Devant le nombre et la charge que constituaient les étrangers pour la nation, les autorités, à quelque niveau que ce soit, souhaitaient, dès 1792, se décharger de ce fardeau qui devenait, avec le temps, insupportable, d’où des mesures aussi diverses que variées qui, pour certaines apportèrent un véritable soulagement mais dont les résultats étaient rapidement mis à mal avec l’arrivée de nouveaux prisonniers.
En ce qui concerne les étrangers, certains, les prisonniers, étaient certes retenus malgré eux, suite aux combats, mais d’autres, les déserteurs, avaient fait le choix de devenir français, peut-être par intérêt, peut-être contraints et forcés, mais peut-être aussi portés par l’enthousiasme révolutionnaire. Dans les communes depuis 3 à 4 années pour la plupart, qu’ils soient déserteurs ou prisonniers, ils ne faisaient que survivre, victimes de décisions plus ou moins arbitraires, et qui, au fil des années, devenaient de plus en plus contraignantes et autoritaires. Et ainsi, n’entrevoyant aucune perspective, monta, parmi eux, le désir de prendre eux-mêmes leur destin en main : l’énorme majorité ne le voyait que dans un retour au pays natal, par quelque moyen que ce soit, alors que quelques autres préférèrent s’installer là où ils étaient, tels Samuel GUISCH, profitant des possibilités qui leur restaient offertes et y trouvant, à l’évidence, des conditions d’existence plus favorables que chez eux.
Les espoirs de retour au pays... et leurs conséquences
Quelques départs pour cause humanitaire :
Conjointement à tous les efforts pour contenir les évasions, le Comité de Salut public laissait volontiers repartir dans leur pays des prisonniers et même des déserteurs pour raisons humanitaires, ce qui fit naître l’idée qu’outre l’évasion, le retour au pays était envisageable à plus ou moins longue échéance.
Les autorités autorisaient et même incitaient les administrateurs des différents districts à laisser retourner dans leurs foyers « les prisonniers de guerre estropiés ou attaqués de maladies incurables (…) qui les mettraient hors d’état de continuer le service », état dûment attesté par un officier de santé. Et ainsi, le 12 Thermidor An 3 (30 juillet 1795), Zalusky, « lieutenant d’Artillerie Impériale, prisonnier de guerre en dépôt à Arcys », déclaré « hors d’état de porter les armes, comme infirme » fut autorisé « à partir avec le détachement qui sera dirigé d’Arcys à Basle ». Pouvaient se joindre à lui, les « Prisonniers de Guerre du même dépôt, également reconnus hors d’état de porter les armes ». De même, pour raisons humanitaires, un prisonnier de guerre, en dépôt à Érvy avec sa femme, put regagner son pays lorsque celle-ci accoucha d’un enfant. Donc, une possibilité de retour existait !
Renvoi des non-combattants :
À l’instigation de la Convention, les commissaires des guerres de chaque département firent dresser au début du mois de Prairial An 3 (mai 1795) un état de tous les prisonniers de guerre non-combattants, c’est-à-dire « ceux avec attestation de leurs officiers qui constatent qu’ils n’ont point portés les armes contre la République Française ». Étaient concernés par cette mesure, entre autre : les domestiques particuliers des officiers, les infirmiers ou gardes malades, les charretiers… qui, sans autre forme de procès, étaient dirigés dans les plus brefs délais vers Bruxelles : « Tous ceux qui seront dans le cas de partir, ne peuvent sous aucun prétexte être autorisés à rester, quelques bonnes que puissent être leurs raisons ». Si, comme pour ce charretier avec femme et deux enfants, ce départ fut accueilli avec joie, pour d’autres, par contre, il ressemble plus à une expulsion : cet « officier conducteur des charrois, quoique déserteur prussien, mais depuis au service de l’Empereur, doit retourner en Empire, n’étant pas du nombre des combattants et arrivé en Empire (…) il deviendra ce qu’il pourra » !
