Que deviendront-ils ?
Des Français, des Citoyens français ?
ou
Resteront-ils des étrangers ?
2e partie : 1793 - 1794
La Convention
La Convention, succédant à l’Assemblée Nationale Constituante, continue la politique entreprise par cette dernière et applique les mesures décrétées précédemment, en particulier la loi du 25 avril 1792. Et ainsi, dès son installation et malgré les réserves émises par des députés, elle décerne « le titre de citoyen Français » à plusieurs grands intellectuels étrangers, entre autres Thomas Payne, Jérémie Bentham, Georges Washington, Jean Hamilton, Heinrich Klopstock, …… mesure symbolique du perpétuel désir d’universalisme de la Révolution.
Cependant, le 5 Nivôse An 2 (25 décembre 1793), face aux critiques suscitées par une telle décision, cette assemblée décide « par mesure révolutionnaire et de salut public » article 1 que « tous individus nés en pays étrangers sont exclus du droit de représenter le peuple français », et article 2 que « les citoyens nés en pays étrangers qui sont actuellement membres de la Convention nationale ne pourront à compter de ce jour, participer à aucune de ses décisions » [1]. Ainsi, les étrangers concernés par cette décision demeurent certes citoyens, mais à cause de leur origine, ils ne peuvent plus être représentants du peuple français, si jamais ils en avaient eu l’intention.
Les déserteurs étrangers, citoyens français :
Cependant, une catégorie d’étrangers va grandement bénéficier de la générosité des différentes assemblées : les combattants ennemis qui fuyaient les champs de bataille. Car, les différentes lois, en particulier celle du 25 avril 1792, permettaient à ces déserteurs de devenir très rapidement citoyens français : l’attribution de la cocarde et le serment civique leur donnant accès à la citoyenneté française. Une condition restait cependant en vigueur : l’obligation de fixer leur domicile en France. Mais au vu de leur situation, que pouvaient-ils faire d’autre ?
Ce processus d’acquisition de la citoyenneté française par les déserteurs étrangers fut immédiatement appliqué dans les départements où ils arrivaient en grand nombre.
Dès le 14 septembre 1792, c’est-à-dire environ trois semaines après la publication de la loi et une semaine avant la bataille de Valmy, comparaissait devant le Conseil général du district de Châlons dans la Marne un premier déserteur étranger, Charles de Kentel pour y prêter le serment civique.
Ce premier procès-verbal est encore tout imprégné de l’idéalisme et de l’enthousiasme révolutionnaires qui a procédé à la rédaction de la loi du 3 août 1793. Charles de Kentel était probablement le premier déserteur étranger arrivant précipitamment à Châlons. Son éloignement des zones de combat dut être si rapide qu’on n’avait pas encore eu le temps de lui remettre la cocarde aux trois couleurs.
Le « Registre contenant les déclarations des sous-officiers et soldats des armées ennemies qui ont abandonné leurs drapeaux pour venir se ranger sous ceux des français » du district de Châlons décrit avec beaucoup de minutie le déroulement de cette cérémonie :
« Est comparu Charles de Kentel, natif de Hanau, Principauté de Wÿrzbourg en Franconie, assisté des Sieurs Silbermann, canonnier du premier Régiment et Winkel, chasseur de la première Compagnie des quatre nations de Paris, lesquels ont offert de servir d’interprettes audit Charles de Kentel.
Lesquels dits Sieurs interprettes nous ont rapporté que ledit Charles Kentel voulant profiter du bénéfice de la loi du 3 août 1792 relative aux sous-officiers et soldats des armées ennemies qui abandonneraient leurs drapeaux pour venir se ranger sous ceux des français, il se présentait au Conseil du District pour y déclarer qu’il désirait vivre sur la terre de la Liberté et de l’Égalité, en signe de quoi il a accepté une cocarde aux trois couleurs.
Ont déclaré en outre que ledit Charles de Kentel, voulait se retirer à Paris pour y travailler de son état lattier ou de servir la nation à la première réquisition.
Et à l’instant ledit Sieur Charles Kentel ayant été requis par la voye desdits Sieurs Interprettes de prêter le serment civique qui est d’être fidèle à la nation française, de maintenir de tout son pouvoir la liberté et l’égalité ou de mourir en les défendant. Ledit Kentel après avoir levé la main, lesdits interprettes nous ont rapporté qu’il avait prêté ledit serment, en conséquence, il a été admis en qualité de Citoyen français et il lui a été délivré un mandat de la somme de cinquante livres pour sa gratification accordée par l’article de ladite loi lui réservant de se faire expédier à Paris la pension accordée par l’art. 2 et a ledit Charles Kentel ainsi que les interprettes signé avec nous.
Cejourd’hui 14 septembre 1792, l’an 4e de la Liberté et le 1er de l’Égalité. »
Les motivations, réelles ou imposées, mises en avant par Charles de Kentel pour abandonner les armées ennemies étaient son désir de « vivre sur la terre de la liberté et de l’Égalité », symbolisé par l’acceptation de la « cocarde aux trois couleurs », ce qui l’autorisait à prêter le serment civique. Ainsi, cocarde tricolore et citoyenneté se trouvaient intimement liées, mais impliquaient de la part du nouveau citoyen français des devoirs : « être fidèle à la nation française, (…) maintenir de tout son pouvoir la liberté et l’égalité ou de mourir en les défendant » et le cas échéant « servir la nation à la première réquisition », ce qui correspond à la conscription auquel étaient soumis les Français.
Mais, ce serment avait une double implication, à la limite, contradictoire : « il a été admis en qualité de Citoyen français et il lui a été délivré un mandat de la somme de cinquante livres pour sa gratification », comme si les deux allaient de pair : La volonté de vivre dans le pays de la liberté et de l’égalité était récompensée par cette gratification, au point que l’on peut se poser la question : Quelle était la véritable motivation du nouveau citoyen français, outre le désir de fuir les combats qui, lui, était prédominant ? Je pense, qu’au début du moins, cette gratification eut un effet d’aubaine. Peut-être que par la suite, avec le bouche à oreille, elle facilita ce passage d’un camp dans l’autre !
La liberté que Charles Kentel découvrait, était encore très grande, car il lui était même permis de « se retirer à Paris pour y travailler ». Comme nous le verrons par la suite, cette possibilité deviendra très rapidement théorique.
Nous pouvons imaginer que cette admission en qualité de citoyen français fut improvisée à partir du seul texte de la loi, sans aucun recul ni préparation. Car, dès la seconde comparution, le 18 septembre 1792, soit 4 jours plus tard, le compte-rendu établi était moins emprunt du pathos et de l’enthousiasme révolutionnaires, mais plus administratif et factuel. Tous les rapports suivants se firent selon le même schéma.
La comparution devant le Conseil général avait désormais lieu en deux temps.
D’abord, la présentation devant le Conseil Général de la commune où se trouvait le déserteur étranger, ici Châlons :
« Cejourd’hui, dix-huitième jour de septembre 1792, l’an 1er de l’Égalité, est comparu par devant nous, maire et officiers municipaux de la commune de Châlons, département de la Marne, un Particulier, qui assisté d’un Sieur Dominique Jeannin, sergent des Volontaires de la Section de Montmartre à Paris pour lui servir d’interprète, ledit Sieur Jeannin admis préalablement au serment de bien et fidèlement rendre sa déclaration, a déclaré s’appeler Joseph Rouly, natif de St-Jezelevy, province de Prague en Bohême, être âgé de de 31 ans, taille de 5 pieds deux pouces environ, cheveux et sourcils châtains clairs, yeux roux, nez petit et relevé, bouche moyenne, yeux gris, visage plein, être déserteur du Régiment Hoeulohé (Hohenlohe), dans l’armée du prince Brunswick où il servait comme soldat, lequel nous a requis par l’organe de son interprète de l’admettre au serment prescrit par la loi du 3 août et après avoir prononcé la formule, il a répété le mot : Je le jure ; de tout, quoi nous lui avons donné acte et a signé …. »
A cette première comparution, qui faisait d’un déserteur étranger un citoyen français une fois le serment : « Je le jure » prononcé, succédait immédiatement celle devant le Conseil Général du district qui entérinait les décisions prises, les deux comparutions simultanées ayant lieu dans la même salle, les membres des deux Conseils, devant être réunis derrière la même table, car le compte-rendu de l’ensemble était rédigé en une seule fois par la même personne, membre du Conseil Général du District :
« Le Conseil Général du District, vu la déclaration et le procès-verbal cy-dessus, a reconnu et admis ledit Joseph Rouly en qualité de Citoyen Français.
