Le travail, un moyen de soulager les communes ?
En dépôt dans la commune, les déserteurs étrangers étaient incités à effectuer « des travaux publics ou particuliers, dont le produit servirait à défrayer de leur entretien », y compris la ration de pain fournie par celui qui les employait.
Si au début, cette incitation à travailler restait assez vague, rapidement, la Convention précisa la manière dont il fallait la concevoir. La répartition avait lieu en fonction des aptitudes : « Ceux en état d’exercer les arts et métiers seront répartis dans les grandes communes (…) Ceux, par leur état ou leur complexion, pourront se livrer aux travaux de l’agriculture, seront disséminés dans les communes agricoles » et de préciser plus tard : « Je vous invite à observer qu’ils ne sont envoyés que pour travailler et que, par conséquent, ils doivent être répartis en raison des besoins qu’en ont les citoyens pour leurs travaux ».
Cela aura pour conséquence que ceux qui avaient « des professions qui leur deviennent inutiles dans (une) commune où ils ne peuvent les exercer », furent envoyés vers une commune plus importante où ils pouvaient trouver « l’occasion de gagner quelque sous », d’où le transfert d’un tailleur d’habits pour femme, d’un chapelier, de trois musiciens et même d’un écrivain que l’on se passa d’administration en administration jusqu’à Troyes : « Nous pourrions bien même vous l’offrir dans la suite pour vos bureaux parce qu’il a une belle plume et de l’intelligence dans la partie de l’administration militaire. Nous ne parlons pas de son moral qui mérite des éloges ». Toutes ces louages auront pour conséquences qu’il se verra attribuer 50 livres d’honoraires par mois sans compter le pain !
Mais, l’espoir que mettaient les communes dans cette disposition pour diminuer ainsi les charges leur incombant, se trouva rapidement déçu, car jusqu’au moment où les déserteurs trouvaient du travail, ils restaient tributaires des mêmes communes. Le Ministère de la Guerre devait certes les rembourser des sommes avancées, mais, comme toujours avec trois mois de retard et à un taux nettement inférieur aux dépenses réelles. Il s’engageait à verser pour chaque déserteur une solde de 4, puis, quelque temps plus tard du fait de l’inflation, 10 sols par jour pour leur entretien, qui n’était qu’un prêt remboursable, à cela s’ajoutait une ration de pain sur la base d’environ 5 sols la livre.
Et, immédiatement, ressurgit dans les communes une situation identique à celle qui se produisit lors de l’arrivée des prisonniers de guerre. Étant donné que le prix du pain dépendait des récoltes et d’une demande accrue à cause des nouveaux arrivants, ces rations quotidiennes devinrent rapidement une charge écrasante, et tout comme avec les prisonniers, impossibles à fournir dans nombre de communes. Pour cette raison, le ministère recommandait expressément d’occuper « ceux à qui elles auront fait de ces sortes d’avances. », car, en plus du pain, elles étaient tenues « à leur fournir à titre d’avance des effets d’habillement et de linge et chaussures. »
Mais, quel travail leur offrir ?
Cette difficulté qu’éprouvaient les communes à assurer l’entretien des étrangers en dépôt, était encore aggravée par le fait qu’il leur était pratiquement impossible de leur trouver du travail. Car, outre le fait que les possibilités d’être employé étaient dépendantes de la saison, il existait une certaine inadéquation entre les propositions des uns et les aptitudes des autres. De plus, prisonniers de guerre et déserteurs étrangers entraient directement en concurrence, les premiers étant encore moins rétribués que les seconds, au point que, dans le canton d’Érvy, « des bruits sourds annonçaient des projets de rixes entre les déserteurs et les prisonniers ».
Le degré de privations et « de la disette d’occupations » qui duraient depuis plusieurs mois et ses conséquences pour les étrangers, est décrit par l’Agent National de Bar-sur-Seine le 12 Nivôse An 3 (1 janvier 1795) : « Les prisonniers de guerre mis au dépôt de Bar-sur-Seine sont dans la plus grande détresse, dépourvus des objets d’habillement et de ceux propres à la garantie des rigueurs de l’hyver. Ils manquent la plupart de souliers, de chemises, de bas. Le coucher leur devient effrayant parce qu’ils n’ont pas même de couverture (….) Il en est de même d’une grande partie des Déserteurs étrangers ; la plupart des uns et des autres, en effet, sont ni propres au travail, ni ne trouvent d’occupation dans la saison où nous nous trouvons. Ils n’ont aucun moyen de fournir à leur entretien, aussi voit-on déjà plusieurs de ces déserteurs étrangers se livrer au pillage ».
Même constat à Champignolle avec dix déserteurs : « Ces hommes ne savent pas travailler la terre pour pouvoir les employer utilement à la culture, ils se plaignent qu’ils sont tout nus et effectivement, ils le sont, ils n’ont point de souliers à leurs pieds, leur travail n’est pas suffisant pour les nourrir et les entretenir. (…) La plupart de nos concitoyens ont assez de peines à entretenir leurs enfants sans les charger d’entretenir un homme qui ne leur sert à pas grand-chose. »
Quant aux officiers municipaux de Villy-en-Trodes, ils demandaient dès le 8 Messidor An 2 (26 juin 1794) aux commissaires chargés de la répartition que faire des 6 déserteurs, car « les citoyens de notre commune les logent et nourrissent pour ainsi dire par charité quoi que n’ayant presque pas de grain. (…) Si, même un laboureur voudrait se servir de ces gens-là, dépensera-t-il de l’argent pour prendre du monde qui sont ni ouvriers, ni qui entendent ce qu’on leur commandera. Ce n’est pas alors la faute de ces étrangers s’ils ne travaillent pas, ils montrent assez de bonne volonté, mais c’est tout » et de conclure : « Nous ne savons sur quoi qu’il faut retenir (les sommes avancées) puisque ces gens ne gagnent rien. »
Plus énergique fut la requête du maire de Payns du 4 Vendémiaire An 3 (5 novembre 1794) : « Vu le manque de logement et l’impossibilité du travail où sont les déserteurs qui sont répartis en notre commune et d’ailleurs ne pouvant faire entendre raison à ces déserteurs ni à droite ni à gauche ce qui nous est insupportable, (…) nous invitons le citoyen Agent national près le district de Troyes de bien vouloir les faire remettre au dépôt. » ; ce dernier notant en marge de la lettre : « Il convient de savoir à quel prix ils ont travaillé ». Le maire de Racines agissait, quant à lui, de manière plus expéditive encore. Pour se débarrasser des 15 déserteurs, il en envoya 6 en prison à Érvy et le reste à la Maison d’arrêt de Troyes ! Tous les prétextes semblent avoir été utilisés pour contraindre l’autorité centrale à prendre en compte leurs plaintes.
