En 1507, le connétable, pressé d’argent, vend la souveraineté de St Just, moyennant 15000 livres tournoi à Pierre d’Urfé, grand écuyer de France, seigneur d’Urfé, qui installa dans le bourg la justice du comté. La famille transmit la seigneurie à ses descendants. Elle resta dans leur Maison jusqu’en 1764. A cette époque, eut lieu la saisie-arrêt de leurs terres et seigneuries, en la province de Forez à la demande de créanciers. Toutefois les terres ne furent adjugées qu’en 1776 à M de Simiane ; elles passèrent ensuite à la Famille de Meaux, dont le premier seigneur, Durand Antoine, était écuyer, conseiller du roi, lieutenant général au baillage et sénéchaussée de Forez, dont les lettres à terrier furent enregistrées au Parlement en 1785.
Le château fort, siège de la Seigneurie, construit sur les débris de l’ancien prieuré, était situé à St Just même. Il a été démoli un peu avant la Révolution par le successeur des Urfé, qui a construit une grande propriété sur les bases anciennes, que possédait toujours en 1977 le Baron de Meaux.
L’étendue de la seigneurie correspondait à peu près aux limites de l’ancienne paroisse (la Tuillière compris).
Propos recueillis auprès de l’Abbé Canard en 1977 et dans l’ouvrage : “le Canton de St-Just-en-Chevalet de l’abbé J. Prajoux” (1893, réédité en 2001).
La fin d’un couple et du règne de Louis XIV
Estienne et claudine s’en vont, peu de temps avant la conclusion définitive de cette affaire, quelques années avant que s’éteigne lui aussi “le Roi Soleil” (mort le 1er septembre 1715, à soixante-douze ans). Je me demande s’ils avaient entendu parler des splendeurs de son règne, de la construction de Versailles, de ses amours… quelle opinion avaient-ils de ce monarque, qui était leur contemporain ? Partageaient-ils le sentiment exprimé un peu plus tard par le curé de St Sulpice près de Blois, au moment de la mort du roi : "Louis XIV, roi de France et de Navarre, est mort le 1er septembre dudit an, peu regretté de tout son royaume, à cause des sommes exorbitantes et des impôts si considérables qu’il a levés sur ses sujets ... il a été si absolu pendant sa vie qu’il a passé par-dessus toutes les lois pour faire sa volonté ..." Triste oraison funèbre ! [6].
Estienne est donc mort le 1er août 1719, à une époque où il avait, semble-t-il, apuré les dettes contractées à l’égard de Gaulne (ou son successeur) et après avoir consolidé son domaine. Son épouse lui survivra un an exactement, car elle s’en va à son tour le 5 septembre 1720. Ils sont morts tous les deux autour de la soixantaine, ce qui est un âge normal à l’époque. Ils n’ont connu que les tout débuts du règne de Louis XV.
Estienne et claudine ont traversé la peste, eux aussi, au temps de leur enfance et, en plein âge adulte, les disettes liées aux désordres du climat, dont j’ai longuement parlé dans les épisodes précédents : “Pour l’homme des champs pendant ces années, (vivre) c’est rencontrer la mort" nous dit Arthur Conte, auteur du livre "les paysans de France de l’an 1000 à l’an 2000", déjà cité ! [7].
Bien que nous n’ayons pas retrouvé de testament, pas plus que pour ceux qui l’ont précédé, il est possible qu’estienne ait rédigé le sien.... pour assurer la transmission du patrimoine, qu’envers et contre tout, il avait essayé de constituer ; mais aussi pour prendre toutes dispositions utiles au salut de son âme, comme il était coutume si l’on avait un peu de biens : messes, dons et legs divers [8].
En fait, son legs, même s’il ne s’est pas traduit dans un vieux parchemin venu jusqu’à nous, c’est surtout ce qu’il laisse à ses enfants : par son dynamisme, malgré un contexte très défavorable, il a permis aux siens d’augmenter la surface des terres à cultiver ; c’est lui, notamment, qui creuse le premier sillon à Borjas, où nos ancêtres prendront racine pendant quatre générations, jusqu’à posséder au début du 18e siècle le beau domaine dont j’ai parlé à propos d’Antoine et de Claudine Coudour… un domaine qui est resté chez l’un des descendants jusqu’à aujourd’hui.
Estienne, soutenu par sa parentèle et notamment l’apport de son beau-père au moment du mariage, s’est battu tout au long de sa vie, sans ménager sa peine. En dehors des événements particuliers du siècle, il a vécu aussi comme tous les siens les autres peurs des hommes de son temps et de son milieu, caractérisé par la forêt, les loups, les maladies et la mort.