Lui a accordé en outre un mandat de la somme de 50 livres pour la gratification accordée par la loi du 3 août 1792, art. 3, lui réservant de se faire expédier un brevet de pension conformément à l’art. 2 de ladite loi à Béfort (Belfort ?) où il a déclaré vouloir se rendre pour y travailler de son état de maçon ou servir sous les Drapeaux de la Nation.
Au Conseil du district, le 18 septembre l’An 4 de la Liberté et le 1er de l’Égalité. »
Ce processus sera appliqué durant tout le temps qu’auront lieu ces prestations de serment, soit pour le District de Châlons, du 14 septembre 1792 au 10 octobre 1793, jour de la création du Gouvernement Révolutionnaire [2], pour un total de 29 déserteurs.
Cependant, si cette comparution devant les deux Conseils Généraux se déroulait toujours de manière identique, les comptes rendus se firent de plus-en-plus succincts, allant même jusqu’à accorder la citoyenneté à 5 déserteurs à la fois !
Autre modification notable, si au début, certains étaient libres de s’installer là où ils pensaient pouvoir vivre de leur travail, rapidement, ils n’auront plus comme possibilité de domiciliation que le régiment dans lequel ils auront été incorporés, la gratification et la pension leur étant versées là-bas !
Mais, cette prime à la désertion ne tardera pas à être dénoncée par certains députés de la Convention qui s’opposaient à cette prodigalité : « Quand ils sont habillés, équipés, souvent montés, ils désertent de nouveau après avoir vendu leurs habits, leurs armes et leurs chevaux » [3].
En prêtant le serment civique, les déserteurs étrangers devenaient officiellement citoyens français, au même titre que les Français d’origine et théoriquement avec les mêmes droits, et en particulier les mêmes droits politiques. Théoriquement, car dès le 9 novembre 1791, un projet de décret qui resta probablement à l’état de projet prévoyait que « les soldats étrangers jouissent des droits de citoyens actifs aussitôt leur entrée en France, en prêtant le serment constitutionnel, et ils recevront en outre une prime proportionnée à la priorité de leur réunion aux drapeaux français » [4]. En pratique, il semblerait qu’ils n’en feront pas usage, volontairement, par ignorance ou par opposition des autorités dont ils dépendaient ? Plus concrètement, le droit de vote étant assujetti à l’obligation d’un an de résidence dans le canton où l’on vote, leur statut de soldat les mettait de fait dans l’impossibilité d’en disposer si ce projet vit le jour.
La date de clôture du Registre de Châlons, le 10 octobre 1793, correspond à la fin de reconnaissance des combattants ennemis ayant déserté comme « Déserteurs étrangers à Valmy », les lois du 12 Frimaire An 2 (2 décembre 1793) et 2 Nivôse An 2 (22 décembre 1793) y mettant officiellement un terme.
« Aucun déserteur étranger ne sera plus admis à servir dans les armées de la République » ce qui impliquait que les « avantages accordés aux officiers, sous-officiers et soldats des troupes étrangères, sont rapportés et considérés comme non avenus ». Ainsi, outre la perte des avantages matériels, les combattants déserteurs ne pouvaient plus se faire reconnaître comme citoyens français, même si tel était leur souhait. A partir de cette date, ils devenaient officiellement des Prisonniers de Guerre et allaient croupir dans les dépôts des différentes communes dans l’attente d’une quelconque libération.
Au vu du nombre officiel de déserteurs qui se retrouveront dans les communes sur l’ensemble du territoire français, nous pouvons considérer que le nombre de 29 déserteurs présentés dans le district de Châlons semble dérisoire d’autant que le registre contenant les procès-verbaux paraît complet. Cependant, il est pratiquement certain que ce type de comparutions avait lieu, pour le moins, dans tous les districts de chaque département impliqués par la progression des troupes ennemies en France en ces années 1792 - 1793.
Premier signe d’un revirement général : le brutal renvoi des déserteurs des armées révolutionnaires est caractéristique du changement d’attitude vis-à-vis de tous les étrangers. Car, les vicissitudes de la guerre provoquent un brusque retournement dans les relations avec les nations désormais ennemies, et par ricochet dans la manière de regarder les étrangers, ceux vivant en France ou hors de France. Ils sont maintenant suspectés d’être hostiles aux idéaux révolutionnaires, surtout s’ils sont issus d’un pays en lutte contre la nation française, ils sont désormais regardés comme traîtres ou espions.
Plusieurs décrets les soumettent à la déclaration obligatoire : d’abord celui du 26 février 1793 : « relatif aux mesures à prendre pour découvrir les émigrés et les étrangers dont la présence peut troubler la tranquillité publique. (…) Tous les citoyens (…) seront tenus de déclarer dans leurs municipalités ou sections, 24 heures après la promulgation de la présente loi, les noms, qualités et domiciles ordinaires des étrangers logés chez eux ou avec eux. (…) (Les déclarations seront) affichées à la porte principale du lieu où se tiennent les séances, soit des municipalités soit des sections, avec invitation à tous les citoyens de dénoncer les omissions et imperfections (…) dans les listes » [5], puis celui du 21 mars 1793 : chaque commune « sera chargée de recevoir (…) les déclarations de tous les étrangers actuellement résidant dans la commune, ou qui pourraient y arriver. Ces déclarations contiendront le nom, âge, profession, lieu de naissance, et moyens d’exister du déclarant. (…) Le tableau en sera affiché. Tout étranger qui aura refusé ou négligé de faire sa déclaration (…) sera tenu de sortir de la commune sous 24 heures et sous 8 jours du territoire de la République. (…) Dans le cas contraire, il lui sera délivré un certificat d’autorisation de résidence ». Certains députés plus radicaux iront même jusqu’à demander « l’expulsion de tous les étrangers du territoire de la République » [6].
Si au début de cette période nouvelle, les étrangers, ceux nés hors de la France, font l’objet de mesures spécifiques, petit à petit, ce terme d’étranger connaitra une telle évolution qu’il englobera finalement tous ceux qui sont considérés comme ennemis de la Révolution qu’ils soient de l’intérieur ou de l’extérieur, qu’ils soient étrangers ou Français d’origine, comme les émigrés, d’où une confusion entre les différentes catégories de personnes, au point qu’il est parfois difficile de déterminer à qui s’adressaient effectivement les mesures prises.
Particulièrement visés, les émigrés, ces « Français qui, de l’étranger, combattent leur patrie » [7].
La Constitution du 24 juin 1793 :
Paradoxalement, c’est dans ce contexte qu’est rédigée une nouvelle Constitution, « la Constitution de 93, ébauche improvisée pour le besoin d’une crise politique » [8], selon Michelet.
Très libérale dans son esprit, dotée d’un droit d’acquisition de la nationalité française encore élargi, elle est discutée à la Convention alors que parallèlement sont prises des mesures de plus en plus autoritaires qui vont permettre la mise en place d’un gouvernement autocratique régnant grâce à la Terreur.