Certains, cependant, firent preuve de plus de générosité, comme à Lentille où le maire notait : « On a pu constater la quantité de journées qu’ils (les 9 déserteurs) ont été occupés parce que ne sachant pas travailler aux ouvrages de la campagne, des citoyens ne les prennent que par humanité, pour leur vie et quelque effets d’habillement qu’ils leur donnent. »
Comme déserteurs et prisonniers ne trouvaient, depuis plusieurs mois, pas ou peu travail, les maires, impuissants face à une telle situation, indiquaient régulièrement en marge de l’ « État des prêts aux déserteurs en dépôt dans la commune », tel le maire d’Auxon : « il est à observer que nous avons été dans l’impossibilité de (leur) procurer de l’ouvrage ». Celui de Vallières, probablement excédé, donna libre cours à sa mauvaise humeur. Pour les mois de Nivôse et Ventôse An 3, il indiqua bien : « Les déserteurs n’ont point travaillé, sans ouvrage et n’ayant pu leur en procurer », mais en Germinal, cela se transforma en « Les déserteurs n’ont point travaillé, n’étant point payé au travail et ayant mauvaise volonté », et en Prairial : « Les déserteurs n’ont voulu travailler ». C’est le même prétexte qu’utilisa le maire de Davrey pour justifier l’inactivité des 15 déserteurs : « Nous (…) certifions que les Déserteurs étrangers compris dans le présent état n’ont pas été employés pendant le mois de Pluviôse (An 3), que nous n’avons pu leur procurer du travail attendu qu’ils sont mauvais sujets pour la plupart et que les citoyens n’aiment pas les employer. »
Inhabituelle et en contradiction avec les autres documents, est la requête du 5 Messidor An 2 (23 juin 1794), émanant de la municipalité de Brienne aux commissaires chargés de la répartition qui durent en prendre connaissance avec satisfaction : « Instruits que vous aviez à votre disposition des déserteurs prussiens pour les répartir dans les campagnes qui auraient besoin d’ouvriers pour la culture des terres et autres ouvrages, nous nous adressons à vous pour vous prier de vouloir bien en envoyer une vingtaine pour notre commune. Dans ce nombre, il faudrait un chapelier, trois cordonniers, deux taillandiers ou maréchaux et le reste propre au travail d’un cultivateur. (…) Dans le cas où vous pourriez faire ces envois, nous vous serons obligés de le faire le plutôt possible, nos cultivateurs n’ayant pas suffisamment d’ouvriers pour leur moisson. » À demande exceptionnelle, traitement exceptionnel : dès le lendemain, leur vœu fut exaucé !
Il semblerait qu’à cette époque, cette partie du département connut une certaine prospérité, car la municipalité de Piney adressa une demande similaire aux mêmes commissaires : « Ne vous serait-il pas possible dans la répartition que vous aurez à faire des déserteurs étrangers de nous envoyer de préférence des hommes forts, robustes et accoutumés aux travaux de la campagne, dont quelques sachant parler la langue française. Ces gens-là seraient plus à même d’être utiles et pourraient se procurer plus aisément leur subsistance. »
Mais, ces deux derniers cas sont vraiment en opposition avec les réalités économiques de toute la région, que ce soit l’Aube ou la Marne. La dégradation constante des conditions matérielles y provoquait une recrudescence des débordements tant de la part des prisonniers de guerre que des déserteurs étrangers mettant sérieusement en cause la sécurité de tous, de sorte qu’à tous les niveaux, les pouvoirs constitués furent contraints d’intervenir avec le peu de moyens à leur disposition pour tenter de parer au plus urgent.
Absence de travail et pénurie rendent toute mesure obsolète...
Le nombre excessif de personnes à charge, conjugué à la loi du maximum général provoquant une hausse vertigineuse des prix, accentua la pénurie pour tous. Le mécontentement grandissait aussi bien parmi la population que parmi les étrangers, mécontentement que les municipalités étaient incapables de prévenir. Car, en plus des questions d’hébergement et d’entretien, le problème crucial était et demeurera durant toute cette période de savoir comment on allait pouvoir nourrir les uns et les autres.
Le 6 Nivôse An 3 (26 décembre 1794), l’Agent national d’Arcis avertissait le Commissaire des guerres à Troyes : « Je te préviens, Citoyen, que depuis le niveau maximum du pain, les municipalités chez lesquelles il y a des déserteurs cantonnés, se plaignent de ce qu’elles ne peuvent donner la ration de pain au prix de cinq sols ». Identique était la requête de l’Agent de Rigny-le-Ferron : « La ration de pain est depuis cette époque et jusqu’au 20 Pluviôse (An 3) à raison de 6 livres 6 sols la livre compris les frais de transport de la commune de Érvy à Rigny, attendu qu’on ne peut se procurer du pain à Rigny pour la nourriture des prisonniers ». Tous les produits de base subissaient la même inflation, conséquence de la loi du « maximum général ». A titre d’exemple, en l’An 5, le pain vaut à Villadin 12 sols la livre en Prairial, 20 en Messidor et 30 en Thermidor (c’est-à-dire de mai à septembre 1797).
Monnaie | Système duodécimal |
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Denier | 1 |
Sol / sou | 12 deniers |
Livre | 240 deniers |
Poids | Système duodécimal |
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Once | 1 |
Livre | 12 onces |
Livre de Paris | 189,5 g |
Volume | Système duodécimal |
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Boisseau | 12.67 litres |
Setier | 12 boisseaux |
La municipalité de Précy-Saint Martin, 475 habitants, maire en tête, envoya, dès le 23 Thermidor An 2 (10 août 1794), aux commissaires chargés de la répartition à l’arrivée des dix déserteurs une lettre pour expliquer en détail la situation de la commune : « Vous savez que Précy-Saint Martin est un païs de vignoble, fort pauvre, puisque les vignes ne produisent presque rien depuis quatre ans et qu’on ne recueille que pour vivre à peu près trois mois de l’année ; vous sentez par-là la disette que chaque particulier a éprouvé par la difficulté de se procurer du blé et combien il a déjà été en outre fatigué du passage des troupes qu’il a logé pendant plus de dix mois ».
La lettre des officiers municipaux des Riceys en date du 17 Fructidor An 2 (3 septembre 1794) donnait le même aperçu de la situation dans laquelle se trouvait toute la région : « nous avons avec beaucoup de peine pourvu à leur (14 déserteurs) subsistance parce qu’on ne récolte pas de grains dans notre pays. Aujourd’huy, leur traitement tant pour nourriture que prêt est fixé à 15 sous, il doit fournir à leur subsistance, mais 1° la difficulté d’avoir des grains ne permet pas à nos boulangers de cuire, 2° ils (les déserteurs) ne peuvent quitter notre commune pour se procurer du pain ailleurs, il faut donc que nous pourvoyons à leur subsistance, notre marché n’est pas approvisionné, on n’y amène pas par semaine plus de 80 quintaux de grain, et 400 ne suffiraient pas pour la nourriture des individus, cette petite quantité ne nous laisse pas les maîtres de faire des prélèvements, les Citoyens affamés se jettent dessus. »
De nombreuses communes du département et plus particulièrement les régions où la vigne était la culture dominante, firent aux administrateurs de l’Aube des descriptions aussi dramatiques, car elles vivaient une période de disette extrême due « aux fléaux d’une grêle prodigieuse » qui, détruisant les récoltes, les mettaient « hors d’état de fournir à leurs besoins ». À cette pénurie, s’ajoutaient les effets néfastes de la loi du maximum général : les cultivateurs refusaient de livrer le grain au prix imposé, spéculant sur une hausse.
