Dans le même temps ma grand-mère enlève tous les cadres de la guerre de 1870 et 1914 qui font état de patriotes ou de francs-tireurs fusillés par un peloton d’exécution allemand… Elle cache également tous les services en porcelaine qui mentionnent les mêmes figurines dans les fonds de plats ou d’assiettes. Cette décision est une source de dispute entre mes grands-parents car mon grand-père hurle haut et fort qu’il est maître chez lui et que ce ne sont pas les Prussiens qui feront la loi, qu’en 1914… qu’à Verdun… que dans le Nord… etc.
Dans ce grand changement il faut maintenant parer au plus pressé. Les préoccupations sont diverses. Avec l’aide des voisins, mon grand-père et mon père ont creusé un grand trou dans le champ proche et ils ont enterré la vache morte. Ils ont fait également disparaître au même endroit le sabre du grand-père gendarme qu’ils ont soigneusement enveloppé dans un chiffon gras. La ferme n’a pas trop souffert des combats ; seul un grand hangar, qui abrite deux vieux chariots et deux tilburys, est légèrement endommagé mais une remise en état s’impose. Il faut savoir que le triste résultat global de cette bataille situe les pertes à un niveau élevé : 45 civils tués, 120 blessés, 185 maisons détruites et 1800 sinistrés.
Mon père semble toujours inquiet et à l’écoute attentive des conversations de la famille je comprends que ses papiers militaires ne sont pas en règle. Il a repris son travail de comptable à la Filature et il se rend à Golbey tous les jours à bicyclette. Ma tante Marie vient d’apprendre que mon oncle Robert serait peut-être avec son régiment en Syrie. Elle pleure souvent à mon arrivée ; elle me caresse la tête en m’embrassant et je lui prends la main. Le Maire nous a informé que le cousin Henri a bien été fait prisonnier et qu’il est maintenant en Allemagne. J’ai finalement beaucoup de chance puisque mon père est parmi nous.
Vers le quinze juillet un side-car allemand s’arrête devant chez mon grand-père ; le gradé qui s’exprime dans un français parfait précise qu’il réquisitionne une chambre pour un officier allemand qui en prendra possession dès le lendemain. L’immeuble de mes grands-parents comprend deux corps d’habitation qui communiquent au niveau du premier étage et c’est à ce niveau, chez mon arrière-grand-mère, qu’une chambre est inoccupée. C’est un jeune lieutenant très courtois qui se présente et qui prend ses quartiers sans faire de bruit.
Je le rencontre parfois le soir vers 18heures lorsque je vais chercher mon « pot de camp » de lait frais. Il me salue en me regardant manger la tartelette à la crème préparée journellement par ma grand-mère, me fait un sourire et monte discrètement l’escalier qui mène à sa chambre.
Mon grand-père a gardé un petit train de culture et d’élevage : pommes de terre, choux, navets, betteraves, blé, orge et avoine, également poules, lapins, quatre vaches, deux cochons et un cheval de trait. L’administration lui a confié en pension un beau cheval de selle qui est resté quelque temps dans « le parc du juif ». Le propriétaire, marchand de bestiaux que ma famille connaît bien, a disparu au moment de l’arrivée des occupants. Mes grands-parents cultivent avec ardeur un grand jardin car les moyens de subsistance commencent à changer. Ils ne commercialisent plus de sable et leurs carrières ne fonctionnent plus. Antérieurement ils vendaient ce sable, d’une part, à l’armée française jusqu’en 1937, pour faire fonctionner les « Decauville », sorte de petits chemins de fer à voie étroite qui servaient au transport des munitions entre les forts de la région ( le sable fin répandu sur les rails en avant de la motrice évitait de patiner dans les côtes…) et d’autre part, aux artisans du bâtiment des environs.
Le petit commerce de laiterie est également abandonné, la production est consommée en partie par la famille ainsi que pour la fabrication du beurre à la baratte. La voiture n’est plus en état de marche et de plus il n’y a plus d’essence pour effectuer d’éventuelles livraisons.