Le rapport lu par le député Lanjuinais devant l’Assemblée, développe la philosophie qui a animé les rédacteurs de cette constitution. A la question : « Qu’est-ce qu’un citoyen français ? », il propose : « Dans l’usage, on applique cette expression à tous ceux qui sont du corps social, c’est-à-dire, qui ne sont ni étrangers ni morts civilement, soit qu’ils aient ou non des droits politiques ; enfin tous ceux qui jouissent de la plénitude des droits civils. (…) Ceux qui sont nés en pays étranger, et qui ne sont pas devenus citoyens, de même que ceux qui ont perdu, par la dégradation civique, l’exercice actuel des droits de citoyens français, n’ont point les droits politiques en France ».
Il y ajoute son intention de supprimer le serment civique : « Inutile à l’égard des citoyens dont la volonté est conforme à la loi, et injuste envers ceux dont la volonté est différente ou contraire. C’est l’action de la force sur l’opinion, sur la conscience, derniers asiles de la liberté (…) Sous la République, les serments ne seront que volontaires ; (…) leur régime, essentiellement inquisitorial et arbitraire a porté la désolation dans bien des familles » [9].
S’inspirant de ses propositions, les conventionnels allèrent encore plus loin que lui quant à l’attribution de la nationalité et de la citoyenneté. Ils voulurent la confusion des deux concepts et déterminèrent que seul, le citoyen français, quelle que soit son origine, soit titulaire des droits politiques avec, cependant, la possibilité d’ôter cette citoyenneté à tout opposant :
D’où dans le chapitre intitulé :
De l’état des citoyens
Article 4. - Tout homme né et domicilié en France, âgé de vingt et un ans accomplis ;
- Tout étranger âgé de vingt et un ans accomplis, qui, domicilié en France depuis une année - Y vit de son travail - Ou acquiert une propriété - Ou épouse une Française - Ou adopte un enfant - Ou nourrit un vieillard ;
- Tout étranger enfin, qui sera jugé par le Corps législatif avoir bien mérité de l’humanité
- Est admis à l’exercice des Droits de citoyen français.
Article 5. – L’exercice des Droits de citoyen se perd (…) - Par la condamnation à des peines infamantes ou afflictives, jusqu’à réhabilitation.
Article 6. - L’exercice des Droits du citoyen est suspendu – Par l’état d’accusation ; - Par un jugement de contumace, tant que le jugement n’est pas anéanti.
Cet article 4 reprend, outre les propositions de Lanjuinais, toute la législation antérieure et en particulier les dispositions de la Constitution du 3 septembre 1791 quant à la naturalisation, mais, il multiplie les possibilités de citoyenneté pour les étrangers, afin d’en faciliter l’obtention, avec la réduction de la résidence en France à un an et la suppression du serment civique.
La qualité de citoyen français disposant des droits politiques s’y rapportant est maintenant conférée automatiquement aux étrangers qui se trouvent dans les conditions requises, en particulier être âgé de 21 ans, apparemment sans nécessité de leur adhésion formelle. De plus, ce droit à la citoyenneté française implique, de fait, le droit à la nationalité, au vu des propositions du député Lanjuinais et ce d’autant que, pour les étrangers nés sur le territoire français, le principe du « jus soli » confère automatiquement la nationalité : d’où le commentaire d’Isidore Alauzet : « Je n’ai pas besoin de faire observer que le domicile, aussi bien que l’âge de 21 ans, est exigé pour exercer les droits de citoyen et non pour être Français » [10].
Pour Patrick Weil, « lorsque la personne remplissait les conditions prévues, elle avait acquis la qualité de Français sans même que son consentement ou sa volonté fût nécessaire » [11] avec comme conséquence immédiate que ces étrangers devenus Français par cette disposition seront enrôlés dans l’armée par les autorités chargées d’organiser la conscription !
A contrario, ce titre de citoyen, si généreusement attribué, peut tout aussi facilement être soit perdu, soit suspendu. Essentiellement, pour tous les Français d’origine domiciliés hors du territoire national. Sont particulièrement visés les émigrés qui ne peuvent prétendre à aucun des droits du citoyen du fait de leur attitude à l’égard la Révolution. Les mesures qui seront bientôt prises contre eux par la Convention aboutiront à ce que Patrick Weil interprète comme une « déchéance de nationalité » « contrepartie symbolique » à la citoyenneté d’honneur accordée par le pouvoir législatif à tout étranger ayant « mérité de l’humanité » [12].
Quant à l’article 6, il sera par la suite appliqué sans aucune retenue par les Comités de Salut public pour suspendre les droits du citoyen à tous ceux qu’ils auront déclarés comme suspects, sans autre forme de procès.
Ainsi, le citoyen français peut être défini au regard de cette constitution comme « le national (…) logiquement républicain, bon patriote, et nécessairement titulaire des droits politiques » [13], « l’homme révolutionnaire » selon Saint-Just.
Devenir Citoyen français en l’An 1793
Si, les articles 5 et 6 de cette constitution permettent la déchéance des droits du citoyen, il y a certes perte de la citoyenneté, mais quand est-il de la nationalité ? Politiquement, il ne fait plus parti de la société française parce qu’il lui est étranger par son comportement, mais comme nous le verrons dans les exemples suivants, il garde sa qualité de Français puisque résidant en France. Ce principe est également applicable aux Français ayant fui la Révolution, les émigrés. Pour les citoyens d’origine étrangère devenus Français, la solution serait différente : expulsés de France, ils reprendraient purement et simplement leur nationalité antérieure.
Cette possibilité de perte de la citoyenneté trouvera son application dans des dispositions d’apparence secondaire, mais qui marque l’empreinte des dirigeants nationaux jusque dans les moindres détails de la vie courante. C’est le sens du décret du 8 août 1793, par exemple, qui concerne le maximum du prix du pain : « Celui qui aura vendu au plus haut prix (…) sera inscrit sur le procès-verbal de la municipalité, comme étranger à la République, et, comme tel, déchu de (ses) droits de citoyen français pendant un an » ou de celui du 9 août 1793 : « Ceux des boulangers qui cesseraient ou suspendraient leurs travaux seront réputés étrangers à la République, et comme tels destitués de leurs droits de citoyen pendant cinq années et punis d’une année de gêne » [14]. Cette menace de suspendre les droits du citoyen ne signifiait pas seulement une mort politique, mais réellement une mise à l’écart du corps social de l’individu concerné comme étranger à celui-ci.
Cette constitution libérale quant à l’obtention de la citoyenneté par les étrangers fut, malgré ses restrictions, considérée par ses opposants comme liberticide, car elle livrait « le pays aux aventuriers », elle apportait « le bouleversement dans les institutions politiques », elle exposait « la France à être envahie par le trop-plein et trop souvent par l’écume des nations voisines » [15]. Malgré tout, certaines mesures subsisteront et inspireront la législation future.
1793 : année de tous les dangers pour la Révolution française
A l’extérieur comme à l’intérieur, les événements néfastes s’amoncelaient au point de remettre en question son existence même.
Conséquence immédiate : alors que citoyenneté et nationalité s’obtenaient simplement avec l’acceptation des idéaux révolutionnaires par l’étranger requérant, un revirement radical va se produire.
L’origine : les « désastres de toute espèce dont la France venait d’être accablée pendant le mois de Juillet ». Les étrangers devenaient responsables des revers militaires sur les différents fronts. La Convention, contrainte de combattre les adversaires politiques de l’extérieur ou de l’intérieur, élaborait une législation de plus en plus contraignante, attitude que Billaud-Varennes confortait dès le 9 juin 1793 en proposant devant l’assemblée : « L’éloignement de tous les étrangers, non naturalisés, tant que la patrie sera en péril » [16].
La République révolutionnaire veut maintenant séparer « le bon grain de l’ivraie » en distinguant « entre les étrangers favorables à sa cause et ceux qui lui sont hostiles » [17].
Comment en était-on arrivé à cette situation ?
Le 21 janvier, Louis XVI est guillotiné et le 1er février, la Convention déclare la guerre à l’Angleterre. A partir de ce moment, les événements vont se précipiter.