La municipalité d’Érvy adressa le 25 Germinal An 3 (14 avril 1795), une pétition au directoire du district pour dénoncer ce mouvement né de la taxation des grains : « La municipalité vous représente que quantité de cultivateurs et de propriétaires de cette commune diffèrent et même refusent de mener sur le marché les grains qu’ils ont été requis de faire conduire, en sorte que le marché de cette commune se trouve démuni et que les artisans manquent de subsistance. Il en est de même des communes voisines, aucun cultivateur ne conduit du grain sur le marché quoiqu’ils doivent être requis ». Les agents municipaux demandèrent en conséquence le renfort de la gendarmerie « pour faire cesser cette malveillance opiniâtre » afin de contraindre ces citoyens à « fournir la quantité désignée » et de joindre à leur pétition la liste nominative de tous les contrevenants avec les quantités à livrer.
Est-ce que cette pétition fut couronnée de succès ? Rien n’est moins sûr, car le mois suivant, le 26 Floréal An 3 (15 mai 1795), cette même municipalité mit les administrateurs face à leurs responsabilités : « Nous vous prévenons, Citoyens, que le Citoyen Roi, chargé de faire la distribution du pain ainsi que le payement du prêt aux prisonniers de guerre et déserteurs, ne veut plus se charger de ces détails et qu’il entend quitter demain, pour la raison qu’il n’a plus de fonds. La municipalité en manquant absolument ne peut lui en fournir » [1]. Ce coup de force porta ses fruits, car une semaine plus tard, le district d’Érvy leur débloqua 600 livres de blé et durant plusieurs mois, de Nivôse à Messidor, il délivra des billets de réquisition pour « faire livrer au Citoyen Renaudin, boulanger de cette commune la quantité de 10 (parfois 15) quintaux de bled à prendre dans le magasin national d’Érvy pour la subsistance des prisonniers et déserteurs étrangers ». Cette demande monta pour le mois de Nivôse à 25 boisseaux « pour être ladite quantité de bled moulue avant les fortes gelées ». Pas moins de 117 quintaux furent ainsi fournis.
Même tonalité à Maraye où, le 7 Ventôse An 3 (25 février 1795), le maire et les officiers municipaux, suivant le processus prévu par la loi du maximum général, exposaient au même directoire « que depuis longtemps, ils ont des déserteurs étrangers cantonnés dans leur commune, qu’étant obligés de leur procurer une livre et demi de pain par jour, ils se trouvent dans le moment-ci dans l’impossibilité de le faire, qu’après les réquisitions adressées par eux aux différents propriétaires de grains de leur commune, ceux-ci s’étant refusés d’y satisfaire, ils ont fait des recherches chez eux et qu’effectivement, les propriétaires de grains ont à peine pour leur consommation ». Celui-ci répondit à leur requête en leur accordant 6 quintaux de grains.
Restrictions imposées par Albert, Représentant du Peuple
Tous les départements de la région étant confrontés à la même pénurie alimentaire, cette situation s’éternisant et aucun espoir d’amélioration n’apparaissant, le 12 Germinal An 3 (1 avril 1795), le Représentant du Peuple, Albert, envoyé par la Convention Nationale dans les départements de l’Aube et de la Marne afin de surveiller l’application des mesures, en quelque sorte préfet avant l’heure, fut contraint d’instaurer dans ces deux départements des restrictions dues à « un manque de grains et de farine qui impose la nécessité d’économiser les ressources actuellement existantes, c’est dans cette vue qu’il vient d’être réglé que la ration de pain attribuée tant à nos frères employés au service de la République, qu’aux prisonniers de guerre et déserteurs étrangers serait réduite à vingt onces pour chacun d’eux indistinctement », cette mesure étant compensée, dans un souci d’équité, par une indemnité en argent pour leur permettre d’acquérir par eux-mêmes ce qu’on ne pouvait leur fournir. À noter que durant cette période, les agents au service de l’administration étaient soumis au même régime que ceux qu’ils surveillaient ! Deux semaines plus tard, le Comité de Salut Public diminuait à nouveau la ration de pain des prisonniers de guerre et la réduisait à 16 onces, en ajoutant : « Dans les lieux où la pénurie de grain ne permettrait de distribuer momentanément aux Prisonniers de Guerre qu’une moindre quantité de pain, il y sera suppléé par une distribution de riz, légumes ou biscuits. », preuve du profond décalage entre la situation dans les campagnes et sa perception au niveau national où les réalités rurales étaient ignorées.
Étant donné qu’il était impossible de se procurer la moindre nourriture, ces décisions n’eurent comme conséquence que d’augmenter la famine et de provoquer parmi les étrangers une importante vague de désertions qui débuta dès le mois suivant le décret d’Albert, ceux-ci espérant trouver ailleurs ce qu’ils ne pouvaient obtenir sur place. Dans le district d’Érvy, par exemple, ce fut un véritable exode qui se produisit dans la quasi-totalité des communes : à Auxon 3 des 4 déserteurs s’évadèrent, à Davrey 8 sur 9, à Marolles-sous-Lignières 6 sur 8, à Courtaoult 6 sur 10, à Coussegrey 10 sur 11, à Lignières la totalité. Aix-en-Othe envoya purement et simplement ses 11 prisonniers et déserteurs à l’hôpital, à leur retour 9 partirent, et chaque fois avec mention dans la marge de l’État des prêts : « aucun travail » ou « pas d’ouvrage », comme pour les excuser d’être partis !
Inattendue, fut la situation dans la commune de Chesley où les 6 déserteurs, eux aussi sans travail donc à charge, restèrent, probablement parce que la commune sut faire face aux difficultés et leur donner des conditions de vie plus acceptables.
D’où une cohabitation parfois tendue...
Les problèmes de cohabitation entre citoyens et étrangers existaient certes depuis leur arrivée, et pouvaient se manifester violemment, comme, par exemple, à Érvy, où les gendarmes durent intervenir le 10 Thermidor An 2 (28 juillet 1794) : « Nous nous sommes transportés chez le Citoyen Chailly, aubergiste, pour arrêter des déserteurs étrangers. Nous (les) avons trouvés (…) qui frappent sans distinction tous ceux qui se trouvent devant eux et même ont frappé le Citoyen maire avec un officier municipal quoique revêtus de leur écharpe et leur ont donné plusieurs coups en les injuriant ». Notable est le respect qu’attendaient les autorités ceintes de leur écharpe, ce pouvoir symbolique qu’elle était censée conférée ne semblant nullement impressionner les étrangers !