Les loups et les maladies
Un village bien nommé : Montloux
La faim n’était nullement le privilège des hommes. Il arrivait que, poussées par la famine, quelques pauvres bêtes s’aventurent trop près des maisons, d’autant plus que les hameaux de nos ancêtres étaient environnés de forêts. A ces hauteurs, c’était le domaine des loups [9] et le village "Montloux" (Montelupo dans les textes latins), tout proche de ceux de nos ancêtres - est sans doute bien nommé. Les récits que nous connaissons sont rapportés par la presse du XIXe siècle, mais les loups étaient là depuis toujours et ils ont subsisté jusqu’à une époque récente. Un homme, né au début du 20e siècle au village des Pras, nous a raconté qu’il avait passé son enfance dans la peur du loup ! On craint aujourd’hui qu’il revienne, du fait de l’abandon depuis une dizaine d’années de fermes isolées. Les anciens s’inquiètent et se souviennent que leurs pères avaient soin de maintenir les bois à distance pour se protéger !
Il est curieux de noter que les habitants de St Just pendant longtemps ont été surnommés par la population environnante les loups. Comment l’interpréter ?
La peur du loup [10]
Il n’en avait pas toujours été ainsi de la peur des loups. Avant le Moyen-Age, le loup était source de force et de fécondité (on se rappelle aux temps des Romains, la légende de Romulus et Rémus). La peur du loup date en fait de l’ère chrétienne, “qui oppose la pureté du blanc à la noirceur de la nuit et aux maléfices”.
Les loups attaquaient rarement l’homme ; pourtant les primes substantielles que les communautés rurales offraient pour chaque peau ou chaque tête (avec un supplément si le chasseur pouvait prouver qu’il s’agissait d’une femelle) démontrent qu’il y avait là autre chose. A travers le loup, c’est la peur de la nuit, les empreintes fraîches des pattes dans la neige, le hurlement à peine deviné dans le lointain, le sommeil agité des enfants, le mari qui tarde à rentrer, le diable, car les yeux du loup sont rouges dans l’obscurité, on disait qu’ils lançaient des flammes ! Sans doute est-il difficile d’imaginer cette époque, avec la pénombre aux abords des maisons qu’aucune lumière électrique ne venait dissiper, le noir total au milieu de la forêt, le silence absolu, le froid mordant, la solitude dès qu’on s’éloignait des villages. Comme le montrent si bien les légendes, le loup était perçu en fait comme une métaphore de la mort.
Les “meneurs de loup” et autres histoires de la région
La tradition, entre autres histoires, raconte qu’un pauvre tailleur d’habits, un soir d’hiver, s’étant trop attardé au couvent de l’hermitage de la Madeleine (au-dessus de "nos" villages) et descendant par bonds à travers la forêt, chuta maladroitement dans un piège caché dans les branchages. Pendant la longue nuit glaciale, il n’eut pour compagnon qu’un loup. Le malheureux dut son salut aux grands ciseaux qu’il portait toujours à la ceinture et qu’il fit cliqueter toute la nuit pour effrayer l’animal, en attendant le passage du premier pèlerin qui le délivrerait.
On disait que les loups étaient conduits par des "meneurs de loups", sortes de sorciers qui les guidaient dans leurs entreprises malfaisantes… jeu dangereux, car les bêtes se révoltaient souvent contre leur chef. Mais à St Just, on répétait volontiers qu’il était moins dangereux d’être meneur de loups que meneur de mariage, car les époux qui ne s’entendaient pas entre eux se retournaient contre celui qui leur avait appris à se connaître et ils étaient alors, dit-on, plus terribles que les fauves.
Louis et Alice Taverne [11] ont retrouvé auprès des anciens la légende d’un meneur de loups. C’était un bouvier de village, qui en avait parlé à la veille de sa mort. "En son jeune temps revenant un soir de Saint Rirand par le chemin de la Charmette, il sentit soudainement comme un souffle chaud sur ses talons. Se retournant, il vit dans la demi-obscurité une meute de chiens qui s’arrêtèrent en montrant des dents. Des chiens ? des loups, oui ! une ombre plus haute s’avança et le jeune bouvier reconnut le Grand Bon des Servajeans - si te dis quéque chouse, li lu te mingeron - Cela se murmurait en effet que le Grand Bon menait les loups. Un jour une personne étant chez lui vit arriver la redoutable meute - n’ayez pas peur, ils vont s’en aller - Et le Grand Bon décrocha une tourte du râtelier, en jeta un morceau à chaque animal, puis tous disparurent. Avant de mourir, le Grand Bon dit à sa femme - si les loups viennent, donne leur à chacun une tourte de pain - Il en vint deux qui furent ainsi servis”.