Sur nos frontières déjà. La grande coalition qui s’est constituée autour de l’Angleterre avec entre autres, la Prusse, l’Autriche, la Russie et « plus de vingt-deux peuples attelés au char du despotisme », soit la quasi-totalité de l’Europe, inflige défaite sur défaite aux troupes françaises. C’est d’abord en Belgique et Hollande, les Autrichiens occupent Valencienne, puis Condé et menacent Cambrai et Dunkerque. L’Armée du Rhin est à son tour contrainte à reculer face aux armées prussiennes qui vont occuper Mayence, puis entrer en Lorraine et en Alsace. Au sud, Toulon tombe aux mains des Anglais qui, à leur tour, menacent Marseille. Les Piémontais occupent la Savoie, marchent sur Lyon et menacent un temps Nice. Les Espagnols occupent une partie du Roussillon.
A l’intérieur, la situation est tout autant dramatique. En février, poussé par la famine, le peuple parisien se révolte et pille les dépôts de nourriture. En mars, débute le soulèvement des paysans vendéens. Cette armée de Chouans enregistre des victoires à Fontenay-le-Comte, Saumur, Cholet, puis fait le siège de Nantes, imitée par certains départements normands. Lyon se soulève contre la Convention montagnarde.
A la fin de l’été 1793, la situation est extrêmement précaire.
La Convention tente de surmonter cette première véritable mise à l’épreuve. L’adjectif qui caractérise le mieux son action est « révolutionnaire ». En mars, installation du tribunal révolutionnaire. En avril, création du Comité révolutionnaire de Salut public. En juin, victoire des Montagnards sur les Girondins. En juillet, Robespierre entre au Comité de Salut public. La Terreur s’installe.
Le but immédiat est de mettre un terme aux prétendus agissements subversifs des étrangers qui conspirent contre la France, comme l’exprime le député Garnier de Saintes, le 6 août 1793, lors de la présentation du futur décret du 6 septembre 1793 « contenant des mesures de sécurité relatives aux étrangers qui se trouvent en France ».
Pourquoi eux ? Ce sont les plus faciles à atteindre. Eux qui, conquis par les idéaux révolutionnaires, furent accueillis avec une bienveillance et une générosité débordantes, sont maintenant confrontés à une méfiance et une suspicion extrêmes. Il en résultera toute une série de lois et décrets à leur encontre qui aura pour finalité de les exclure de la société.
Août 1793 : projet de décret :
C’est dans cette ambiance « révolutionnaire » que débute la discussion du futur décret du 6 septembre 1793. Pour n’en retenir que quelques propositions :
« La Convention nationale décrète que les étrangers des pays qui sont en guerre avec la République, et non domiciliés en France avant le 14 juillet 1789, seront sur-le-champ mis en état d’arrestation, et des scellés apposés sur leurs papiers, caisses et effets » [18]. (…)
Art. 4. Pour justifier de leur attachement à la Révolution française, les étrangers seront tenus, dans les trois jours qui suivront la publication de la présente loi, de se présenter dans l’assemblée du conseil général (…) et de présenter (…) les pièces ou preuves justificatives de leur civisme. (…)
Art. 7. Ceux qui obtiendront un certificat d’hospitalité seront tenus de porter au bras gauche un ruban tricolore, sur lequel sera tracé le mot hospitalité ; et le nom de la nation chez laquelle ils sont nés » [19].
Cet article 7 est révélateur de l’état d’esprit des conventionnels et de leur volonté de différencier d’une manière quelconque tous les étrangers. Ce ruban tricolore porté au bras gauche trouvera son pendant le 2 Nivôse An 2 (12 décembre 1793) avec le brassard sur lequel sera tracé la lettre « E » qui servira à « marquer » les déserteurs étrangers, cette dernière mesure élaborée au même moment que l’article 7 entrera, elle, réellement en vigueur.
Lors du vote définitif du décret le 6 septembre, l’article 7 concernant le ruban tricolore disparaît purement et simplement et apparemment sans aucune discussion. Toutes les autres mesures répressives seront votées : les étrangers d’origine, naturalisés ou pas, devront désormais se présenter devant le Conseil général de leur commune pour faire reconnaître leur civisme. Le déroulement de cette convocation devant ce conseil rappelle en tout point la cérémonie avec les déserteurs, sauf que cette-fois ci la nation ne se montrera pas si accueillante ! Pour ceux jugés non patriotes, l’expulsion et l’arrestation les guettent.
Qu’advient-il alors des déserteurs étrangers qui se sont vus accorder la citoyenneté française ? Certains députés souhaitent les inclurent dans cette proposition : « Je demande que les déserteurs autrichiens et prussiens soient aussi mis en état d’arrestation » [20]. Mais rappelant les conditions dans lesquelles ils furent accueillis, la Convention s’y oppose et continue à les faire bénéficier des dispositions de la loi du 3 août 1792. Ils gardent leur citoyenneté française symbolisée par la cocarde tricolore, mais portent sur les manches de leur veste cette fameuse lettre « E ».
Cette suppression subreptice du ruban tricolore du décret final fut peut-être la conséquence logique de la décision du port du brassard avec la lettre « E » par les déserteurs étrangers. Motivée à l’origine par les mêmes raisons que celles du brassard : la surveillance des individus d’origine étrangère, les citoyens porteurs du ruban auraient été l’objet de défiance de la part de leurs concitoyens, alors qu’ils jouissaient des mêmes droits politiques qu’eux et les côtoyaient dans les différentes sociétés patriotiques. Et ainsi, aurait été créée une nouvelle catégorie de citoyens.
Ce seraient ainsi retrouvés côte-à-côte, outre les citoyens d’origine française jouissant des droits politiques, ceux d’origine étrangère jouissant des mêmes droits, mais porteurs du ruban tricolore, ceux déclarés déserteurs étrangers porteurs du brassard avec la lettre « E » et enfin ces citoyens passifs ne disposant d’aucun droit politique, sans oublier ces autres Français, ex-nobles et ecclésiastiques réfractaires, qui, eux, étaient devenus étrangers à la Révolution. Cette hiérarchisation aurait constitué la négation même de l’idéal de 1789 qui voulait que « les hommes naissent et demeurent (…) égaux en droit ».
Même si l’abandon de l’article 7 marque un désir d’atténuation des mesures contre les étrangers, l’engouement en leur faveur et la bienveillance universelle qui s’exprimaient en 1789, ont maintenant totalement disparu. L’universalisme sans frontières fait place au nationalisme le plus dur. On passe d’un excès dans l’autre. Maintenant, « les Anglais jouent un rôle de catalyseur et un anti cosmopolitisme se fait jour » [21].
Décret du 6 septembre 1793 :
Et finalement, le décret est adopté du 6 septembre 1793. La Convention en justifie le bien-fondé en exposant que « les puissances ennemies de la République (…) se servent des hommes même en faveur de qui la nation Française exerce journellement des actes de bienveillance et d’hospitalité, pour les diriger contr’elle », d’où
« Article I : Les étrangers nés sur le territoire des puissances avec lesquelles la république Française est en guerre, seront mis en état d’arrestation dans les maisons de sûreté, jusqu’à ce que, par l’assemblée nationale, il en soit autrement ordonné. »
Cet article fut l’objet de violentes diatribes à la Convention : « Purgeons notre territoire de cette dernière classe d’hommes qui le souille », « ils doivent être mis en état d’arrestation, car, ou ces étrangers sont bien intentionnés, ou bien ils ne le sont pas ; dans le premier cas, ils ne trouveront pas mauvais que vous preniez à leur égard une mesure que demande la sûreté de la nation. Si ce sont des espions quels ménagements avons-nous à garder avec eux ? ».
Plus pragmatique, le député Thibault mit en avant la réalité du terrain : « Ils sont dans nos manufactures des ouvriers étrangers qu’il est très important de conserver parce qu’eux seuls savent le secret de leur métier » [22].
Cette dernière remarque justifiera toute une série d’exceptions, en particulier :
« Art. 3 : Sont (…) exceptés, ceux qui, n’étant ni ouvriers ni artistes, ont depuis leur séjour en France donné des preuves de civisme & d’attachement à la révolution Française.