Et, si le comportement des déserteurs ou des prisonniers nécessitait leur arrestation, les différentes autorités n’hésitaient pas à les faire conduire à la Maison d’arrêt de leur district. Ainsi, le maire de Villiers-aux-Corneilles dans la Marne se servit de ses dispositions pour se débarrasser d’un déserteur encombrant : « tous les jours, il fait un carillon terrible, il empêche le repos public, il n’est jamais couché à son logis, il bat ses camarades, et ses camarades ne veulent plus rester avec lui. (…) Nous l’avons enfermé cette nuit pour être ce jourd’hui reconduit à Sézanne et être enfermé en vertu dudit arrêté du Comité de Salut Public jusqu’à la paix. »
Ces débordements pouvaient même parfois revêtir une forme extrême : « Nous vous donnons avis, Citoyen, qu’il vient d’être commis un assassinat à La Braux, commune du canton de Chavanges (…) envers une femme veuve chez laquelle était logé un déserteur étranger fortement soupçonné d’en être l’auteur. »
Mais, la famine grandissante, consécutive aux mesures prises par le représentant Albert, provoqua une recrudescence des plaintes, aussi bien de la part des déserteurs et prisonniers que des citoyens, liés dans l’infortune. Certaines étaient, certes, toujours aussi futiles, mais d’autres, par contre, étaient la manifestation d’un désespoir extrême, et beaucoup avaient de communes qu’elles concernaient des problèmes dus à la pénurie latente de produits alimentaires, de bois, de vêtements qui les poussaient à « la plus grande violence et la plus grande furie », voire à de véritables rebellions, d’autant que, dans de nombreuses communes, les maires se sentaient fort démunis face à un groupe d’étrangers déterminés.
Fréquemment, elles concernaient des vols de produits de base. Courante pour l’An 3, année des restrictions, sont les plaintes du type de celle du citoyen Pierre Guillemot, ex-curé et d’Anne Clément, sa domestique, de la commune d’Ormes, contre trois déserteurs logés dans le ci-devant presbytère : « la citoyenne Anne Clément a répondu qu’il n’y avait que les nommés Slavich et Diettrich qui s’étaient émissés d’entrer dans la cave du citoyen Pierre Guillemot pour tirer de son vin et qu’ils avaient fait cuire de son jambon, mais qu’elle demandait grâce pour eux et que, s’ils se conduisaient bien par la suite qu’elle ferait présent d’une culotte et d’une chemise à un nommé Diettrich qui est tout nu. », cette dernière proposition pleine de compassion, était fréquente lors de plaintes, comme si les plaignants comprenaient les agissements de ces étrangers et les excusaient en partie.
Mais parfois, la détresse de ces étrangers se manifestait avec force, comme à la Celle-sous-Chantemerle dans la Marne, où le maire envoya au Directoire du district un rapport concernant l’un d’eux : « Mathie Mattret, femme Godot, nous a déposé que ledit déserteur étranger faisait de vils menaces en jurant que, si on ne voulait pas lui donner du bois pour le chauffer qu’il s’en foutait, qu’il brûlerait la porte de la maison et tout ce qu’il s’aviserait et puis qu’il foutrait le camp », le bois de chauffage étant, après la nourriture le second sujet de plaintes, comme le prouve la déposition du maire de Baye, également dans la Marne auprès de l’administration forestière : « Aujourd’hui, 18 Pluviôse An 3 (6 février 1795), (…) le Citoyen Michel Martin, garde forestier domicilié en cet commune, lequel a déclaré qu’en faisant sa tournée ordinaire, qu’il était apparu qu’il avait été coupé deux chênes d’environ deux pieds de tour dans le bois appelé le bois de Saint-Roch. D’après les informations à lui faites, il lui a été déclaré par deux citoyens de la commune qu’ils avaient été coupés par les déserteurs en dépôt dans la commune. (…) (C’est) pourquoi nous prévenons l’administration forestière afin que la commune ne puisse être accusée pour le délit d’autant qu’il est très dangereux pour les citoyens de s’opposer aux désordres de douze déserteurs réunis à qui on ne peut faire entendre raison. »
Pour des exactions du même type, le président du Directoire exécutif du canton de Saint-Martin-ès-Vignes, proche de Troyes, lançait, le 6 Thermidor An 3 (24 juillet 1795), un appel pressant aux administrateurs de l’Aube : « Depuis quelque temps, les prisonniers de guerre en dépôt à Troyes se répandent dans nos communes et y causent des alarmes qui ne sont que trop fondées. Ces faméliques qu’une affreuse misère dévore, s’introduisent chez les cultivateurs et volent tout ce qu’ils rencontrent, pain, beurre, fromages, œufs, volailles et autres comestibles. Quelques-uns même forcent les coffres, les armoires et pillent l’argent. Ce désordre se commet d’autant plus facilement que les habitations des laboureurs sont toutes actuellement abandonnées à la loy publique. En effet, à cause des travaux de la récolte, il n’y existe plus dans tout le cours de la journée que des enfants ou des vieillards incapables d’en imposer. »
La Convention, se refusant à reconnaître l’extrême précarité dans laquelle ces étrangers survivaient, attribuait, dès le 12 Frimaire de l’an 2 (2 décembre 1793), ces troubles à l’ordre public au fait que certaines communes négligeaient « d’occuper utilement ces hommes comme ils pourraient l’être et sont cause de leur rébellion, par l’état d’oisiveté et de pénurie où on les laisse. », et d’ajouter : « Aucun de ces hommes ne peut se soustraire par paresse ou mauvaise volonté aux travaux pour lesquels ils sont requis. », d’où son exigence aux élans très emphatiques « d’employer le plus grand nombre d’ouvriers possibles aux travaux de la récolte.
Considérant que la plupart des prisonniers de guerre réunis dans les places et les grandes communes de la République, y mènent une vie oisive et nuisible à eux-mêmes, qu’ils seront utilement employés à la récolte, qu’ils reprendront avec satisfaction des fonctions auxquelles leurs tyrans les ont arrachés, qu’ils apprendront à connaître les principes d’humanité et de générosité, qui animent la Nation contre laquelle on les armait, qu’en recevant le salaire de leurs travaux, ils serviront la cause de la liberté ».
La conséquence de ces recommandations venant du sommet de l’État fut immédiate. Les quarante prisonniers en dépôt à Arcis furent envoyés à Troyes, car « l’établissement d’un nouvel hôpital militaire dans la commune de Troyes » nécessitait « l’usage de beaucoup de bras ». De même cent prisonniers prussiens furent réquisitionnés dans différentes communes du district d’Érvy pour travailler dans les bois d’Aix-en-Othe pour le compte d’entrepreneurs venus de Sens « chargés de l’approvisionnement en bois et charbon de Paris ».
