La semaine suivante, la méthode change, avec l’utilisation de deux gros boulons reliés par un écrou central qui emprisonne de la poudre de munitions pour fusils de guerre, mélangée à quelque chose dont je tairai le nom. Le principe consiste à lancer l’ensemble à la verticale et à l’arrivée sur le sol c’est une explosion garantie avec de grands risques.
Puis ce fut un premier moment tragique. Nous sommes dans le bois de la Woivre le Jeudi 26 Avril 1945. Lors d’une sortie de patronage par une belle journée de printemps, nous avons rencontré dans un chemin forestier monsieur Roger Dany qui demeure dans ma rue. Notre curé lui a parlé d’un engin accroché à un arbre qui semblait être une mine spéciale et qu’il convenait de faire très attention. Nous avons quitté ce monsieur en prenant la direction du village alors qu’il se dirigeait dans la direction opposée. C’est alors que nous avons entendu une violente explosion accompagnée d’un souffle puissant. Notre curé nous a demandé de continuer et revenant sur ses pas il s’est rendu compte que notre interlocuteur avait été victime de l’engin : déchiqueté paraît-il ! Blême, les yeux exorbités, malade, titubant, notre prêtre s’est rendu chez le Maire et ensemble ils ont annoncé à l’épouse la mort du mari. J’entends encore les hurlements de douleur de cette pauvre femme et les pleurs de ses enfants. Triste moment inhumain imprégné dans ma mémoire pour la vie !
La capitulation intervient le 8 mai 1945 et en juillet de cette même année, je pars pour la première fois en colonie de vacances … « Devinez où … ? En Allemagne ! Oui vous avez bien compris ! » C’est à Müggenbrunn, en Forêt noire, à proximité de Todnauberg que l’armée française, en liaison avec un prêtre d’Epinal, nous a installé dans deux hôtels luxueux de cette petite bourgade, dans un décor magnifique de montagnes et de grandes forêts de sapins. C’est vraiment très agréable d’être enfin libre et heureux. La nourriture fournie par l’armée est excellente. L’animation bien que simpliste est appréciée de tous. Le personnel allemand qui gère les deux établissements est irréprochable. Je garderai un souvenir impérissable de la patronne très gentille, qui a perdu son mari à la guerre et dont le fils est prisonnier en Russie.
Dès les premiers jours, le responsable et les moniteurs, armés de pistolets, se comportent en pays conquis vis-à-vis du Maire de la commune et de la population. A mon avis ce comportement dommageable est inacceptable, d’autant qu’il ne reste plus dans ce village que des femmes, des enfants et des vieillards. Une majorité de jeunes gens et d’hommes sont morts au combat, d’autres sont prisonniers. Cette attitude que nous reprochions à nos ennemis d’hier est mise en œuvre par nous aujourd’hui ! A titre d’exemple, notre encadrement a d’une part, exigé que le drapeau français flotte un peu partout dans le village et d’autre part, a menacé par voie d’affichage de tuer les vaches qui s’approcheraient de celui placé en haut de la colline. Revolver au point, l’un des moniteurs a obligé un vieux monsieur, tremblant de tous ses membres, à ouvrir une ancienne menuiserie, située à côté de l’hôtel, afin de confectionner des hampes de drapeaux. Interdite pendant l’occupation, nous chantons haut et fort la Marseillaise, en marchant au pas cadencé devant ce pauvre Allemand terrorisé. C’est un grand défoulement collectif qui résulte de nos privations de liberté. Cette revanche l’emporte sur le pardon et j’ai mauvaise conscience.
C’est l’époque des cœurs vaillants et des âmes vaillantes : « à cœur vaillant, rien d’impossible ! » et bien lors des offices nous occupons le cœur de l’église alors que les paroissiens sont relégués au fond. Belle mentalité… Le prêtre allemand ne dit pas un mot, il officie et à la fin de la messe, bénit tous les assistants. Les enfants de cœur allemands au regard figé, vêtus de leurs beaux surplis blancs sur fond rouge, vivent des moments de tristesse que nous connaissons pour les avoir déjà endurés pendant plus de quatre ans…. L’angoisse pour eux, la joie pour nous. C’est hélas toujours la guerre !