Art. 4 : Pour prouver leurs principes, les étrangers seront tenus, dans la huitaine qui suivra la publication de la présente loi, de se rendre à l’assemblée du conseil général de la commune (…) & de présenter, savoir, les artistes & ouvriers, les deux citoyens qui doivent les attester, & les autres, les pièces ou les preuves justificatives de leur civisme. (…)
Art. 6 : Si leur civisme est reconnu, les officiers municipaux (…) leur déclareront que la république Française les admet au bienfait de l’hospitalité (…) & il leur sera délivré un certificat d’hospitalité.
Art. 7 : Ils ne pourront sortir ou se transporter nulle part sans être munis de leur certificat (…) & ceux qui enfreindront cette disposition seront mis en état d’arrestation comme suspect.
Art. 15 : Quant aux étrangers nés chez les puissances avec lesquelles la République Française n’est point en guerre, ils seront assujettis, pour constater leur civisme, aux mêmes formalités que les précédents ; et dans le cas où le certificat d’hospitalité leur serait refusé, ils seront également tenus de sortir du territoire de la République dans le délai ci-dessus fixé. En conséquence la Convention nationale rapporte son décret du ….. en faveur des étrangers déserteurs » [23].
La nouvelle version de l’article 7 est en tout point identique aux mesures concernant les déserteurs étrangers, preuve que, lors de la rédaction de ce décret, les députés de la Convention s’étaient grandement inspirés des mesures visant les déserteurs, voulant y englober tous les étrangers indépendamment de leur statut. Le billet de garantie des déserteurs est maintenant remplacé dans l’article 6 par le certificat d’hospitalité !
Tout autant révélateur de cet amalgame entre étrangers et déserteurs : l’article 15 avec ses …. Comme la Convention n’y précise pas quel décret est visé, on peut supposer qu’elle laisse en suspens la décision d’ôter ou pas la qualité de citoyens français aux déserteurs étrangers, comme il avait été demandé durant le mois d’août. Sont également concernés par ce décret, tous les étrangers résidant en France depuis plusieurs années qui n’avaient pas jugé utile d’obtenir le certificat de civisme, ce qui ne sera pas sans poser des problèmes à ces derniers ainsi qu’aux agents chargés de l’appliquer.
Ainsi, le représentant pour l’Auvergne s’adresse au Comité général de Salut public à Paris le 8 Brumaire An 3 (29 octobre 1794) : « Je vous adresse, citoyens collègues, les réclamations des citoyens Onslow et Vorstington, nés Anglais, mais qui, par leur résidence en France, l’attachement constant de ces citoyens à la Révolution, le désir que depuis longtemps ils ont manifesté pour obtenir le titre de citoyens français, doivent, je pense être exceptés de la loi sur les étrangers et ne plus être regardés comme tels. (…) Leur humanité, leur civisme et leur moralité méritent que vous vous intéressiez à eux » [24].
A l’inverse, à la faveur de ce décret, se déclenche sur tout le territoire une chasse à l’étranger. A titre d’exemple, le représentant du Comité en mission à Orléans prévient le Comité général de Salut public le 9 septembre 1793 : « Je me propose de faire arrêter cette nuit tous les aristocrates, les gens suspects et étrangers d’Orléans. (…) J’en ferai incarcérer plus de cent » [25]. De telles équipées se reproduisent sur tout le territoire, chaque représentant y étant encouragé.
Tributaires de toute une législation en perpétuelle changement, quel est le sort de tous ceux qui entre temps se sont mariés avec une Française ? Restent-ils Français ou redeviennent-ils étrangers dans le cas où le certificat de civisme leur serait refusé ? Aucun texte n’apporte une quelconque réponse, mais il semblerait qu’au niveau de la commune, on ne se préoccupe guère de ces diverses modifications, comme lors d’un second mariage par exemple, d’autant que le nouvel acte de mariage est établi à partir de l’ancien. La situation antérieure semble être purement et simplement entérinée. Citoyens français, ils sont devenus, citoyens français, ils restent.
Loi des suspects du 17 septembre 1793 :
Comme si ces différentes lois ne suffisaient pas, elles furent aggravées par la loi des suspects du 17 septembre 1793 :
« Art. 1er : Immédiatement après la publication du présent décret, tous les gens suspects qui se trouvent dans le territoire de la république, et qui sont encore en liberté, seront mis en état d’arrestation.
Art. 2 : Sont réputés gens suspects, (entre autres) ceux qui ne pourront pas justifier, de la manière prescrite par le décret du 21 mars dernier, de leurs moyens d’exister et de l’acquit de leurs devoirs civiques, ceux à qui il a été refusé des certificats de civisme. »
Cette loi étant complétée par des décrets plus ou moins opportunistes : comme « celui du 5 Vendémiaire (An 3 – 26 septembre 1794) pour l’ouverture des lettres à la poste, adressées à des gens suspects et des étrangers » [26].
Restait à définir ce que l’on entendait par « gens suspects » et « étrangers » et comment ils étaient déterminés ? Pour les membres de la Convention c’était tout simplement : « Ceux qui n’ont pris aucune part active dans tout ce qui intéresse la révolution ».
Décret du 19 Vendémiaire An 2 :
Conséquence logique, la Convention impuissante met un terme à une constitution pour ainsi dire mort-née en adoptant le décret du 19 Vendémiaire An 2 (10 octobre 1793).
Lors de sa présentation, Saint-Just le justifie en ces termes :
« Nos ennemis ont tiré avantage de nos lois mêmes, et les ont tournées en leur faveur. (…) Dans les circonstances où se trouve la République, la Constitution ne peut être établie ; on l’immolerait par elle-même. Elle deviendrait la garantie des attentats contre la liberté, parce qu’elle manquerait de la violence nécessaire pour les réprimer » [27].
D’où Article 1 :
« Le gouvernement provisoire de la France sera révolutionnaire jusqu’à la paix ».
Le nouveau Gouvernement Révolutionnaire sous l’impulsion de Robespierre consacre désormais la plus grande partie de son action à la lutte contre tous ceux qu’il considère comme les ennemis de la Révolution. Le critère déterminant pour devenir citoyen français n’est plus la question de nationalité mais la loyauté au nouveau système. « Il n’y a de citoyens dans la République que des républicains. (…) les conspirateurs ne sont pour elle que des étrangers, ou plutôt des ennemis » [28].
Caractéristiques de ces excès sont les virulentes diatribes contre les étrangers à la tribune de la Convention : ainsi, le député Chabot déclare le 16 octobre 1793 : « Je me méfie indistinctement de tous ces étrangers dont le visage est couvert du masque du patriotisme, et qui s’efforcent de paraître plus républicains et plus énergiques que nous. Ce sont ces ardents patriotes qui sont les plus perfides artisans de nos maux » [29]. Robespierre manifeste à de nombreuses reprises la même adversité : « Citoyens, mettons-nous en garde contre les étrangers qui veulent paraître plus patriotes que les Français eux-mêmes » ou « J’ai demandé qu’on chassât les étrangers, parce que, parmi ces hommes, sujets des despotes, il en est peu qui aiment de bonne foi la liberté » [30], sa cible favorite étant non pas le gouvernement, mais le peuple anglais : « Je n’aime pas les Anglais, moi, parce que ce mot me rappelle l’idée d’un peuple insolent osant faire la guerre au peuple généreux qui a conquis sa liberté » [31].
Jusqu’à l’exécution de Robespierre le 10 Thermidor An 2 (28 juillet 1794), le terme « étranger » fera l’objet d’un amalgame voulu par le pouvoir, car se trouvent indistinctement affublés de cette dénomination tous les individus qu’ils soient d’origine étrangère, naturalisés ou pas, jouissant des droits civiques ou non, mais aussi d’origine française, combattant la révolution, manquant de patriotisme ou déclarés suspects, ainsi que ceux mis à l’écart tels les émigrés, ex-nobles, tous susceptibles d’être jetés en prison, hors de tout critère objectif, dans la mesure où la Convention a « autorisé à (les) retenir par réquisition spéciale », décision basée sur l’article 6 de la Constitution du 3 septembre 1791.