Tout ceci prouve bien, s’il en était besoin, que les loups n’attaquaient l’homme que s’ils étaient affamés, et le plus souvent des enfants ou des adultes affaiblis ; ou alors, s’ils étaient enragés, comme il est relaté à plusieurs reprises dans la presse du 19e siècle. Les plus dangereux étaient des loups solitaires, qui vivaient hors de la horde
Un hommage aux loups
Avant de quitter les loups des Monts de la Madeleine, on peut citer l’hommage que leur a rendu Camille Gandilhon Gendarme, poète auvergnat [12]
La peur des maladies [13]
Outre la crainte de la famine, de la violence, des loups… il y avait aussi celle des maladies. Les unes, soudaines et mortelles, se répandaient inexplicablement, comme les terribles épidémies, celles de la peste en particulier, si fréquentes tout au long de ce 17è siècle. Mais on connaissait aussi, pendant les famines, d’autres maladies redoutables, telles la dysenterie, la typhoïde... La sous-alimentation rendait de toute façon tout le monde vulnérable, scorbut, grippes, pneumonies, même si on ne les nommait pas.… On parlait de maladies, liées au chaud et à l’humide, qui se propageaient par la corruption de l’air ; on ne pouvait que brûler les meubles de la maison touchée et isoler le malade ; les médicaments utilisés, les préparations "odiférantes" étaient totalement inefficaces, comme la plupart des recettes des rebouteux.
"Quant aux autres maladies, lentes, insidieuses, chroniques, on se résignait comme à la noirceur de la nuit, à la pluie de l’automne ou, quand on avait de la chance, à la vieillesse. Les connaissances médicales et les pratiques thérapeutiques étaient aussi impuissantes à prévenir le mal qu’à le traiter".
Tout le monde, au moins une fois dans sa vie, était atteint par la variole et de fait, c’était le prix à payer, si l’on n’en mourait pas. Tout le monde aussi était édenté très jeune, mais c’était moindre mal. La lèpre heureusement était en train de disparaître (on considère quelle a été éradiquée en France au 18e siècle) ; bien qu’elle ne soit pas très contagieuse, elle avait terrifié les populations pendant de longues années, parce que l’on considérait les malades comme incurables et condamnés à l’isolement. Tout le monde les fuyait
La peur de l’enfer [14]
On était habitué à vivre avec la mort et on avait davantage peur de l’enfer, cette mort éternelle. La crainte du jugement dernier dominait tout. On était obsédé par le "salut". L’idée que la vie véritable commençait aussitôt après la mort, "ce n’était pas une question de foi, nous dit Jean Mathieu, mais une vision du monde qui s’imposait à tous". Rien n’était plus terrifiant que la perspective d’une disparition brutale. Une prière était souvent prononcée : "d’une mort subite et imprévue, délivrez-nous seigneur".
Épilogue
Après les espérances soulevées par les premières années du règne de Louis XIV, estienne et les siens ont connu la grande misère qui a suivi et que nous avons longuement évoquée. Louis XIV est mort, comme nous savons, en 1715. Cette année-là, le louis d’or vaut la moitié de ce qu’il valait en 1686, c’est tout dire ! La disette est endémique depuis 1675 et ne quitte pratiquement plus le pays de 1698 à 1715. Pour les populations, non seulement il a fallu subir les famines liées aux catastrophes climatiques, mais aussi une augmentation spectaculaire de la fiscalité due aux guerres incessantes, qui a pressuré la population. On considère, dans la deuxième partie du règne de Louis XIV, que l’impôt absorbe le tiers du revenu des bonnes terres et les quatre septièmes de celui des terres médiocres ! Sans compter qu’il faut supporter le monde des soldats : "on a peine aujourd’hui à imaginer ce que représentait le logement des gens de guerre et quelle crainte mêlée de haine pouvait éprouver le villageois devant le cantonnement des compagnies de fantassins et de cavaliers. Le soldat recevait le lit et le couvert, mais le plus souvent il exigeait aussi quelque argent, lutinait la femme ou la fille du logis, bousculait l’hôte. Redoutée en temps de paix, la soldatesque l’était plus encore en périodes d’opérations" [15].