Un autre domaine d’activité semblait dévolu aux prisonniers et déserteurs : le travail dans les ateliers de salpêtre, car le Comité de Salut public avait, le 14 Frimaire An 2 (4 décembre 1793), imposé « l’extraction révolutionnaire du salpêtre » afin d’alimenter les champs de bataille en poudre noire. Chaque district fut alors contraint de créer une usine pour « la fabrication de toutes les poudres de guerre et de chasse ». En conséquence à Érvy, seize déserteurs y furent envoyés dès leur arrivée, parmi eux un enfant de douze ans, de même à Rigny-le-Ferron, à Champignole, etc., car, ces actes de générosité en faveur de la Révolution permettaient de s’en débarrasser.
Naissance de problèmes nouveaux …
Principale source de conflits : la rétribution du travail...
L’emploi des étrangers dans les communes et leur rétribution furent à l’origine de nombreux affrontements avec les autorités. Car, là aussi, régnait une certaine confusion quant à l’application des dispositions concernant leur solde. Nombre de municipalités étaient, malgré leur bonne volonté, contraintes de demander des éclaircissements aux Commissaires départementaux, car fréquemment, celui qui était chargé de cette gestion, n’était autre qu’un simple citoyen totalement inexpérimenté à ce genre d’exercice avec face à lui des étrangers très bien documentés.
Ce sont les officiers municipaux de Méry-sur-Seine, qui, face aux récriminations des déserteurs, et se référant à la loi du 2 Nivôse An 2 (22 décembre 1793), prévoyant pour ceux qui travaillaient « des sommes (…) au-delà du produit de leur travail », se tournèrent le 1 Prairial An 2 (20 mai 1794) vers les Commissaires du département, car « quelques-uns ( des déserteurs) de ceux qui sont à Méry ont déjà trouvé de quoi s’occuper ; malgré qu’ils gagnent, ils n’en réclament pas moins ainsi que les autres, sept sols six deniers de paye par jour et une livre et demi de pain pour chacun d’eux, ainsi que le bois et la lumière qui peuvent leur être nécessaire. Celui qui a une femme et un enfant demande qu’il lui soit donné par jour, sans aucun égard au gain qu’il peut faire en travaillant, quinze sols et trois livres de pain à cause de son enfant et de sa femme. Ils nous ont dit qu’ils étaient ainsi traités à Troyes. Nous vous prions de nous éclaircir à ce sujet. » Le problème posé par la présence de femmes et d’enfants se retrouvera fréquemment. Devait-on fournir à chacun une part de pain ou devaient-ils se partager la part du mari ? Si la femme et même les enfants étaient enregistrés comme prisonniers ou déserteurs, ils étaient traités comme tels, sinon, leur sort dépendait en grande partie de la bonne volonté des agents !
Face à ces étrangers qui leur faisaient front et qui leur en imposaient, les agents communaux étaient quelque peu désemparés. Toujours dans le District d’Arcis, l’administrateur, intimidé par l’opposition qu’il rencontrait, interrogea ceux du département de l’Aube pour savoir ce qu’il devait faire des « 141 prisonniers de guerre qui se refusent à toute espèce de travail ».
Problème identique dans la Marne où le maire de La Noue, commune du district de Sézanne, déconcerté par l’attitude de ses trois déserteurs, se plaignait de leurs revendications. Sa lettre est révélatrice de son impuissance et de son désarroi face à l’argumentation très élaborée de quelqu’un se refusant à tout compromis : « Par la lettre que vous nous avez envoyée du 26 Frimaire dernier (16 décembre 1794) de la Commission de l’organisation et du mouvement des armées de terre, pour réprimer un abus qui existe dans le paiement des déserteurs étrangers qui, tous, reçoivent un traitement quoiqu’il ne leur soit pas dû – que lorsqu’ils sont dans l’impossibilité de travailler –. J’ai représenté aux trois déserteurs étrangers qui sont cantonnés dans la commune de La Noue qu’ils étaient en état de travailler et que s’ils ne travaillaient pas lorsqu’ils seraient requis par les cultivateurs ou autres de la commune, qu’ils n’auraient aucun traitement de paye, ils m’ont répondu que la nation devait les payer à dix sols par jour et leur donner une livre et demi de pain par jour et qu’ils voulaient avoir ce qu’on leur avait promis pour les faire entrer en France. Et que s’ils travaillaient que cela n’empêcherait pas qu’on leur donne leur paye comme on leur a promis. Et que ce qu’ils gagneraient en plus s’ils étaient occupés, que c’était pour les habiller et (les) entretenir de bas et souliers et de chemises. Et qu’en travaillant qu’ils usaient plus que (de) ne rien faire. Et que si on ne leur donnait pas la paye qu’on leur a promis de la nation et de ce qu’ils pouvaient gagner en travaillant pour les habiller qu’ils aimaient mieux ne rien faire et qu’ils n’useraient pas leurs habits comme s’ils travaillaient et qu’ils n’auraient pas tant de peine. »
Et des Français qui abusaient de la situation...
Mais, les plaintes n’émanaient pas seulement des autorités en place, celles provenant des étrangers concernant leur rétribution étaient tout aussi fréquentes, au point qu’Albert, Représentant du Peuple dut faire une nouvelle mise au point. Les déserteurs étrangers se livrant à des travaux utiles « doivent en recevoir un juste salaire, et que ce salaire devient à leur égard un moyen de police, et d’une sorte de responsabilité. » En conséquence, il définissait des règles précises qui, appliquées, devaient réduire les tensions : la commune se devait d’établir un registre des déserteurs qui travaillaient chez les particuliers, et à quelles conditions ils étaient engagés à ce travail, espérant ainsi contrecarrer certains abus. « Ceux des déserteurs qui seront employés à des travaux particuliers, recevront 22 sous par jour, pour leur tenir lieu de solde et de pain, (...), le tout indépendamment des subsistances et salaires que lesdits déserteurs pourront obtenir des citoyens qui leur procurent du travail », les municipalités retenant le prix de l’entretien et des vêtements les plus indispensables sur les salaires alloués, à raison de 11 sous pour chaque journée de travail.