Échanges de prisonniers
Dès 1792, l’échange de prisonniers existait, mais cela ne concernait fréquemment que des individualités, comme à Bar-sur-Seine où, le 12 Thermidor An 3 (30 juillet 1795), un lieutenant autrichien fut échangé contre un officier français : « Je vous invite à en donner avis à cet officier afin qu’il puisse venir prendre sa feuille de route, lorsqu’il le jugera convenable. On m’a observé qu’il avait un domestique particulier, aussi prisonnier au même dépôt. Il demeure autorisé à l’emmener avec lui. »
Ce fut cette possibilité que Frédéric Scheer, lieutenant d’Artillerie autrichienne en dépôt à Arcis, impatient de rentrer au pays, tenta d’utiliser en proposant à la Convention un véritable marché. Le 22 Floréal An 3 (11 mai 1795), il écrivit à la Convention lui demandant de « pouvoir aller chez (lui) et consoler (son) vieux père de la calamité de la guerre qui trouble actuellement le lieu de son séjour », voulant là-bas, « avec moins de soucis, attendre le moment d’un échange des prisonniers de guerre autrichiens ». Promettant de ne pas reprendre les armes, il termina sa lettre par cette formule pleine de panache : « bien entendu que la parole d’un officier autrichien est inviolable. » Mais, n’ayant obtenu aucune réponse, il s’échappa trois jours plus tard.
Libération des Suisses...
Mais, la mesure qui permit de diminuer quelque peu la nation du nombre d’étrangers, et qui eut pour conséquence immédiate de faire naître chez ceux-ci un gigantesque espoir de libération, fut la décision du Comité de Salut Public du 10 Vendémiaire An 3 ( 1 octobre 1794) de permettre aux officiers et soldats Suisses « de se retirer dans le lieu de leur domicile, en Suisse », à la condition de donner « leur parole d’honneur (....) de ne pas servir contre la République française, jusqu’à leur échange ou jusqu’à la paix », cette décision étant motivée par le fait que la République « vit et aime vivre en bonne intelligence » avec la Suisse. Charge était donnée à toutes les communes de dresser la liste des hommes concernés par cette mesure, de leur faire prendre par écrit l’engagement de ne plus se dresser contre la République pour ensuite « leur faire délivrer des ordres de route avec subsistance jusqu’à la frontière ».
Mais, comme certains ne respectèrent pas leur engagement et reprirent les armes contre la France sitôt de retour au pays, le 22 Pluviôse An 3 (10 février 1795), ce même Comité limita cette mesure aux seuls cantons helvétiques « neutres ou alliés de la République » qui en feraient la demande expresse en envoyant l’acte de naissance du prisonnier concerné. Progressivement, cette mesure s’appliqua également « aux pays neutres ou amis de la République », puis à tous les « pays conquis ». Mais dans les faits, seul un nombre restreint de personnes était directement concerné par ces décisions.
Accords entre la France et une autre nation
La possibilité vraiment efficace était l’échange de prisonniers entre la France et un autre État, échange dûment prévu dès le début par le Comité de Salut Public et qui justifiait son désir de connaître le nombre de prisonniers dans chaque département « sans lequel (les commissions) ne peuvent rien statuer sur l’échange de ceux de nos frères d’armes qui gémissent dans les fers où les hasards de la guerre les ont conduits. »
À la suite d’un tel accord, le Commissaire des Guerres dans l’Aube communiquait, le 27 Floréal An 3 (17 mai 1795), à tous les districts qu’il était « autorisé à faire partir pour Basle en Suisse les Prisonniers de guerre prussiens, ainsi que ceux des Corps saxons, mayençais, palatins et hessois, tant de Hesse Cassel que de Darmstadt au service de la Prusse » et exigeait une exécution immédiate de cette possibilité : « Le traité de paix conclu entre la République française et la Prusse ayant été ratifié, Citoyen, je viens, pour le mettre à exécution, d’être autorisé à faire partir dans le plus bref délai les prisonniers de guerres de cette puissance qui se trouvent dans ce département. En conséquence, vous voudrez bien prévenir ceux en dépôt à Arcis de se tenir prêt à partir le 6 du mois prochain pour se rendre à Basle », c’est-à-dire seulement une semaine plus tard, tous les convois de prisonniers échangés étant dirigés vers Bâle.
Un courrier en date du 9 Brumaire An 4 (26 octobre 1795) avait le même objet : « faire dresser dans le plus court délai possible (…) une liste et état nominatif de tous les prisonniers de guerre à la solde de l’Autriche faits pendant les Campagnes de 1792 et 1793 » de même pour les prisonniers anglais ou à la solde de l’Angleterre. Quel dut être le soulagement de la ville de Troyes et de l’Aube, lorsque le 17 Fructidor An 3 (3 septembre 1795), le général de la 18° division annonça : « je donne les ordres pour faire partir des dépôts de votre département tous les prisonniers de guerre autrichiens qui s’y trouvent pour être échangés à Basle », joie qui fut de courte durée, du fait de leur remplacement quelque temps plus tard par 1 500 nouveaux prisonniers autrichiens !