Devant tant d’épreuves, je pense que claudine et estienne sont restés toute la vie très solidaires de leur fratrie, dont plusieurs des membres sont parrains ou marraines de leurs enfants. Il était d’autant plus vital, dans les temps de malheur, que chacun puisse s’appuyer sur la solidarité familiale et celle du groupe. Mais ils n’ont pas hésité à prendre de nouvelles terres à cultiver, quels qu’en soient le surcroît de travail et les soucis. Les exploitations familiales étaient trop petites pour assurer normalement la subsistance du groupe familial et beaucoup de paysans – trop chargés d’enfants par ailleurs - sont morts aussi de faim. Il n’y a pas à s’étonner, si depuis un siècle la population totale du royaume est passée de vingt millions à douze millions d’âmes [16].
Malgré cet état de fait, il semble que la situation de “notre” estienne se soit améliorée par rapport à celle qu’ont connue ses parents. Orphelin de bonne heure comme son père just, il a eu la chance comme lui d’être recueilli par la famille proche, mais surtout de faire un bon mariage, puisqu’il épouse une fille unique et peut reprendre la ferme du beau-père. S’il connaît des difficultés pour payer ses annuités de redevances dans les années qui suivent la crise de 1693, il se rétablit, puisqu’il rembourse les arrérages de retard à partir de 1702. En 1715, peu de temps avant de mourir il est vrai, il peut même prêter de l’argent aux pra oblette de Mezire, propriétaires pourtant d’une terre dont il n’est que simple fermier.
Cependant, comme toute la société paysanne de son temps, il n’a pas connu de progrès agricoles. On laboure toujours dans la région à l’aire de bois, tirée par des bœufs. On manque de bétail, donc de fumier. Comme chaque graine donne peu, on sème serré, ce qui tend à étouffer les pousses. La moisson se fait toujours à la faucille. Si on cultive le seigle, on n’a pas encore introduit ici, comme dans d’autres régions, la pomme de terre. Ajoutez à cela, des hivers et des printemps froids, avec des neiges tardives, des étés pourris, on comprend l’acharnement du paysan, sa vie rude, qui fait dire à la Bruyère dans son traité de caractère de 1688 : "l’on voit certains animaux farouches, des mâles et des femelles, répandus dans la campagne, noirs, livides et tout brûlés de soleil, attachés à la terre qu’ils fouillent et qu’ils remuent avec une opiniâtreté indicible ... " Ce texte montre combien le paysan est considéré comme un être à part, besogneux et méprisé. Il est question "d’animaux". La crise du monde rural est en fait aussi sociale. "De tout temps, la mentalité de l’Ancien Régime a privilégié les valeurs nobiliaires, celle d’une hiérarchie nobiliaire où les plus hauts rangs donnent le droit de vivre dans l’inactivité du produit du travail des autres, où le travail manuel est méprisé comme signe de la dépendance. Le ralliement massif des notables citadins enrichis par les marchandises mais désireux de l’oublier au plus vite pour se fondre dans le groupe dirigeant a accentué cette mentalité élitiste tout au long de la période. De plus en plus, le paysan est méprisé pour sa rudesse, son ignorance, sa crédulité,, sa fourberie, sa brutalité ..." [17].
Comment estienne et claudine ressentent-ils ce mépris ? Toute leur "faim de terres" est orientée vers l’amélioration de la subsistance, mais aussi à n’en pas douter vers une amélioration de leur statut social. De quoi rêvent-ils pour leurs enfants ? Sont-ils même conscients du dédain du monde citadin à leur égard ? Ils sont sans doute, comme l’ensemble de la paysannerie, dont les quelques révoltes ont échoué, respectueux de l’ordre établi, confortés par les discours des curés qui prêchent l’obéissance et la patience. Ils sont protégés aussi je pense par leur univers villageois, à l’écart des grandes villes. Possédant un peu de bien en propre, ayant pu agrandir leur domaine, malgré la situation générale, estienne et claudine se sentent sans doute privilégiés, par rapport à ceux qui n’ont que leurs bras à louer, et peut-être aussi, sont-ils fiers ?
En tout état de cause, dans le monde paysan, personne ne se sent isolé face à l’adversité. Les villages - ou plutôt les hameaux de l’environnement - constituent une société en réduction, où chacun dès l’enfance connaît tout le monde, cousine avec bon nombre et sait parfaitement la place que chaque lignage tient dans la vie du groupe et sur qui il peut compter. C’est un petit monde clos, a priori hostile aux étrangers, qui assure protection et soutien dans les moments difficiles, mais aussi occasion de veillées, de fêtes et de réjouissances. Ainsi malgré cette vie rude, on pouvait encore trouver l’humour de mettre ses malheurs en chanson.
Pour lire la suite : Une famille à découvrir : Mes ancêtres Roche.