Les véhicules à chenilles déroulent des câbles comme à l’abordage et à l’aide de treuils tirent sur les baraquements qui s’écroulent comme des châteaux de cartes dans un fracas épouvantable. Dans cette précipitation l’un des camions écrase ma petite chienne Quétie. Le chauffeur désolé doit continuer sa route et malgré mes pleurs je reste seul avec mon chien dans les bras. Maman me console tant bien que mal. L’enterrement de cette pauvre bête aura lieu dans notre jardin : quelques fleurs, une petite croix et mon premier gros chagrin.
La peur au ventre, quelques familles du village ont pris la fuite. C’est l’exode qui commence. Mon oncle, militaire engagé, a rejoint son unité aux environs de Dijon. Nous apprendrons a posteriori que la famille s’est réfugiée à Clermont-Ferrand.
Mon père a été rappelé bon pour le service auxiliaire après un séjour au Val-de-Grasse à Paris et il s’est trouvé en permission lors de l’invasion de la Hollande. A l’issue de sa permission il est parti rejoindre un hypothétique régiment vers le sud.
Nous sommes le lundi 9 juin 1940, mon grand-père confirme que les combats seront durs ; le maire a informé la population que tous les forts des environs résisteront jusqu’au bout, en particulier celui qui domine notre village au-dessus du « bois de la vigne », également de « Longchamp » distant de 3 km situé plus à l’Est. Le fort de Longchamp est non seulement le noyau d’un centre de résistance moderne mais aussi le plus puissant fort français. Toutes les formes récentes de modernisation existent jusqu’aux batteries cuirassées pour canons de 155 que l’on retrouve aussi sur la ligne Maginot.. Avec le fort de Dogneville, il est situé sur une ligne de hauteurs dominant la vallée de la Moselle et du Saint Oger. Il est construit à l’Est du plateau et domine un glacis dont les vues s’étendent de la Moselle à la route de Saint Dié.
Dans le cadre de la Place forte d’Epinal, ceux des Adelphes, de Razimont, de la Mouche, de Bois l’Abbé et d’Uxegney seront aussi de la partie. La ceinture fortifiée qui s’étend sur 43 km est constituée de 14 forts et ouvrages divers dont certains ne sont plus utilisés. Construits vers 1876 et modernisés en 1914, ils sont tous puissamment armés de mitrailleuses lourdes, de canons de 75 avec tourelles dont certaines d’acier montantes et pivotantes ainsi que quelques gros canons de la guerre de 1914 –1918 pour compléter l’ensemble de défense..
Nous décidons d’utiliser l’abri le plus sûr du village car les caves voûtées de mon grand-père sont trop humides ; il s’agit d’une ancienne poudrière désaffectée qui date de 1870 située dans le flanc de la colline, en surplomb du cimetière, juste en dessous du fort. Cet important ouvrage qui se situe sur l’ancienne voie romaine peut permettre de loger une centaine de personnes environ.
Le vendredi 13 juin 1940, nous sommes allés à la poudrière, à pied, par une belle journée d’été, sans savoir combien de temps nous habiterons cette demeure que je ne connais pas. Des avions non identifiés survolent les environs. Déjà les deux dépôts de carburants situés à Golbey sont en flammes et nous voyons une fumée noire qui s’élève en direction du pont canal qui enjambe la Moselle. L’ennemi ne disposera pas de cette énergie.
Je me souviens parfaitement de mon arrivée dans cette « forteresse » où la présence de quelques copains d’école, logés à la même enseigne, a été finalement pour moi un grand réconfort. Il faut tenter d’imaginer ce souterrain plongé dans l’obscurité totale, construit dans la colline, en forme de croissant, et fermé de deux portes blindées. Ce long corridor humide comprend des petites casemates situées de part et d’autre, ce qui permet aux familles de s’installer tant bien que mal, sur de simples matelas ou de la paille. L’eau courante n’existe pas, l’électricité non plus ; Les anciennes latrines et les urinoirs sont plus que vétustes avec l’odeur en plus ! Heureusement ces installations de fortune se trouvent dans la partie opposée ! Le Maire a fait installer des tonneaux pleins d’eau et pour l’éclairage, chaque famille dispose de bougies et de quelques lampes à pétrole. Mon grand-père s’est muni de plusieurs lampes à carbure qui se révéleront très utiles par la suite.
L’abbé du village a garé sa voiture au centre de cette large et grande galerie ce qui permet à quelques enfants privilégiés, dont je suis, de dormir assez confortablement. Cette faveur facilite les possibilités de jeux à l’intérieur du véhicule sous contrainte de ne jamais klaxonner. Les femmes nous sortent de la voiture plusieurs fois par jour et dans un rassemblement d’enfants de tous ages, nous prions à genoux et mains jointes…En quelques jours la révision est telle que nous connaissons parfaitement toutes les prières et les cantiques à la sainte Vierge, à Dieu, et à tous les saints du paradis.