Quand une erreur de rédaction favorise les départs...
L’accueil que reçut cette dernière mesure fut d’autant plus enthousiaste que le Comité de Salut Public avait, dans la rédaction du décret, indiqué malencontreusement « que les étrangers natifs des pays avec lesquels la République n’est point en guerre ou qu’elle a soumis, pourront retourner dans leur patrie ». Comme de nombreuses communes ne faisaient plus guère de différence entre prisonniers et déserteurs depuis l’arrivée de ces derniers, elles profitèrent de cette opportunité inattendue. Tous les candidats au retour munis d’un justificatif valable et parfois même, du simple avis favorable de la municipalité, se retrouvaient sur la liste des partants. C’est ainsi que dans le district d’Arcis, outre les 39 prisonniers directement concernés par ce décret, 80 déserteurs firent une demande et furent, du 19 Vendémiaire An 3 au 7 Vendémiaire An 4, autorisés à se joindre aux convois partant pour Bâle.
Certaines communes plus prudentes s’adressèrent à la Commission de l’organisation des armées pour savoir ce qu’elles devaient faire avec les déserteurs qui « demandent de retourner dans leurs pays. La loi n’en parlant pas, dites-nous ce que nous devons faire », mais plus fréquemment, les municipalités contournèrent ce décret, encouragées par les recommandations de l’Administrateur du département : « Le lieutenant d’artillerie Scheer, prisonnier de guerre au dépôt, assurant que les nommés (suivent 7 noms) sont prisonniers de guerre et non déserteurs. Je pense qu’il ne peut y avoir d’inconvénient à le croire parce que ce sera 7 hommes de plus pour l’échange. En conséquence, je t’invite à les faire traiter comme tels », cette dernière remarque révélant la véritable finalité de cette interprétation généreuse : vider au maximum les dépôts !
Mais, dès que le Comité de Salut Public se rendit compte de l’interprétation quelque peu exhaustive de son décret, il fit envoyer, le 2 Vendémiaire An 4 (24 septembre 1795), à tous les districts et toutes les communes de France un rectificatif avec entrée en vigueur immédiate : « Informé qu’à la faveur du décret qui porte que les étrangers (…) pourront retourner dans leur patrie, une foule de déserteurs obtiennent des permissions pour se rendre dans leurs familles. (…) Le Comité de Salut Public nous charge (…) de faire connaître à tous les corps administratifs que les déserteurs ne peuvent pas (…) sortir du territoire de la République », cette restriction étant justifiée par le fait que les déserteurs étant devenus Français à leur arrivée, ils ne pouvaient plus juridiquement être considérés comme étrangers.
Ces différentes possibilités offertes aux étrangers de rentrer au pays eurent pour les communes auboises comme conséquence immédiate de les libérer de leur fardeau, car comme à Granges, Lagesse, Chessy, Racines ou Coursan, la plupart des étrangers en dépôt quittèrent les communes, ceux qui s’y trouvaient encore, travaillaient, donc ils semblaient avoir fait eux-mêmes ce choix et ainsi, nombre de municipalités notaient sur leur dernier état de dépense : « à l’avenir, il ne sera plus fourni d’états, n’ayant plus de prisonnier ».
Course au document libérateur
Naturellement, dès que ces dispositions furent connues des prisonniers et des déserteurs, l’idée de pouvoir enfin rentrer chez eux, déclencha une course effrénée au document libérateur : tout semblait bon, certificat de naissance, de baptême, de mariage, de bonne conduite, d’infirmité, dossier militaire… Les familles étant mises à contribution pour envoyer tout document susceptible d’être accepté. Car, il semble que le traitement des dossiers fût très superficiel et les motivations pour une acceptation étaient d’une générosité déconcertante, surtout si le demandeur pouvait y joindre un certificat de bonne conduite.