Vers la fin de cette triste année 1940 un programme de rationnement est mis en œuvre par l’administration en ce qui concerne les denrées courantes : pain, viande, matières grasses, saindoux, fromage, sucre, riz, pâtes… le vin est réservé aux travailleurs de force ; le café, les oranges et mandarines sont déjà classés au rayon des souvenirs. Ma mère va tous les mois chercher à la Mairie les tickets de rationnement qu’elle compte ensuite tous les jours et qu’elle remet aux commerçants lors de ses achats. J’ai bien compris le principe : « s’il n’y a plus de ticket et bien il n’y a plus rien à manger ! »
Ma mère a fait l’achat de provisions, en particulier du chocolat que je mangerai à l’écart de mes copains jusqu’en juin 1941. Ce petit placard, encastré dans le mur, qui renferme ce fabuleux trésor est ouvert par maman tous les jours à mon retour de l’école. Au préalable, elle me recommande de n’en parler à personne et c’est ensuite avec délice que j’en déguste un petit morceau avant de faire mes devoirs.
Les restrictions concernent également les combustibles : briquettes, boulets, charbons, poussiers. En campagne, le bois est beaucoup utilisé pour le chauffage ; heureusement hêtres et chênes ne manquent pas.
Dans ce contexte, le jeune lieutenant allemand, toujours présent, parle de la guerre, de sa ville natale Munich, avec mon grand-père et ce dernier prend parfois des positions scabreuses sur Hitler. Son sauveur c’est le Maréchal Pétain vainqueur de Verdun… Son interlocuteur est triste car il subit cette guerre. Etudiant en droit, il a fait des études à Paris et il craint d’être envoyé sur le front de l’Est avec son chef d’état-major.
Un jour mon grand-père, qui considère à juste titre qu’il n’est plus tranquille chez lui, décide une provocation en plaçant dans les WC, dont se sert habituellement le Lieutenant, les pages d’une ancienne revue critique montrant sous tous ses aspects indésirables le Führer malfaisant. Le jeune officier a aussitôt rapporté les pages à mon grand-père en lui disant, avec un petit sourire de circonstance, qu’il n’était pas raisonnable de placer ces pages à cet endroit surtout pour l’usage qui en était prévu ! (En effet le papier de toilette n’existait pas encore…)
En décembre 1940, j’accompagne mon père dans une ancienne carrière, appartenant à mon grand-père, située derrière le poste électrique. A l’aide d’une brouette il transporte ses vêtements militaires qu’il a décidés d’enterrer. Nous choisissons un endroit qui sert déjà de dépotoir et après quelques bons coups de bêche, l’ensemble vestimentaire disparaît sous la terre…Bon débarras…
En cette fin d’année les fêtes habituelles de Saint-Nicolas et de Noël ont lieu dans la simplicité : les cadeaux sont réduits à un pain d’épice, un sac de billes et un jeu de quilles en bois ; adieu les cadeaux du type trains électriques …ou autres mécanos, machines à vapeur et soldats de plomb, mais j’ai récupéré un fusil Mas 36, dont la crosse est cassée, muni d’une culasse en état de fonctionnement, un stock de cartouches et une musette. J’ai caché l’ensemble dans un vieux hangar chez mes parents et parfois, le jeudi, je joue seul… à la guerre.
En ce début d’année 1941 c’est une petite sœur prénommée Rosine qui vient agrandir la famille dans la joie de cette naissance et qui constitue pour moi un très beau cadeau. Mais hélas quelque temps après mon père tombe malade pendant sept mois ; il souffre de rhumatismes articulaires et musculaires aigus. C’est une période très difficile pour toute la famille puisque les médicaments sont quasiment inexistants et mon père hurle de douleur jour et nuit dans des souffrances intolérables. Pendant toute cette période je loge chez mes grands-parents et je passe rendre visite à mes parents lors de mes déplacements scolaires.
L’école me plaît et je travaille bien en classe. Placé à côté de René, je suis parfois dissipé, d’autant que sur le banc situé devant nous, se trouvent Paulette et Madeleine. Derrière, les parties de rigolade s’organisent également avec la grande Clotilde et Marcelle. La maîtresse est relativement gentille mais son mari, le directeur, qui vient d’être libéré, a mis en place des principes de discipline qu’il a appréciés lors de son séjour comme prisonnier en Prusse Orientale( c’est la rumeur actuelle..) Les grands ne sont pas à la fête ! L’utilisation quotidienne des triques de coudriers dont la grosseur varie avec l’importance de la faute, laissent journellement des traces sur chacune des parties du corps des élèves les moins doués ! Certains, terrorisés, urinent dans la culotte. Les coups de règles pleuvent sur les doigts, les gifles et les oreilles tirées, voire décollées jusqu’au sang, sont des faits courants ; je me demande ce qui va se passer lorsque j’irai à mon tour dans cette classe d’ici quelques années…L’inquiétude me gagne lorsque j’entends les cris de douleur de ces élèves dont la mémoire a flanché. Je crains cet homme du futur et chaque jour qui passe me rapproche inexorablement de ce « monstre savant » mais dans l’immédiat le couloir et la rangée de sabots bien alignés me séparent encore de « cette terreur ». Qu’en sera-t-il dans l’avenir… ?