La définition du terme « étranger » qui colle alors le mieux à la réalité du terrain, est celle proposée par Sophie Wahnich : « Cet étranger, c’est l’Autre de la Révolution, son image inversée » [32].
Les Comités de surveillance et de Salut public
C’est aux Comités révolutionnaires de Surveillance et de Salut public locaux que sera dévolue cette mission de surveiller « les étrangers et suspects » [33] - les deux expressions étant maintenant juxtaposées- et de les obliger à se présenter devant eux en vue de l’obtention du certificat de civisme, du certificat de résidence et du certificat d’hospitalité, puis par extension tous les habitants de leur district feront l’objet de la même surveillance !
Les lois et décrets définissant leurs prérogatives se succèdent à un rythme effréné et illustrent la fièvre qui s’est emparée du Gouvernement révolutionnaire et de la Convention.
Décret du 21 mars 1793 :
Le décret du 21 mars 1793 est l’acte constitutif des Comités. Outre l’exposé des motifs pour justifier leur création, il fixe le but à atteindre :
« La Convention nationale, considérant, qu’à l’époque où des despotes coalisés menacent la République, (…) il est de son devoir de prévenir les complots liberticides ; considérant qu’ayant reçu du peuple français, la mission de lui présenter une Constitution fondée sur les principes de la liberté et de l’égalité, elle doit, en redoublant de surveillance, empêcher que les ennemis de l’intérieur ne parviennent à étouffer le vœu des patriotes, et ne substituent des volontés privées à la volonté générale ; voulant enfin donner aux magistrats du peuple tous les moyens d’éclairer le mal et d’en arrêter les progrès ».
Investie de cette mission de sauvegarde, la Convention définit le rôle des comités de surveillance chargés à leur niveau de débusquer les « partisans de la tyrannie » et les « ennemis de la liberté » afin de procéder à leur mise à l’écart en établissant une première feuille de route.
Concrètement :
Art. 1er : Il sera formé, dans chaque commune de la République, (…) un comité composé de douze citoyens.
Art. 4 : Le comité de la commune, (…) sera chargé de recevoir, pour son arrondissement, les déclarations de tous les étrangers actuellement résidant dans la commune, ou qui pourraient y arriver.
Art 5 : Ces déclarations contiendront le nom, âge, profession, lieu de naissance, et moyens d’exister du déclarant.
Art 6 : Elles seront faites dans les huit jours après la publication du présent décret ; le tableau en sera affiché et imprimé.
Art. 7 : Tout étranger qui aura refusé ou négligé de faire sa déclaration devant le comité de la commune (…) sur laquelle il résidera, (…) sera tenu de sortir de la commune sous 24 heures, et sous 8 jours du territoire de la République » [34].
Pour mettre en application ces nouvelles mesures, sont créés à partir du 14 Frimaire An 2 (4 décembre 1793) des Comités de surveillance et de Salut public dans chaque district et commune, bras armés du pouvoir central qui, ainsi, peut à tous les échelons asseoir son régime de terreur :
« Ainsi l’action, qui part du sein de la Convention, vient aboutir à vous ; vous êtes comme les mains du corps politique dont elle est la tête et dont nous sommes les yeux ; c’est par vous que la volonté nationale frappe aussitôt qu’elle a décidé. Vous êtes les leviers qu’elle meut pour broyer les résistances. »
Forts des pouvoirs qui leur sont attribués, les Comités de Surveillance mettent progressivement sur pied dans chaque commune un véritable système inquisitorial.
Le courrier envoyé par les membres du district de Nogent-sur-Seine à la municipalité de Fontaines-les-Grès le 16 octobre 1793 en est l’illustration :
« Nous voyons avec peine, citoyens municipaux, que vous ne pouvez former dans votre commune un comité de surveillance. (…) Veuillez au moins, citoyens, redoubler de vigilance et remplacer le comité de surveillance sur la conduite de tous les étrangers qui paraîtraient suspects et même à ceux du pays qui se permettraient des propos capables d’inquiéter ou d’alarmer les vrais républicains » [35].
Chaque fois, les différentes mesures concernent en premier lieu les non-nationaux d’origine. Ainsi, le 5 Nivôse An 2 (25 décembre 1793), « la Convention renvoie à son Comité de salut public la proposition d’exclure les individus nés en pays étrangers de toutes autres fonctions publiques ». Seuls, les nationaux, les citoyens français d’origine sont maintenant autorisés à exercer une fonction officielle, ceux d’origine étrangère, en cela suspects, se trouvent ainsi mis au banc d’une société dans laquelle ils s’étaient intégrés.
Cette mise à l’écart progressive des étrangers, mais aussi des ex-nobles, les deux catégories ne faisant plus qu’une entité aux yeux du Comité de surveillance, est parachevée sous l’impulsion de Saint-Just.
Ainsi, le 27 Germinal An 2 (16 avril 1794), la Convention adopte le « décret relatif à la police générale de la République » dans lequel « Art. 6. Aucun ex-noble, aucun étranger des pays avec lesquels la République est en guerre, ne peut habiter Paris, ni les places fortes, ni les villes maritimes, pendant la guerre. Tout noble et étranger, dans le cas ci-dessus, qui y serait trouvé dans 10 jours, est mis hors la loi. (…)
Art. 13. Les ci-devant nobles et les étrangers (…) seront tenus de faire viser leur ordre de passe, au moment de leur arrivée, par la municipalité (…) ils seront également tenus de se présenter tous les jours à la municipalité de leur résidence. (…)
Art. 15. Les ci-devant nobles et étrangers ne pourront être admis dans les Sociétés populaires et Comités de surveillance, ni dans les assemblées de communes ou sections » [36].
Il semblerait que les membres du Gouvernement révolutionnaire veuillent uniquement leur mort politique en leur interdisant toute activité au sein d’une quelconque société patriotique, par contre, la nationalité française acquise n’est nullement remise en cause, car secondaire à leurs yeux.
Confortés par ces mesures, les Comités de Surveillance locaux vont, avec beaucoup de zèle et de minutie, assurer le contrôle de chaque étranger. Rapidement, leurs prérogatives ne s’appliqueront plus seulement aux individus originaires d’une autre nation, elles seront étendues à tous ceux qu’ils déclareront indignes de la citoyenneté française.
Instrument de ce contrôle : le certificat de civisme. Chaque délivrance est consignée dans un registre où sont certes notés les habituels nom, prénom, profession et lieu de naissance, mais également soit le numéro sur le tableau des citoyens soit le numéro de maison de l’attributaire. C’est-à-dire qu’avec ce certificat est établi un véritable recensement de toute la population avec d’un côté les bons citoyens, ceux détenteurs de ce certificat de civisme dûment enregistrés, et de l’autre, ceux dont les numéros manquent, les futurs suspects au patriotisme douteux.
- Archives de l’Aube.
Suivent de nouvelles dispositions qui élargissent l’étendue des pouvoirs des comités, les étrangers étant toujours les premiers visés :
Le 1er avril 1793, les membres des Comités locaux sont chargés de poser des scellés sur les papiers des étrangers.
Le 1er août, la Convention demande de mettre en arrestation « les étrangers des pays avec lesquels la République est en guerre, et non domiciliés en France avant le 14 juillet 1789 » [37].
Puis, le 12 août, l’administration de la police invite ces mêmes comités à faire des visites fréquentes à leur domicile et à arrêter ceux considérés comme suspects.
L’interprétation plus ou moins exhaustive des lois et décrets qu’en feront les comités locaux est révélatrice d’une dangereuse dérive. Le Comité de Surveillance et de Salut Public de Nogent-sur-Seine est exemplaire de leur mode de fonctionnement.