C’est, par exemple, Pierre Becker en dépôt à Molins, autorisé à partir : « nous lui avons demandé s’il était porteur de certificats, il nous a répondu n’en avoir aucun, qu’elle était son intention, s’il serait bien aise de retourner dans son pays si la loi le lui accordait, il a témoigné un grand désir de rejoindre son père, il ignore ce que sont devenus ses frères qu’il croit être en service. Le citoyen Lignier père, cultivateur, chez lequel il est, en est fort content pour sa conduite et son travail », de même pour le déserteur André Lahaie en dépôt à Magnicourt , « étant réclamé par son épouse pour retourner à son domicile », et pour celui à Dampierre : nous « certifions qu’il se conduisit toujours, pendant qu’il se trouva parmi nous, en brave et honnête garçon, ainsi qu’on ne puisse dire la moindre chose contre sa conduite ». Avec de telles recommandations, ils furent immédiatement autorisés à se joindre au premier convoi en direction de la Suisse.
Certains, moins chanceux ou plus impatients, tentèrent de forcer le destin en utilisant de faux documents. Car, il semble que parmi les prisonniers et déserteurs la falsification de documents fût courante, que ce soient des laissez-passer pour pouvoir circuler hors du district, comme nous l’avons vu à Arcis-sur-Aube, ou des actes de naissance, suisses ou belges ou tout autre document leur permettant de recouvrer la liberté, Troyes semblant être devenu, pour l’Aube, le centre pour acquérir ces sésames. Le 25 Nivôse An 3 (14 janvier 1795), l’agent national du district de Troyes envoya un rapport au Citoyen accusateur public pour dénoncer cet état de fait : « Les pièces et le procès-verbal que je t’adresse, le tout relatif aux manœuvres employées par les prisonniers et déserteurs étrangers afin d’obtenir des routes pour retourner en Suisse ou en Pologne d’où ils se disent originaires souvent très faussement. Je t’invite à faire toutes diligences pour découvrir les auteurs et fabricateurs de ces papiers. Les individus sont arrêtés comme tu le vois. Je suis persuadé qu’étant interrogés, ils déclareront les personnes qui leur fabriquent ces papiers et c’est ce qu’il est intéressant de découvrir »
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Plus grave pour la République et « du plus grand intérêt pour l’ordre public », fut, toujours à la même époque, le cas de ces prisonniers du canton d’Érvy. Deux furent arrêtés à Langres le 17 Fructidor An 3 (3 septembre 1795) porteurs de fausses feuilles de route. Ils avouèrent que l’un de ces « fabricateurs » n’était autre qu’« un des employés qui travaillait alors dans (les) bureaux » et qu’ils lui avaient acheté ces documents « pour une couronne de la valeur de six francs en argent », les deux fuyards désirant « être renvoyés à leur dépôt, où ils emploieraient tous les moyens possibles pour découvrir le scélérat qui les avait si cruellement trompés », mais surtout pour échapper ainsi à la prison. Deux semaines plus tard, quatre autres, toujours d’Érvy, subirent le même sort, mais « sur la frontière de la Suisse », relatant eux aussi avoir « fait rencontre dans un cabaret d’un quidam (…) qui parlant allemand et français leur a vendu à chacun d’eux une route moyennant la somme de six livres numéraire ». Moins chanceux, ils restèrent en prison à Altkirch.
D’autres, par contre, désiraient rester...
Parallèlement à toutes ces mesures de retour au pays, un certain nombre de déserteurs étrangers et même de prisonniers de guerre envisageaient réellement, de rester en France et d’y vivre en qualité de citoyen de la République. Après tous les revirements et les multiples mesures restrictives et après avoir été ballottés à travers toute la région au gré de décisions, pour eux, incompréhensibles, quelles pouvaient être les raisons qui poussèrent nombre d’entre eux à préférer s’installer dans une commune au lieu de retourner dans leur pays ?
Trouvant probablement là où ils avaient échoué un lieu de vie à leur convenance, certains mirent même beaucoup d’énergie pour y rester, tel ce Jean Ducas, déserteur étranger « arrêté faute de passeport », né à Bucarest, mais d’origine turque, qui « a travaillé au service des cultivateurs du canton de Bar-sur-Seine » et à qui le maire de Bar-sur-Aube s’engage « à procurer du travail chez un cultivateur » dès sa sortie de l’hospice afin qu’il ne soit pas renvoyé en son pays. Le maire de Villy-en-Trodes définissait l’attitude de ces étrangers en ces termes : « Ils sont des hommes, leur volonté est d’être utile à la France. »
Du recensement des déserteurs étrangers encore sur le territoire français au printemps 1798 (Germinal An 6), il ressort qu’il ne restait plus alors dans l’Aube que 87 déserteurs dans les 19 cantons dont les Archives disposent des réponses.