L’insouciance de notre enfance permet d’oublier les Allemands que nous ne voyons d’ailleurs pas beaucoup ; après avoir pris congé respectueusement, le pensionnaire de mes grands-parents est parti pour le front de l’Est. Cette insouciance et la prise de conscience collective du changement que nous subissons tous ont un effet bénéfique sur nos comportements car nous n’avons pas d’exigence ; la morale quotidienne et les maximes commentées deux à trois fois par semaine complètent assez bien nos états d’esprit et nos attitudes. Les disputes classiques et les conflits relatifs aux jeux se règlent de temps en temps à la loyale par une lutte « genre gréco-romaine » sous les affiches à côté de la Mairie. Vainqueurs et vaincus s’en sortent poussiéreux et si la blouse grise est déchirée c’est la fessée au retour chez les parents. Je joue simplement aux billes avec mes copains après l’école : Jean, Marcel, Serge et son frère Robert ; parfois André, René, Christian et Jean-Marie. Nous avons adopté le jeu en ligne avec des mises de trois à quatre billes par participant. Lorsque nos réserves sont épuisées nous récoltons de la terre glaise de différentes couleurs que nous roulons dans les mains afin de préparer la rondeur de la bille et nous glissons l’ensemble de ces préparations dans le four de la cuisinière chauffé à blanc pour la circonstance. Une heure après, la glaise est cuite : le stock de billes est renouvelé ! Le jeudi c’est le jeu du docteur avec Ginette qui m’intéresse ou à celui « de la maman qui se déshabille », avec Josy dans les champs de blés mûrs ! Quel plaisir ! Mais le jeudi c’est aussi le catéchisme vers 11h30 puis le patronage en après-midi. Parfois c’est chez mon arrière-grand-mère qu’un divertissement a lieu : jeu de l’oie, dominos, pyramides, petits chevaux, dames, mistigri, bataille, images d’Epinal ou nain jaune. D’un jeudi à l’autre, notre nouveau curé, l’abbé Simonin, sort sa lanterne magique et dans l’obscurité la plus complète passe et commente à sa façon les mêmes petits carrés de verre de Tintin et Milou projetés sur un drap blanc. Les enfants de notre rue ont parfois un supplément, lorsque de temps à autre, maman complète l’après-midi par la projection d’un ancien film muet en huit millimètres… Et c’est alors un tout autre régal puisque Tintin et Milou prennent alors des allures intrépides dans le cadre d’une véritable animation toujours en noir et blanc…
La tradition des « tocans », les soirs de prière pendant le mois de Marie est encore de mise, en particulier chez un vieil homme barbu, mystérieux et inquiétant, qui habite avec sa fille dans ma rue et dont la maison est entourée de petites baraques de tôles où les pierres lancées de nuit rebondissent comme des boulets dans un bruit infernal. La vieille demoiselle qui habite en face et que les enfants appellent « Tape la patte » à cause d’une infirmité de jeunesse, a droit aussi à son lot de pierres dans les volets ! La cuisine de la « Mélie Pan Pan » n’est pas oubliée ! C’est le fracas assuré ! Dès que chacun a terminé de « canarder », il faut courir afin d’éviter le courroux des « assiégés » sinon attention à la réaction ; ma sœur en sait quelque chose ! C’est un jeu ancien qui fait jaser dans « les couaroyes » et les cafés avec des indulgences pour mots de la fin : « Il faut bien que les enfants s’amusent ! ».
Une autre tradition consiste à installer sur les piquets de parc, des betteraves creusées et sculptées en forme de masques mortuaires munies de bougies allumées installées à l’intérieur afin d’effrayer les jeunes filles ! Sensations de réalisme garanti car ces apparitions extraordinaires au moment de pleine lune s’inscrivent alors dans les mythes et légendes les soirs de veillées et lorsque le conteur parle des feux follets dans le cimetière, des elfes le long du ruisseau, des fées en prairies, de l’ogre mangeur d’enfants, de sorcières sur un balai, des dragons ou des monstres, les auditeurs attentifs sont unanimes pour confirmer leur existence !