Le Comité de Surveillance et de Salut Public de Nogent-sur-Seine [38] :
Créé le 2 avril 1793, en exécution de la loi du 21 mars, il est constitué de 12 membres et a pour premières missions d’établir la liste des étrangers vivant dans la commune, de surveiller les individus sous son autorité et de prendre contre ceux qu’ils soupçonnent d’être susceptibles de se livrer à des menées hostiles à la Révolution ou contraire à la défense nationale toutes les mesures qu’il juge utiles .
La lecture du Registre contenant les rapports d’activité du 12 avril 1793 au 25 Ventôse An 3 (13 décembre 1795) donne un aperçu de la manière dont ce comité concevait son rôle. Imbus de leur nouveau pouvoir, les membres exerçant les professions les plus variées, propulsés à un poste qui fréquemment dépassait leurs compétences, appliquèrent sans retenue les décisions gouvernementales instaurant ainsi la terreur au niveau local.
Pour montrer leur patriotisme, les membres de ce Comité agissaient de manière expéditive en ordonnant purement et simplement l’incarcération comme suspects de nombre de personnes, les autorités communales elles-mêmes, maires, officiers municipaux ou agents nationaux, pouvant faire l’objet de leurs décisions. Le juge de paix réparait régulièrement ces abus de pouvoir en ordonnant la remise en liberté de la plus part d’entre eux n’ayant « rien trouvé qui puisse nuire ny préjudicier à la République » !
Comment étaient-elles devenues suspectes ? Par sous-entendus, par on-dit, par jalousie : « … lequel a entendu dire à des marchands de chevaux que ….. » ou « … lequel a dit qu’il lui avait été rapporté que …. » ou encore « mais il ne le sait que par oui dire et il ignore s’il a été tenu des discours fanatiques ». Et ainsi, la personne incriminée se retrouvait, sans autre forme de procès, mise en arrestation.
Ces agissements excessifs n’étaient pas sans provoquer quelques critiques de la part d’« étrangers » qui voyaient en eux « de foutus gueux », d’autant que certaines arrestations « illégales et arbitraires » compromettaient la bonne marche de la vie communale, même celle de communes environnantes. Ainsi, les habitants de Marcilly-sur-Seine dans la Marne vinrent en nombre pour obtenir l’élargissement de leur maire. A Nogent même, les arrestations d’un médecin, d’un meunier, etc., provoquèrent une certaine désorganisation. Le Comité général de Salut public sera même contraint d’intervenir en envoyant un agent de Paris pour exiger la libération « d’un homme très utile à l’exécution de sa mission » qui était de « pourvoir à l’approvisionnement des subsistances pour Paris » !
Parfois même, ils privilégiaient leurs propres intérêts au dépend de l’intérêt général, d’où l’intervention du Comité général de Salut public qui, le 4 février 1794, ordonna l’épuration des membres suspects de tous les Comités : « Vous commencerez par porter sur vous-mêmes (…) un examen sévère pour passer au crible de l’épuration tous vos membres ». Lors des débats concernant cette réorganisation, le député Thuriot déclare le 5 Fructidor An 2 (22 août 1794) : « Il faut que ceux sur qui repose la sûreté générale aient le talent nécessaire. Un homme peut être vertueux et ne pas avoir cette capacité » [39]. Désormais, il faudra en plus savoir lire et écrire pour devenir membre d’un Comité de Surveillance.
Les premières interventions du Comité de Nogent-sur-Seine s’adressent, conformément à l’article 4 de la loi du 21 mars 1793, aux étrangers habitant la commune. Étrangers résidant à Nogent depuis de nombreuses années, comme nous l’avons vu dans le chapitre « Étranger sous l’Ancien Régime ». Ils sont mariés et totalement intégrés au point de pouvoir être considérés comme Nogentais. Apparemment ignorant la mesure concernant ceux « domiciliés en France avant le 14 juillet 1798 », ce comité les reçoit, dans les 8 jours qui suit sa création, pour enregistrer leur déclaration. Comparaître semble le terme le plus approprié, car imprégné de son importance, il semble se transformer en tribunal alors que ses membres côtoient quotidiennement ceux qui vont se présenter devant eux.
Le premier qui se présente le 15 avril 1793, est Jean Philippe Roeder, « âgé de 47 ans, natif de Nordhausen, province de la Thuringe en Empire, frontière de la Saxe, demeurant à Nogent depuis environ 8 ans où il a femme et enfants, lequel nous a dit qu’il exerce la profession de tailleur d’habits de laquelle il tire ses moyens d’existence et qu’il est propriétaire de la maison qu’il occupe dans la grande rue St-Laurent, de laquelle déclaration, nous avons fait et dressé le présent acte qui a été signé avec le déclarant.
Vu la déclaration cy-dessus, les membres du Comité considérant que les faits contenus en la déclaration du Citoyen Roeder sont conforme à la vérité et connus de tous les membres dudit Comité, estiment que ledit Roeder doit conformément à l’article 8 de la loi du 21 mars dernier et peut conserver son domicile à Nogent-sur-Seine et continuer d’y exercer sa profession ».
Cette première comparution est révélatrice de l’inexpérience des membres du Comité qui n’a pas encore pris toute la mesure de l’importance de leur pouvoir ! Tout d’abord, l’application de l’article 8 de la loi du 21 mars : l’interprétation qu’ils en font est diamétralement opposée à ce qui est prévu : leur conclusion : « conformément … » aurait dû conduire à l’expulsion de Roeder, puis le terme « Citoyen » à son adresse. « Citoyen » est très équivoque, voire impropre, car J. P. Roeder est considéré comme étranger et ne peut donc pas être qualifié de Citoyen, terme réservé aux Français qui ont prêté le serment civique, sauf si Roeder a déjà prêté le serment civique auparavant, ce qui n’aurait rien d’extraordinaire ! Dans ce cas, tout ce qui précède devient inutile ! Il se pourrait aussi fort bien que le côtoyant quotidiennement, étant peut-être même un ami, ils lui attribuent inconsciemment ce terme apparu lors de l’abolition de « Monsieur » à l’automne 1790.
Dès les comparutions suivantes ces hésitations ont disparu. Ainsi, lorsque le 2 mai 1793, soit deux semaines plus tard, se présente Dominique Lucarini, « natif de la république de Lacques en Toscane, demeurant en cette ville depuis environ 3 ans sans interruption, (…) marié, il y a environ un an dans cette ville », les membres du Conseil en concluent que « considérant que ledit Lucarini a depuis qu’il est domicilié en cette ville mené une conduite irréprochable, (ils) estiment que l’article 8 de la loi du 21 mars dernier ne lui est point applicable et qu’il peut en conséquence continuer sa résidence en cette ville ».
Cette fois-ci, l’interprétation de cet article 8 est conforme à la loi.
Il en va de même lors des comparutions suivantes, celle, le 8 mai, du « citoyen Dominique Nardy, âgé de 41 ans, couvreur en plate, natif de Julianne, république de Luc en Toscane, demeurant en cette ville depuis 25 ans sans interruption, (…) marié depuis 18 ans et a 5 enfants de son mariage », tout comme lors de celle de Bernard Barsanty, lui aussi depuis 25 ans sans interruption à Nogent-sur-Seine, marié depuis 11 ans et père de 2 enfants.
Les membres du Conseil leur accorderont quitus dans la mesure où ils « ont toujours été résidant en cet endroit sans interruption de domicile et qu’ils ont vécu en honnête gens, (estimant) que la loi du 21 mars dernier ne leur est point applicable et qu’ils peuvent continuer leur résidence comme les autres Citoyens de cette ville ».
Ces trois comparutions appellent plusieurs remarques : Comment se fait-il que ces étrangers demeurant à Nogent depuis 25 et 18 ans ne soient pas devenus Français à la faveur de la loi du 2 mai 1790 ou même de la Constitution du 14 septembre 1791 ? Ou l’auraient-ils été à leur insu sans en avoir été officiellement informés ? Ou n’auraient-ils pas tout simplement négligé de faire reconnaître officiellement leur qualité de citoyen français au moment voulu, indifférents aux mesures prises en leur faveur, car trop éloignées de leur quotidien ?