C’est en ce sens que l’Agent national du district d’Arcis rédigea, le 1 Vendémiaire An 3, (22 septembre 1794) à la suite d’une intervention du Département de l’Aube une mise en garde à l’adresse des différentes municipalités de son arrondissement : « Le Département de l’Aube informé par l’Agent National du district de Troyes, que plusieurs déserteurs (...) viennent journellement à Troyes se plaindre qu’ils ne sont ni payés ni nourris par les Communes, (...) ainsi qu’ils devraient l’être, me charge de vous rappeler que ces individus doivent être exactement payés et nourris par vous (...). Je vous invite en conséquence à veiller exactement à ce qu’ils reçoivent chez vous la subsistance qui leur est attribuée par la loi, sans leur laisser aucun motif de plainte à cet égard. »
Si leur exploitation par les personnes les employant devenait excessive, les administrateurs départementaux pouvaient intervenir en faveur des étrangers spoliés, comme ce fut le cas dans la commune de Mesnil le 17 Messidor An 2 (8 juillet 1794) :
« D’après la plainte du nommé Gottlib Cazimir et de ses deux camarades, tous trois déserteurs étrangers, occupés par le citoyen Dubuisson, habitant votre commune, tendant à ce que ce dernier ne leur donne absolument que leur nourriture. Nous vous invitons, Citoyens, à vous conformer aux articles 27 et 28 de l’instruction du Comité de Salut public en date du 2 Nivôse dernier (22 décembre 1793) sur la conduite que les Municipalités doivent tenir envers les déserteurs étrangers. Vous y verrez qu’elles sont invitées de les employer à des travaux publics ou particuliers dont le produit servirait à les défrayer de leur entretien. D’après l’application de cette instruction, il convient que vous vous entendiez avec le Citoyen Dubuisson pour l’entretien de ces trois déserteurs qui travaillent chez lui depuis le 8 Messidor sans que soit fait aucun paiement. »
Parfois même, devant des abus flagrants, les administrations départementales solutionnaient entre elles le problème : « Un déserteur (…), placé par vous dans la commune de Benoît-sur-Seine, est arrivé ce matin auprès de moi pour se plaindre des menaces et mauvais traitements d’un dénommé Vernier de cette commune. Je vais écrire à la commune à cet égard. Comme cet homme a besoin, vous lui ferez donner son prêt ici, et ensuite le renverrez en la même commune », accompagné par un autre déserteur « qui entendait le français » pour faire reconnaître ses droits par la municipalité.
Pour des raisons semblables, le district envoya un déserteur « pour prendre connaissance des faits » qui motivaient les plaintes de ceux en dépôt à Vosnon. L’argumentation de la municipalité est remarquable par sa mauvaise foi : « Nous n’ignorons pas que l’intention de la République est qu’ils soient payés. Si nous sommes inculpés par quelque mauvais sujet, c’est pour récompense de l’humanité que nous avons exercée envers eux, (…) mais notre intention était de les ramener avec douceur et qu’ils reconnaîtraient les égards que l’on avait pour eux. Si la conduite que nous avons tenue à leur égard vous eût été déclarée juste, vous auriez certainement rejeté leur réclamation injuste. (…) Vous devez bien penser que, si ils avaient travaillé comme ils disent chez le Citoyen où ils étaient et qu’il eût refusé de les payer, nous étions dans le cas de le forcer. (…) On ne finirait pas si on vous rapportait toutes les peines qu’ils nous ont causé. », le déserteur à l’origine de la plainte y étant décrit comme « un très mauvais sujet, (…) un homme lâche et paresseux »
Pour avoir finalement une vue exacte de la situation sur le terrain, les administrateurs du département nommèrent dans chaque district un commissaire avec pour mission de visiter les déserteurs et prisonniers dans chaque commune. Dans son rapport du 24 Vendémiaire An 3 (15 octobre 1794), celui qui inspecta toutes les communes du district d’Érvy notait dans ses conclusions : « Il fallait apprendre à ces étrangers quels sont leurs devoirs envers la République dans le sein de laquelle ils se trouvent. Il fallait même expliquer les lois aux municipalités, leur donner les renseignements dont elles pouvaient avoir besoin, et par leur organe, faire connaître aux citoyens les devoirs que l’hospitalité d’une part, et la loyauté républicaine d’autre part leur imposent strictement. (…) Si dans quelques communes des troubles ont paru s’élever, ils ne provenaient que d’une cause bien naturelle qui les a fait naître. Parlant deux langues absolument différentes, les étrangers et les citoyens ne s’entendaient point. De là quelques injustices, soit d’un côté, soit d’un autre, de là des mésintelligences qui ont donné lieu à des plaintes parvenues jusqu’à vous. » Au vu de la situation apaisée qui régnait dans certaines communes, il ajouta : « C’est que partout où les municipalités sont composées de citoyens patriotes, instruits et ennemis de l’égoïsme, ces étrangers remplissent strictement leurs obligations envers la République et n’ont aucune réclamation à faire. »
Et comme à maintes reprises, de nouvelles mesures...
Malgré toutes ces interventions et ces rappels au respect des réglementations, la situation dans l’ensemble des départements restait tendue. Pour essayer de trouver enfin une solution pérenne aux problèmes posés par ces étrangers, d’enrayer les progrès des désordres et de réprimer des délits, l’administration départementale de la Marne, puis celle de l’Aube prirent, durant le mois de Pluviôse An 4 ( février 1796), toute une série de mesures qui aboutissaient à dessaisir de fait les autorités locales de la gestion des déserteurs et prisonniers et à la centraliser entre leurs mains : « Les déserteurs et prisonniers de guerre existant dans les communes de l’arrondissement du département, seront tenus de se rendre dans leurs dépôts respectifs, (…) (ils) resteront dans leurs casernes, à l’effet de quoi il sera établi une garde suffisante pour les contenir. (…) Les citoyens qui désireront avoir à leur service de ces prisonniers de guerre et déserteurs (...) feront la soumission de répondre des faits civils desdits déserteurs et prisonniers de guerre. (...) L’inspecteur en chef du dépôt (…) fera tous les jours, soir et matin, l’appel des prisonniers et déserteurs commis à sa surveillance. Les Commissaires du Directoire exécutif, Officiers municipaux et Agents des communes, feront arrêter tout prisonnier de guerre et déserteur errant, sans carte de garantie ou autorisation. (...) Ils feront également arrêter, (...) ceux des prisonniers de guerre ou déserteurs qui seront prévenus de trouble apporté à l’ordre public, vols, et tous autres délits, pour être punis suivant la rigueur de la loi. »
Tout citoyen qui désirait employer un étranger devait maintenant signer l’engagement de se conformer à ces dispositions, comme, par exemple, Pierre Carré de la commune d’Orme dans l’Aube :
« Je, soussigné, Pierre Carré de la commune d’Orme, m’engage à représenter toutes les fois que j’en serais requis le nommé Jean Kugler, prisonnier de Guerre du dépôt d’Arcis, natif de Niederschulz en Basse-France, âgé de 25 ans, (suit son signalement) qui m’est confié par le Procureur syndic du district d’Arcis pour venir travailler chez moi aux travaux de la campagne, et me soumet de le payer et nourrir, ainsi que de le déclarer à la Municipalité d’Orme sous la surveillance de laquelle je le mettrai à son arrivée. »
Conséquence : le statut de déserteur étranger devenait identique à celui de prisonnier de guerre, leur sort était intimement lié, sauf que, comme déjà évoqué, les uns étaient français et, théoriquement, appelés à rester en France et les autres, toujours étrangers devaient pouvoir rentrer dans leur pays une fois la paix revenue, mais, comme nous le verrons par la suite, même cela devenait avec le temps de moins en moins vrai.