Dans ces soirs de veillées, l’atmosphère est aux sortilèges, le bonimenteur termine souvent sa prestation par l’histoire de la capture du « Darou », véritable bête des Vosges, sorte de « Loup-garou », être malfaisant, mi-homme, mi-loup qui hante les forêts depuis la nuit des temps . Il prétend alors que ce mystérieux carnivore peut être capturé à l’aide d’un sac de jute en appelant la nuit à l’orée du bois : Darou, Darou ! Il confirme que celui qui passera à l’action aura un succès sans précédent auprès de la gente féminine. Il désigne alors le plus nigaud des auditeurs capable d’affronter ce péril et l’on entend parfois le soir au coin du bois des appels incessants et les rires de ceux qui assistent le prétendant à la capture de ce fantomatique et ombrageux animal. Ensuite le village s’endort dans le silence de la nuit ; à chacun ses rêves… Seul le « bianloup » nigaud a des cauchemars !
Néanmoins l’histoire que voici est un autre dérivatif de premier ordre. Après un périple bien scabreux et courageux, de voyages en bateaux, de transports en trains, de passages clandestins, de zone libre, de ligne de démarcation, de frontières incertaines, de voyageur téméraire digne de notre ami Tintin, mon oncle Robert est revenu de Syrie ; il a repris son métier de coiffeur et j’adore tous ses récits orientaux riches de mystères, de rebondissements, de sentiments et d’émotion. Les commentaires sur son régiment, les espions, les voleurs ou les bouges de Damas avec les danseuses nues sont un régal. Ses talents de conteur voire de blagueur sont unanimement reconnus et sa clientèle en est friande. Ma tante Marie a retrouvé son bon sourire surtout lorsqu’il décrit « ses savoureuses » aventures, en particulier l’obligation de manger des stocks de plusieurs tonnes de camemberts moisis, entreposés dans les bateaux, remplis d’asticots blancs et cela pendant plusieurs mois ! Ce sont les Africains qui lui ont montré tout l’intérêt de cette grouillante nourriture qui a le mérite paraît-il de sentir une bonne odeur de fromage. Il prétend que c’est délicieux ! Les repas de famille du dimanche sont animés mais c’est surtout le proverbe qui est roi : « Ventre affamé n’a pas d’oreilles, mais il a un sacré nez » !
Dans la semaine, c’est un autre petit monde rosé qui grouille dans nos petites boites en fer blanc puisque le directeur de l’école organise des promenades dans les champs pour les grands et les petits afin de ramasser les larves de doryphores qui mangent les feuilles de pommes de terre. Ces sales bestioles prolifèrent comme des poux. C’est le Maréchal Pétain, dont la photographie est en bonne place dans les lieux publics, qui a demandé de participer à cet acte de civisme afin d’aider les cultivateurs.
Dans le même temps mes deux tantes, coiffées d’un chapeau de paille à large bord, s’activent dans les champs de blé voisins à la destruction des chardons et pour ce faire elles utilisent un outil fabriqué à l’aide d’un manche en acacia muni d’une dent de lame de faucheuse bien aiguisée. C’est un travail fastidieux, fatigant, qui vous « casse » le dos et je préfère, sans aucune réserve, ma participation civique avec ma petite boite que ce travail de forçat. Néanmoins, le vrai travail de forçat trouve sa véritable signification dans l’épandage du fumier à la fourche ; cette corvée est spécialement réservée aux jeunes cultivateurs robustes qui ont récemment quitté l’école ; dès l’aube, debout sur les chariots, ils peinent sous la charge fumante, tels des pantins et marionnettes dont les mouvements de bras sont saccadés. Là-bas, en bordure de la Moselle, harassés de fatigue, agitant leurs fourches, ils forment ainsi, tardivement, dans une lumière diaphane des corps aux ombres gesticulantes sur fond de soleil couchant jusqu’au crépuscule !
Dans ces sorties champêtres nous fredonnons une nouvelle chanson apprise à la radio : « Maréchal nous voilà, tu es le vrai sauveur de la France…etc. Maréchal, tu nous as redonné l’espérance, Maréchal, Maréchal nous voilà ! » Mon grand-père sourit en entendant cela mais mon père reste figé car il paraît que je chante faux ! Je crois plutôt que ça l’agace !