A mon retour en août, j’ai le plaisir de revoir notre cousin Henri rentré de captivité ; amaigri, malade, il est resté à l’hôpital pendant un mois avant de s’installer à nouveau chez lui. Je me souviens de la remise en état de sa moto ; une Terrot 500 cm3 à moteur culbuté. Puis c’est ensuite le tour d’une petite voiture de marque Rozengard dont il a changé la bobine. Heureux, il ne parle pas de son stalag ; en revanche, un jour, il a évoqué les camps de concentrations pour les Juifs. C’était la première fois que j’entendais cela et quelques mois plus tard j’ai vu des films sur les camps de la mort qu’un résistant nous a passé dans une salle du café de l’Union. C’était abominable, les chambres à gaz, tous ces hommes squelettiques, ces morts et ces maudits SS.
Fin août, les mauvaises habitudes de jeux dangereux reprennent hélas à chacune de nos sorties en campagne ou en forêt.
Eparpillés en lisière et sur les berges de la Moselle, les engins de guerre sont toujours présents. Les cartouches de fusils et de mitrailleuses à balles traçantes (couleur bleue), explosives (couleur noire), perforantes (couleur jaune) se trouvent dans les tranchées. Egalement les grenades à manche et surtout les petites valises en fer contenant quatre torpilles pour mortiers ou les charges de Panzerfaust ( bazooka antichar allemand) mais aussi les mines antichars ! sans oublier les armes : fusils, mitraillettes voire mitrailleuses…
Les enfants enlèvent les culots pour les aplatir dans un étau et former des croix de Lorraine à la lime à titre de décoration … Pour les offrir aux filles ! Personnellement j’ai procédé de cette façon sur une balle noire de mitrailleuse qui a explosée dans l’étau ; j’ai eu la chance de ma vie et je m’en suis tiré sans une égratignure, car la charge est montée à la verticale dans le toit en tôle de notre atelier !
Malheureusement un accident grave a lieu dans la forge de notre maréchal-ferrant. En effet, lors de la présentation d’un revolver à barillet, le fils du boucher a malencontreusement tiré sur Louis, l’un des fils du forgeron lui traversant la cuisse alors que la balle, continuant sa trajectoire, s’est fixée dans le sabot de Lucien, menuisier de son état ! Plus de peur que de mal ! un petit séjour à l’hôpital et la visite des gendarmes…
Dès le mois de septembre, les enfants de mon âge sont mobilisés tous les jeudi en après-midi dans le cadre de la garde des vaches qui broutent les « étroubles » et les prés fauchés en regain. C’est une coutume qui a pour but de rassembler le bétail sur un ensemble agricole sous surveillance. Dick, le chien, prend sa part de travail. Cette surveillance est constante car ces ruminants sont de fins tacticiens et quant ils veulent paître un champ de trèfles ou de betteraves, ils « attaquent » à plusieurs en s’éparpillant sur les côtés opposés ! Gare aux résultats s’ils mangent trop de trèfles car la panse se gonfle de gaz et « le spécialiste du village » doit venir à l’étable pour « mettre un coup de trocart » dans cet estomac énorme afin de supprimer la pression. Le trocart est une sorte de poignard en forme de poinçon, muni d’un étui troué vers la pointe que le spécialiste plante violemment dans la panse à un endroit précis ! Il retire ensuite ce poinçon en laissant l’étui troué en place, ce qui permet l’évacuation des fermentations gazeuses ! Pour les betteraves c’est une autre histoire ; elles doivent être tranchées en « léchures » sinon les pauvres ruminants s’étranglent et peuvent mourir étouffés ! Nous avons donc un rôle de gardien nanti de responsabilités importantes pour notre âge.