Manquent en particulier les cantons de Troyes, Bar-sur-Seine et Nogent-sur-Seine.
Cet état laisse apparaître pour le département une situation à double facette. Nombre des cantons signalaient qu’ils n’avaient en dépôt plus aucun déserteur étranger ou prisonnier de guerre, ceux-ci étant repartis, preuve de l’efficacité des mesures. Dans les autres, il n’en restait en général que quelques-uns. Par contre, 4 cantons, tous dans la même région, en totalisaient plus de la moitié. Le canton de Dienville comptait encore 10 déserteurs, ceux de Rosnay et Lesmont, 13 chacun et celui de Lusigny 15.
Depuis trois ou quatre ans dans la commune, ceux qui s’y trouvaient encore, étaient déjà bien intégrés. Les éléments déterminants étaient le fait de pouvoir vivre de leur travail et d’être « marié à une fille du pays », ces deux éléments étant indissociables et dans cet ordre : déjà subvenir à son existence par ces propres moyens pour ensuite pouvoir fonder une famille, car le « déserteur marié avec une Française (…) ne doit pas être payé », comme l’indiquait le maire de Davrey en marge de l’État des prêts aux déserteurs étrangers dans sa commune. C’est-à-dire que leur intégration s’effectuait en douceur, d’abord adopter le même mode de vie que l’ensemble des habitants de la commune pour finalement s’y marier.
Ce mariage d’un étranger avec une Française n’était pas sans poser des problèmes, car comme à Rigny-le-Ferron, le prisonnier polonais Pierre Maniot, charretier de son état et dans l’Aube depuis deux ans n’était « porteur d’aucun papier et dans l’impossibilité, vu les circonstances actuelles de guerre, de se procurer tous ceux qui lui seraient nécessaire pour se marier ». Mais, la municipalité aura alors recours au décret de la Convention Nationale en date du 14 septembre 1793 qui prévoyait le cas d’impossibilité « dûment constatée » de fournir les actes indispensables. Comme déjà vu, il suffisait alors de faire établir un acte de notoriété « sur la déclaration de trois de ses parents, résidant dans le même lieu, ou à leur défaut, de trois de ses voisins ou amis. »
Fréquemment, ces futurs mariés exerçaient une « véritable » profession, tel que tailleur d’habits, tisserand, charpentier, charretier, chapelier, fileur de laine, cordonnier, maréchal... c’est-à-dire qu’ils apportaient un plus à la commune où ils s’étaient installés, la proportion de manouvriers mariés y étant plus restreinte. Quant aux domestiques, bien que travaillant et vivant chez un agriculteur depuis plusieurs années, ils étaient le plus souvent « garçons », c’est-à-dire non mariés, « désirant ne pas quitter (leur) condition » pour certains.
Il semblerait qu’en plus, la francisation du nom, c’est-à-dire se voir attribué, après le prénom, un patronyme à consonance française, fut un élément supplémentaire leur permettant de se fondre dans la communauté. Comment ce nom leur était attribué est assez énigmatique, car, comme déjà évoqué, si certains découlaient directement du patronyme étranger, comme Guiche de Guisch, Rosival de Rosenval ou Blanqué de Planken, ou même Maire de Meyer, pour d’autres par contre, il n’apparaît aucun rapport. Comment Johannes Nier se transforma-il en Jean Savart ? Et d’où provient Jean Dupont, déserteur autrichien ou Jean Ducas pour celui d’origine turc ? Une hypothèse : dans la mesure où l’agent qui procédait à l’enregistrement des Déserteurs et Prisonniers, n’avait comme seul critère que ce qu’il entendait, il procédait par analogie en attribuant un patronyme familier à la consonance plus ou moins approchante, d’où Picard, Molard ou Etienne... donné à des Polonais et peut-être même attribuait-il en désespoir de cause un nom à sa convenance.
Le 8 Vendémiaire An 3 (29 septembre 1794), l’agent national du district d’Issoire chargé d’enregistrer les prisonniers polonais indiquait dépité : « Ce sont des noms du diable qu’on peut difficilement écrire ; encore moins prononcer. Enfin, vaille que vaille, déchiffrera qui pourra. J’ai fait de mon mieux » [1].