Il semblerait que non, car à la même époque, une comparution identique se produisait, par exemple, à Callac en Bretagne pour un habitant, lui aussi, d’origine italienne, sauf qu’avant de lui accorder le certificat de civisme, les officiers municipaux délibéreront pour lui délivrer un certificat d’hospitalité à lui qui habitait cette commune depuis 36 ans ! Pour toute justification à son retard lors de sa comparution, il mettra en avant son ignorance de la législation en vigueur, excuse qui a dû se répéter à maintes reprises !
Certificat de civisme et d’hospitalité de Marc Antoine Baldini [40]
« Du dix ventôse de l’an II de la République (10 mars 1794), séance permanente et publique du Conseil général de la commune de Botmel, tenue en la maison commune à Callac (…)
A comparu Marc Antoine BALDINI, né en la République de Luque, domicilié à Callac en cette municipalité âgé de cinquante-deux ans, (…). Lequel déclare, qu’ayant quitté son pays natal, il y a habité depuis trente-six ans le territoire français, où il a constamment vécu de son métier de peintre et des fruits de ses travaux ; que s’étant marié à Anne BORNY de cette commune, il y a dix-huit ans, il se fixa dès lors à Callac où il demeure depuis, y vivant de son métier et d’un commerce d’aubergiste, et que ses travaux et son industrie ayant fructifié, il a acheté la maison qu’il habite à Callac avec quelques autres petites propriétés, laquelle déclaration il fait pour obéir au décret du 6 septembre dernier, dont l’existence ne parvint, suivant sa déclaration, à sa connaissance que le cinq de ce mois. Requérant être admis aux bienfaits de l’hospitalité. (…)
Le Conseil général, après ses connaissances particulières et avoir délibéré sur ce que dessus, arrête qu’un certificat d’hospitalité et de civisme sera, en bonne forme, délivré au dit Marc Antoine BALDINI, (…) le nom du dit BALDINI a été affiché en la maison commune et il a été prévenu qu’il ne pourra sortir ou se transporter nulle part sans être muni du dit certificat qu’il produira toutes les fois qu’il en sera requis par les autorités constituées. »
Cependant, nous retrouvons ici cette ambiguïté courante : habitant Callac depuis 18 ans et marié à une Française, Antoine Baldini est Français de plein droit au regard de la loi du 2 mai 1790 et de la constitution de 14 septembre 1791. Donc le certificat d’hospitalité peut être considéré comme discriminatoire, par contre, l’attribution de certificat de civisme fait de lui un citoyen français qui, dans la mesure où il habite Callac depuis de nombreuses années, dispose maintenant en qualité de Français de droits politiques. Mais, il semble que le Conseil général de Callac ne fait qu’appliquer à la lettre, article après article, le décret du 6 septembre 1793, faisant abstraction aussi bien de la situation personnelle d’Antoine Baldini que de toutes les dispositions antérieures.
Mais, ces différentes comparutions à Nogent-sur-Seine comme à Callac et partout ailleurs n’ont peut-être pour but implicite que de vérifier officiellement la situation des étrangers, comme si la Convention, dans sa défiance, mettait en doute toutes les décisions antérieures. La comparution impérative devant les différents Comités de Salut public n’aurait alors qu’un objet : s’assurer du patriotisme de ces « anciens » étrangers. Car, comme la juridiction le démontrera plus tard, la nationalité française obtenue à la faveur de la législation antérieure reste acquise et ne peut pas être ôtée. Par contre, il n’en va pas de même pour leur citoyenneté qui elle, peut à tout moment être remise en cause.
Puis, rapidement, au sein de nombreuses communes, dans l’Aube comme ailleurs, surgit un problème nouveau : les rivalités entre Comités de surveillance et de Salut public et Sociétés populaires. Jaloux de leurs prérogatives respectives, chacun veut imposer ses vues à l’autre. C’est à un tel conflit que le Conseil Général de Troyes est confronté le 22 Nivôse An 2 (22 décembre 1793) : « Les Comités de surveillance établis dans cette commune voudraient à eux seuls conduire toutes les affaires et de saisir des objets qui ne sont point de leur compétence, (…) Chaque Comité bientôt, si vous n’y veillez formera dans son arrondissement un corps municipal. (…) La Société Populaire, toujours active et surveillante, surtout depuis sa régénération vous invite, citoyens, à faire rentrer dans les bornes ou devoir et dans les limites prescrites de leurs opérations les Comités de surveillance, qui, ou par erreur, ou par faiblesse, ou volontairement s’en écartaient pour faire des actes arbitraires ».
Les déserteurs étrangers deviennent les victimes collatérales de ces luttes intestines
Forte du décret du 29 Messidor An 2 (17 juillet 1794) présenté par Carnot, la Société populaire de Nogent-sur-Seine intima l’ordre aux autorités communales d’ôter « la cocarde nationale » si généreusement offerte, aux déserteurs étrangers pour la substituer par une carte portant la mention : « Prisonniers de guerre ». Ce décret traitant à la fois des déserteurs et prisonniers de guerre, est si ambigu dans sa rédaction qu’il est difficile de savoir à qui il s’adresse. L’emploi d’un « ils » indéfini peut concerner indifféremment les uns ou les autres, mais aussi les deux à la fois ! Ainsi dans son article 30 : « Ils ne pourront jusqu’à la paix, exercer aucune fonction publique, ni être admis dans les sociétés populaires ; il leur est défendu de porter la cocarde nationale » [41].
L’interprétation qu’en fait la Société populaire de Nogent provoque de vives oppositions aussi bien de la part des autorités municipales que des déserteurs, car ceux-ci redeviendraient alors de simples étrangers soumis à une stricte surveillance. Cette mesure humiliante et vexatoire fera naître un sentiment d’injustice.
Les courriers ayant pour objet cette suppression, sont la preuve de l’importance politique de cette cocarde tricolore, outre sa valeur symbolique. C’est tout d’abord, le 28 Thermidor An 2 (15 août 1794), le maire de Nogent-sur-Seine, poussé par le désir de traiter les déserteurs avec humanité, qui interroge le Commissaire du département pour savoir quelle conduite il doit « tenir envers ces êtres qui sont des hommes et des hommes sages et tranquilles, qui, pour la plupart admirent et révèrent notre Révolution. (…) Ils sont tranquilles et résignés à tout, cependant, ils sont singulièrement affectés de quitter leur cocarde tricolore et de porter cette carte avec l’inscription de Prisonniers de Guerre. »
Face aux mêmes exigences, le maire d’Arcis-sur-Aube, également hostile à cette mesure, élude la question en prétextant qu’il n’a pas été « officiellement » informé de « cette suppression de la cocarde ». Cette question remonte jusqu’à l’administration centrale afin de savoir : « si la conduite qu’on tient vis-à-vis de ces prisonniers heurte les égards que l’on doit toujours à l’humanité souffrante et sur quelles raisons on s’est appuyé pour les forcer à mettre bas la cocarde nationale qu’ils avaient demandée pour y substituer une carte portant ces mots : Prisonnier de Guerre ».
Mais, ces velléités des comités de faire perdre aux déserteurs étrangers tout à la fois la citoyenneté et la naturalisation française restèrent apparemment sans effet, car dans les actes administratifs suivants, ils gardaient leur statut de déserteurs étrangers hautement revendiqué.
Cette attitude pleine de bon sens était, en fait, symbolique d’une nouvelle tendance générale. Fatiguée par la politique de répression et d’arbitraire, la grande majorité de la population aspirait à plus de mesure : la mort de Robespierre le 27 juillet 1794 en fut l’élément déterminant. Elle marqua la fin d’un régime révolutionnaire basé sur la terreur et le début d’une politique plus prévisible.