Autre source de désordre : les évasions
Les évasions des étrangers, qu’ils soient prisonniers ou déserteurs, étaient un phénomène récurrent dès leur mise en dépôt, mais elles s’accentuèrent au cours des années, principalement après les restrictions imposées par le Représentant du Peuple, Albert. La commission responsable de leur gestion accusait régulièrement les agents nationaux de laisser « filer » prisonniers et déserteurs en nombre considérable à cause d’un grand laxisme, avec comme conséquence d’exposer les évadés « à manquer d’objets de première nécessité ou à se les procurer qu’au détriment des habitants des communes où ils passaient ».
Cependant, quel pouvait être l’effet de la sévère mise en garde que l’Agent national de Troyes adressa à son collègue du district d’Arcis ? « Citoyen, je crois devoir te prévenir, que les Prisonniers et Déserteurs Étrangers répartis dans les communes de ton arrondissement, quittent à chaque instant les lieux où ils ont été envoyés pour se rendre à Troyes, sans billets ou avec des billets de passe des Municipalités, et surchargent ceux-ci d’un nombre d’individus supérieurs à celui fixé par l’arrêté du Comité de Salut public du 29 Messidor dernier. Il est contre le bon ordre, d’abord, que les municipalités se permettent de donner des passes, et plus encore à autoriser des Étrangers à sortir du district de leur destination » et d’ajouter au bas de sa lettre : « Tu seras convaincu de la sévérité de l’avertissement que je te donne sur un objet aussi intéressant ».
Ces rappels à l’ordre restèrent, en fait, pour l’essentiel lettres mortes, car dans un état nominatif des déserteurs étrangers répartis dans les communes de ce même district, il est annoté que le déserteur matricule 1088, en dépôt à Trouan-le-Grand, Antoine Formass, natif de Sator en Pologne, « est reparti dans son pays sans permission », soulagement ou résignation ? Le maire de Soulaine voyait l’évasion de 5 des 10 déserteurs en dépôt sous un aspect purement administratif : « Il n’en est parti aucun avec des feuilles de route ». Plus laconique mais très pragmatique est la mention portée par le maire de Rosnay sur l’état des dépenses : « date de leur départ de l’une ou l’autre manière ».
Le maire de Liebault-sur-Vanne, aujourd’hui Estissac, montra dans un signalement d’évasion une très grande naïveté. Était-elle feinte ou réelle ? « Citoyen, je te préviens que (deux déserteurs étrangers) sont sortis de notre commune depuis quelques jours sans permission. Et dont un qui est resté a déclaré qu’ils étaient allés à Troyes pour acheter du tabac et ne reviennent point ». Prudent, le maire de Vosnon indiquait : « hors de la commune depuis le 20 Frimaire (An 3) », car certains déserteurs s’y prenaient à plusieurs fois, comme à Précy-Saint Martin où le maire notait en marge de l’État des dépenses : il « a déserté de ladite commune le 12 Fructidor (An 3), (il est) rentré le 19 Vendémiaire (et) est encore déserté le 12 Brumaire et jusqu’à présent n’y est point rentré ». Pourquoi alors lancer des recherches !
Confrontée à ces évasions massives, mais voulant en ignorer la véritable cause, la Commission des Administrations, Police et Tribunaux à Paris réagit à son tour et envoya, le 6 Pluviôse An 3 (25 janvier 1795), à tous les administrateurs des différents districts français un courrier où la menace était omniprésente :
« Les évasions multipliées des prisonniers (…) ne proviennent pas seulement de la négligence des Concierges, mais (…) on doit encore les attribuer à l’insouciance des Autorités constituées chargées de la police immédiate des prisons. (…) Nous attendons de votre sollicitude, Citoyens, que vous vous empresserez de rappeler à leurs devoirs celle des Municipalités de votre ressort, qui s’en seraient écartées (…). Vous leur observerez combien elles se rendraient coupables (….) et vous aurez soin de nous faire connaître celles dont l’insouciance criminelle aurait favorisé des évasions, afin que nous puissions provoquer contre elles toute la rigueur de la loi du 14 Frimaire. (…) Nous vous dirons que vous manqueriez à l’un de vos devoirs, si vous vous dispensiez d’exercer, à cet égard, une surveillance active et sévère, capable de prévenir des événements d’autant plus à redouter, que leur effet le plus constant est de remettre dans la société des hommes qui n’usent de la Liberté qu’ils ont recouvrée, que pour en troubler le repos et compromettre la sûreté publique et particulière. »
S’évader n’était pas sans risque. Jusqu’au 4 Brumaire An 4 (26 octobre 1795), toute évasion était punie « de six années de fers contre tous prisonniers de guerre évadés et repris ». Dans un premier temps, les autorités locales semblaient vouloir appliquer ces mesures avec rigueur, pensant probablement dissuader ainsi les candidats à l’évasion, comme le laissait entendre l’Agent national d’Arcis : « C’est ainsi que nous en imposerons à ceux d’entre eux qu’un caractère pervers et corrompus pourrait porter à des excès et que nous les amènerons peut-être par l’impossibilité de mal faire, à tenir une conduite satisfaisante et à se rendre utiles ».
Les conditions de détention auxquelles étaient soumis les évadés malchanceux, se trouvent exposées dans la lettre, ou plutôt la supplique, envoyée au Directoire du district de Sézanne par sept détenus : « Les sept déserteurs hollandais qui travaillaient à La Villeneuve et Potangis vous supplient humblement de leur accorder leur liberté en les renvoyant aux dites communes pour y travailler. Ils vous promettent qu’ils seront toujours bons sujets, qu’ils se comporteront toujours en honnêtes hommes. Ils sont en prison depuis plusieurs mois. Leur santé s’affaiblit d’être réduit au pain et en ayant pas de quoi avoir aucune (autre) subsistance et même pas bien habillés. Le froid les fait souffrir beaucoup. Vous voudrez bien, citoyens, leur faire cette grâce. C’est ce qu’ils espèrent de vous ».
Mais, en réalité, les évadés repris étaient fréquemment purement et simplement renvoyés dans leur dépôt d’origine, plus par commodité que par manque de place dans la prison.
Comment, dans ces conditions, apporter un début de solution à ce problème d’évasion massive ? Les communes disposaient certes d’agents chargés de surveiller déserteurs et prisonniers, mais, étant à la solde de la commune, ils étaient en nombre insuffisant, et dans les petites communes rurales, fréquemment seuls. Souvent, lorsque les déserteurs étaient logés par les habitants, ils restaient sous leur seule surveillance, car « pour les réunir dans une chambre, il faudrait être dans le cas de les garder, ce qui n’était pas aisé » et imposerait des dépenses supplémentaires.