Les observations jointes à ce recensement concernant les déserteurs restés donnent une idée de la manière dont ils étaient perçus par leurs concitoyens. Il est indiqué pour le canton de Thennelières que le déserteur « est né en Hongrie, il réside en ce moment à Baire, dépendance de Saint-Parre et est marié. Il jouit de la confiance de ses concitoyens », pour celui du canton de Saint-Martin : « Un seul déserteur autrichien s’est fixé dans notre canton. Il se nomme Jean Dupont, demeure à la Chapelle-Saint-Luc, y est marié et c’est en se livrant à l’agriculture qu’il soutient son existence ». Et c’est même avec une certaine fierté que le maire de Rosnay mentionne au sujet des 13 déserteurs en dépôt dans le canton depuis quatre ans : « Il n’est parvenu sur leur compte aucune plainte à la connaissance de l’administration. Ils sont tranquilles et laborieux. Ils paraissent même glorieux d’appartenir à la République française. » Certains cantons semblent avoir été plus propices à ces installations d’étrangers : le canton de Chaource comptait cinq déserteurs étrangers tous « mariés à une fille de la commune ». Le summum de l’intégration est atteint à Chesley où le déserteur étranger, cordonnier de son état, « est marié et paye de la contribution foncière et personnelle et muni d’une patente. »
Cependant, dans quelques cantons, les conseils municipaux gardaient une certaine réserve envers ces étrangers, comme à Bouilly, par exemple, où le conseil notait à leur sujet : « Ces trois citoyens se comportent, tout du moins jusqu’à présent, d’une manière très honnête sans que l’on puisse leur rien reprocher, à notre connaissance », alors que deux, un tisserand et un menuisier, étaient mariés, et malgré tout, pas encore véritablement intégré !
Car, il restait, dans certaines communes, des incertitudes et des réticences quant à la situation administrative de ce nouveau concitoyen : « domicilié et marié en France, devait (-t-il) être ou non considéré comme appartenant toujours à son ancienne patrie » ? À une question à ce sujet émanant de l’Administration centrale de l’Aube, le ministre de la Police générale de la République, donna le 9 Nivôse An 7 (29 décembre 1798) une réponse sans ambiguïté : « il faut conclure que celui qui a déserté les drapeaux de son pays pour passer en France, y a demeuré pendant plusieurs années et y a épousé une Française, doit être considéré comme ayant renoncé à sa patrie dans laquelle il ne peut rentrer sans s’exposer à perdre la vie ». Non plus dépendant du Ministère de la Guerre, comme à l’origine, mais de la même autorité civile que tous les citoyens, le déserteur étranger marié devenait, donc, réellement un citoyen français à part entière avec les mêmes droits et devoirs que ceux de souche.
Quel bilan ?
Malgré toutes les difficultés, les pénuries et la famine latente que subissait la population, l’état d’esprit qui régnait à cette époque, est remarquable. Même lors des affrontements les plus violents entre Français et étrangers, qu’ils soient désignés comme déserteurs, prisonniers ou même ennemis, lorsque ce qualificatif apparaît, aucun document relatant ces événements ne laisse apparaître des ressentiments xénophobes, voire racistes. Plus même, fréquemment, lorsque le terme Déserteur ou Prisonnier est écrit, c’est avec une majuscule au même titre que Citoyen, Agent, Commissaire... comme si il leur était égal. Chaque fois, lors de différents, cela se situait au niveau de l’individu. Il n’était jamais fait la moindre allusion péjorative à son origine, alors qu’à cette époque se côtoyaient à Troyes, mais aussi dans chaque commune, Autrichiens, Prussiens, Hongrois, Polonais, Russes, Italiens, Suisses, Anglais, Hollandais, et natifs des différentes régions de l’Europe... chacun avec sa langue, sa religion, ses us et coutumes. N’étaient pris en compte que leurs relations vis-à-vis de la collectivité et leurs apports, positifs ou négatifs.
Plus même, dans de nombreuses dépositions de plaintes, le plaignant faisait preuve de magnanimité et de mansuétude à leur encontre. Souvent, il voyait dans cet étranger auquel il s’opposait, l’Homme, certes avec des devoirs mais aussi des droits. Il comprenait en quelque sorte ses agissements et était prêt à l’aider et à lui tendre la main, car dans une situation encore plus incertaine que la sienne.
Était-ce l’influence des idéaux révolutionnaires auxquels les différents administrateurs se référaient fréquemment qui provoquait cet élan de générosité et d’humanité parmi une grande partie de la population ?