Malgré cette surveillance obligatoire nous avons des moments de répit qui permettent d’organiser les jeux ancestraux des enfants de la campagne : faire fumer une cigarette d’armoise (appelée : tabac de femme) à un crapaud ! Faire cuire les pommes de terre dans la cendre chaude ! Attraper dans la mare les petits crapauds sonneurs au ventre jaune, les tritons et salamandres ! Visiter les nids en particulier ceux des corvidés ! Ramasser les poires blettes en maraude ! Mettre des poils à gratter de l’églantier (en patois : chopécus) ou des boutons de soldats, dans le dos des filles afin de se faire remarquer par la gente féminine ! Instants sublimes des découvertes du flirt ! Néanmoins, des jeux bien plus dangereux prennent maintenant une part importante dans nos loisirs champêtres : déposer de la poudre de munitions dans les trous de guêpes pour y mettre le feu ! Placer une poignée de cartouches dans un brûlot alimenté en feu de bois et attendre la pétarade à plat ventre ! Et plus grave encore lorsque ce sont des détonateurs qui éteignent automatiquement le feu lorsqu’ils explosent ! Ceux qui comportent une boule sphérique en bout de tube sont extrêmement dangereux et pourtant ils sont légion…
Ces comportements se manifestent dès lors que nous sommes en dehors de nos habitations. Mon copain Robert qui manipulait pendant le catéchisme de la dynamite, genre pâte à modeler brunâtre, s’est vu confisquer l’ensemble par sœur Marie Bernard qui, ne sachant pas de quoi il s’agissait, voulait absolument jeter « le paquet » dans le fourneau en fonte incandescent en disant à sœur Delphina : « Mais qu’est-ce que c’est que cette cochonnerie ? C’est grâce à l’intervention énergique de deux autres enfants plus âgés que « le paquet » a été lancé… dans le jardin et qu’une énorme catastrophe a pu être évitée de justesse dans l’hilarité générale. Nous assistons en permanence à une banalisation du danger.
Les plus grands disposent depuis quelque temps d’une mitrailleuse qu’ils ont mise en action le long du Saint-Oger. Bien entendu les rafales sont parties sur des isolateurs à haute tension ainsi que sur des habitants qui arrachaient des pommes de terre. Les gendarmes ont mis bon ordre une fois de plus.
Le deuxième moment tragique est un cauchemar qui ne m’a jamais quitté. Nous sommes vendredi 13 septembre 1946, j’ai installé une tente dans mon jardin que je partage avec mes copains Marcel et Serge.
C’est alors qu’une explosion retentit vers 17 heures en direction de la Moselle ; une heure plus tard, telle une traînée de poudre, d’autres copains nous apprennent que Robert Dubois (11 ans), son jeune frère Abel (6 ans), et deux autres garçons Jacques Schall (7 ans) et André Rabot (7 ans) viennent d’être tués en manipulant une torpille de mortier, au bord de l’eau… sur les cailloux ! Quel chagrin ! Quelle douleur ! Indescriptible malheur !
- Gustave - Abel Dubois et son frère Robert tués par une torpille après la guerre au bord de la Moselle.
Le jour même nous sommes allés nous recueillir sur les corps. A notre demande, le père nous a montré Robert, couché dans ce lit mortuaire blanc, reposant à côté de son frère. Comme pour nous mettre à l’épreuve et certainement à titre de leçon, il a souhaité nous considérer comme des adultes en nous montrant ce corps déchiqueté, ces entrailles ouvertes, ces côtes arrachées dans cette poitrine d’enfant et ce visage en partie disparu, en s’exclamant dans un immense sanglot : « Regardez voilà votre copain ! » Et il a ajouté, fou de douleur : « C’est ce qui arrive lorsque l’on n’écoute pas ses parents ! »
Nous étions livides et profondément troublés, la leçon fut terrible, je crois que je suis devenu un homme ce jour là ; j’avais douze ans. « La douleur est un siècle et la mort un moment. »