Une solution était de faciliter le travail de ces agents qui, outre leur tâche de surveillance, devait parallèlement assurer leur propre subsistance. Ce fut dans ce sens qu’intervinrent les commissaires à la répartition auprès de la municipalité de Troyes le 6 Thermidor An 2 (24 juillet 1794) : les commissaires « ignorent les motifs qui ont pu déterminer la municipalité de Troyes à déplacer ceux desdits déserteurs qui étaient casernés à la maison du ci-devant Bon Pasteur pour les transférer en celle du ci-devant Petit séminaire, que ce local est trop éloigné pour les (les agents) mettre à même de surveiller ces individus comme la loi l’exige et les empêche en même temps de suivre leurs propres affaires ».
Les tentatives d’évasion et d’exactions atteignirent le paroxysme en l’An 7 (1799) à Troyes où 1500 prisonniers autrichiens vivaient confinés dans les deux casernes de l’Oratoire et des Jacobins. Particulièrement rebelles, ils constituèrent pour les autorités un véritable casse-tête, comme le relatait le commissaire des guerres : « Tout me porte à croire que dans le moment actuel plus de 300 se sont évadés. Leur audace est même portée à un tel point que la garde est insultée toutes les nuits et même assaillie à coups de pierre. Les campagnes où se répandent ces malheureux étant alarmées de leur présence et les fermes isolées et les petites communes situées dans les bois sont dans le cas d’être mises à contribution par ces individus ».
Le 29 Floréal An 7 (18 mai 1799), autre rapport qui confirmait les craintes émises par les autorités, mais, cette fois, le théâtre des exactions provoquées par ces mêmes prisonniers s’était déplacé vers la Forêt d’Orient. Face au danger qu’ils représentaient, la municipalité de Vendeuvre dut organiser une véritable expédition armée pour y mettre un terme :
« Il existe dans les bois contigus à plusieurs communes de notre canton des prisonniers de guerre qui, probablement, évadés de différents dépôts sont dans le cas de nous donner de l’inquiétude. Ils vont constamment solliciter nos fermiers de leur donner une subsistance quelconque et plusieurs, sans parler des menaces, volent insolemment. Une vache a été volée chez une veuve de la Loge dans la nuit de 27 au 28 de ce mois. Il n’y a point eu d’effraction, mais les voleurs dans leur fuite ont laissé sur leur passage les traces d’un fer qu’ils avaient au talon de leurs souliers ou bottes.
Cette trace a été suivie par plusieurs habitants de la commune qui, après 7 heures de marche, ont enfin trouvé les voleurs et le vol ainsi que d’autres effets tels que sur-de-peau, chemises, chapeaux ronds, paires de bottes molles et de brodequins ferrés sous le talon.
Ce vol a été découvert dans le bois dit de Lorient. En deux endroits, le feu était allumé et autour d’un bâton servant de broches rôtissaient plusieurs morceaux de viande. Les individus étrangers ont été saisis par les habitants qui, ne pouvant les retenir, ont été forcés de tirer sur les fuyards. Un d’eux est resté sur la place criblé dit-on de chevrotines et d’une balle. Il est maintenant dans nos prisons et l’officier de santé croit qu’il ne peut en revenir. (…)
Les cinq autres individus n’ont pu être atteints. (…) Le bruit court que plusieurs et même un grand nombre sont dans les bois qui nous environnent. Peut-être le département jugera-t-il convenable d’ordonner des mesures de répression. Veuillez donc bien lui communiquer nos craintes et nos inquiétudes sur la sureté et tranquillité publique. »
En réponse, « une chasse générale des prisonniers de guerre » fut organisée afin de « parvenir à éloigner les malveillants (…) et à rendre le calme et la tranquillité à nos concitoyens », le Commissaire des Guerres en poste à Troyes, sous l’autorité de qui se trouvaient les prisonniers, en étant l’instigateur.
Lorsque, de guerre lasse, le préfet de l’Aube demanda au maire de Troyes de « placer des gardes aux portes de la ville à l’effet d’empêcher les prisonniers de guerre de se répandre dans les campagnes », celui-ci fataliste lui répondit : « Cette mesure ne peut prévenir le maraudage, tant par le défaut de surveillance de la garde que par la facilité à s’évader par d’autres endroits que par les portes. Nous avons souvent eu occasion d’apprécier l’inutilité de cette garde qui, à diverses époques, a été établie sans pouvoir en retirer aucun résultat avantageux, ces prisonniers pouvant facilement sortir de la ville par les remparts. »
De plus, des évasions facilitées par l’encombrement des routes
Dans la mesure où toute autre mesure était vouée à l’échec, il ne restait, comme seule possibilité pour restreindre ces évasions, qu’à surveiller les routes que les étrangers empruntaient dans leur fuite. L’image qui ressort de toutes les tribulations sur les routes et chemins durant cette période est celle « d’engorgements » et d’ « encombrements », où le candidat à l’évasion pouvait sans peine se joindre à l’un des nombreux convois de passage.
Ainsi, s’y côtoyaient pêle-mêle :
- les troupes passant d’un champ de bataille à un autre, comme en juin 1794, où 30 000 hommes, venant de Vendée, traversèrent l’Aube pour aller dans le nord,
- les citoyens vaquant à leurs occupations,
- les nombreux transports des prisonniers ou déserteurs, fréquemment plusieurs centaines, parfois des milliers avec leurs gardes, en chemin vers un dépôt,
- ceux qui erraient d’un département vers un autre avec ou sans feuille de route,
- ceux qui partaient en convoi vers la Suisse ou Bruxelles pour un échange contre des prisonniers français,
- ceux qui rentraient dans leur pays d’origine grâce à un traité avec la France,
- ceux qui allaient travailler chez des citoyens d’une autre commune,
- ceux qui se rendaient à Troyes soit pour aller à l’hôpital, comme celui venant à pied de l’hôpital de Chalons en trois jours, car « évacué faute de place », soit pour présenter une requête auprès de l’administration, voire faire des achats ou même acquérir de faux documents
- et aussi tous ceux qui avaient falsifié ou surchargé tout document leur permettant de circuler plus librement ou s’échapper…
Face à ces déplacements incessants, les gendarmes, chargés d’arrêter les évadés, se trouvaient confrontés à une tâche quasiment insurmontable, même s’ils devaient être secondés par les agents des communes qui, en plus de leur mission habituelle, devaient surveiller « les passants et (arrêter) ceux qui n’auront point de passeport ou dont les passeports auront quelque note de fausseté. » En fait, nombre de communes se gardaient bien de faciliter la chasse aux fuyards en signalant immédiatement toute évasion, car lasses d’envoyer de vaines requêtes à l’administration centrale, elles étaient heureuses de réduire ainsi leur fardeau.