Anecdote :
Quand l’intégration des étrangers ne fit pas que des heureux :
Le 16 Ventôse An 11 (7 mars 1803), le Citoyen Jérôme Deville, propriétaire à Loches-sur-Ource s’adresse au préfet de l’Aube pour qu’il intercède en sa faveur dans une affaire toute personnelle.
Trois ans et demi plutôt, il a « retiré » du dépôt de prisonniers un certain François Kuersener, originaire de Bohème pour qu’il travaille chez lui. Mais, n’ayant pas eu connaissance de la circulaire concernant l’échange des prisonniers, « celle à son adresse lui (ayant) été soustraite par sa femme qui n’a pu dissimuler, malheureusement pour (son) repos, avoir pris pour cet homme des sentiments qui depuis ont été la cause de la division que cela ne pouvait manquer d’amener dans son ménage », il sollicite du préfet la protection des autorités pour venir à son secours « pour en chasser ce serpent qu’il a réchauffé dans son sein » et le renvoyer au dépôt.
De l’enquête menée par le sous-préfet, il ressort que ce même Jérôme Deville est divorcé de Catherine Amyot depuis le 19 Floréal An 6 (8 mai 1798), soit avant l’arrivée de Kuersener, et que quelque mois plus tard, le prisonnier est entré au service de celle-ci et donc n’est nullement la cause de la division entre les époux. Dans la mesure où les deux anciens époux demeurent dans la même commune, « il s’est élevé plusieurs fois des querelles » et « souvent, il est arrivé que Kuersener a soutenu sa maîtresse, mais avec modération. »
Comme ce dernier « n’a d’autres moyens d’existence que de servir, que, tellement bon domestique que plusieurs particuliers de Loches désireraient l’avoir, qu’il est bon, travailleur, fidèle, adroit et qu’il n’y a pas de reproches à lui faire sur sa moralité, qu’enfin ledit Kuersener paraît désirer de rester en France et surtout ne pas quitter sa condition », le sous-préfet conclut qu’il n’y a pas à donner gain de cause au plaignant !
Remarque :
Les citations restituent, dans leur grande majorité, le texte d’origine avec fidélité.
Cependant, les fautes, souvent grossières, ont été corrigées et parfois, la syntaxe a été légèrement modifiée pour rendre le texte compréhensible.
Sources principales :
- Archives Départementales de l’Aube :
- Documents Série L (Période Révolutionnaire, en particulier de L 1360 à L 1372). Ces documents concernent essentiellement la période révolutionnaire dans l’Aube jusqu’à l’An 5 (1795-1796), c’est-à-dire jusqu’au début de l’époque napoléonienne. Les quelques documents jusqu’à l’An 8 (1800) concernent principalement les prisonniers autrichiens casernés à Troyes.
- Documents Série K – Bulletin des Lois
- Archives Départementales de la Marne :
- Documents Série L (Période Révolutionnaire)
- Instructions déserteurs étrangers – An III-VIII
- Prisonniers de guerre ennemis – Déserteurs ennemis (1792-1793) & (1793-An III)
- Affaires communales (1790-An VIII) Lurey
- Prisonniers de guerre et déserteurs étrangers
- Justice de paix : Marcilly-sur-Seine
- Comités de surveillance : Délibérations (Cahiers et pièces)
- DUMAS Georges, Recueil de Documents et d’Analyses, Documents sur la Révolution de 1789 – 1799, Archives de la Marne.
- MICHELET, Jules, Histoire de la Révolution Française, tome 2 p. 878-879.
- Österreichisches Staatsarchiv – Abteilung Kriegsarchiv Übersicht über die Werbbezirseinteilung 1781-1889 (in WREDE, Geschichte de k. und k.Wehrmacht)
- PAUSER, Josef, SCHAUTZ, Martin, WINKELBAUER, Thomas : Quellenkunde der Habsburger Monarchie (16.-18. Jht).
Documents iconographiques :
- Archives Départementales de l’Aube
- Archives Départementales de la Marne (Série L).
Cartes postales :
- Esclavolles-Lurey : Jean-Louis FONTANIERES
- Troyes : Michel SCHOETTEL http://michel.schoettel.pagesperso-orange.fr/
http://www.diagnopsy.com/Revolution/Rev_080.htm (?) cf. La révolution – Documents.docx. - Wikipédia.
Si vous connaissez d’autres anciens déserteurs ou prisonniers de guerre installés en Brie, merci d’avertir Jean Bernard Duval, historien et responsable de ce site, afin de compléter la base de données.