Mais cette situation de début, banale la première journée, prend des allures de galères ou chacun se considère comme un prisonnier. Les pugilats entre enfants sont quotidiens et constants…Les taloches sont monnaie courante…Les mères ne contrôlent plus grand chose…Si bien qu’au bout de quelques jours les menaces deviennent terribles et l’on entend : « vous allez voir, les Allemands vont vous dresser ! »
Les hommes âgés parlent de la guerre de 1914-1918, en employant un verbe haut avec des commentaires à faire frémir de peur les plus courageux. Ils décrivent constamment des actes barbares de ces allemands qu’ils appellent « les boches » ou « les schleus » et l’on entend çà et là des informations épouvantables : « à Saint-Dié, dès leur arrivée, ils ont coupé la main droite de tous les enfants, dans un autre quartier ils ont crevé les yeux et coupé la langue de ceux qui criaient de douleur ! C’est comme en 1870 ils ont fusillé… » Etc. etc.
Si vous ajoutez la pénombre, les lumières blafardes, les prières à la Vierge, puis au bout de quelques jours la canonnade dans tout le secteur, vous comprendrez le drame que peut vivre un enfant.
Mon grand-père et quelques hommes sortent tous les jours sous la mitraille et les bombardements afin de traire les vaches, distribuer quelques fourrages et rapporter quelques vivres ; ils se sont repartis le travail dans les fermes pour tenir compte de ceux qui sont partis se battre ; dans la journée le bétail reste dehors. Les forts résistent et les combats font rage.
Vers le cinquième jour mon grand-père annonce qu’une vache a été tuée dans son parc par des éclats d’obus.
Le lendemain, il revient avec le sourire, je vois qu’il se penche et parle à ma mère dont le visage s’éclaire comme par enchantement et cela, je ne l’ai pas vu depuis bien longtemps. Ma curiosité d’enfant est très forte et je la presse de questions ; elle finit par me dire : « ton père est revenu ; il est chez ton grand-père ; il ne faut pas en parler ! » Cette réponse me comble de joie et je me sens beaucoup plus fort tout en étant circonspect sur la dernière partie de cette réponse.
En fin de journée trois soldats français casqués, armés de fusils et d’un pistolet mitrailleur, poussiéreux et fatigués, se présentent à la porte. Ils veulent boire et manger ; les femmes se précipitent avec quelques vivres et chacun prend des nouvelles des combats. Les récits laissent à penser que l’ennemi sera sur place prochainement.
Les trois pauvres bougres souhaitent passer la nuit avec nous mais les hommes plus âgés s’y opposent en disant : « si les Allemands vous trouvent ici nous serons tous fusillés ! » Ils repartent finalement, dépités, les bandes molletières « dégoulinantes » vers un destin tragique et dangereusement inconnu. J’ai de la peine et c’est en silence que nous les voyons disparaître au fond du pré.
Nous sommes le jeudi 19 juin1940, les Allemands se sont présentés aux portes d’Epinal et les combats d’artillerie lourde sont de plus en plus violents. Epinal n’est pas déclarée « ville ouverte ». Un responsable de la défense passive vient expliquer aux anciens que les opérations militaires tournent à notre désavantage et nous « buvons » tristement ses paroles. Certaines troupes sont en débandade ; c’est la retraite. Certains officiers ont organisé une défense de la Ville depuis le port du canal jusqu’à la Vierge. Des mitrailleuses et des petits canons de 25 sont mis en place dans certaines rues et font de gros dégâts sur les chars allemands dont plusieurs ont brûlé. La Préfecture est bombardée. Epinal est en flammes et l’aviation est entrée en action ainsi que des blindés beaucoup plus puissants que les précédents.
Puis vint un moment tragique ; le samedi 21 juin 1940, les hommes poussent l’énorme porte blindée et entrent harassés. Dans un silence solennel le Maire informe la population que notre prêtre l’abbé Poirot est mort pour la France, tué par un obus à proximité du presbytère. L’église est démolie, les voûtes sont tombées sur les bancs et le clocher ne vaut guère mieux. Seuls la croix et le coq restent là-haut, accrochés à des morceaux de ferraille.
Les femmes tombent à genoux, les prières redoublent et ma mère me serre dans ses bras en pleurant. J’ai de plus en plus peur et je pense à mon père.
Les deux forts de Dogneville et de Longchamp résistent toujours. Ils tirent sur tous les rassemblements ennemis signalés. Cette bataille va durer nuit et jour jusqu’au dimanche 22 juin1940 au soir, moment de la reddition. C’est le fort de Longchamp qui s’est rendu le dernier.
Cette dernière nuit, les tirs s’arrêtent ; paradoxalement cette absence de bruit inquiète ; le mystère de ces hommes que l’on dit méchants et cruels commence maintenant à bouleverser les esprits. C’est l’attente angoissante pendant laquelle chacun réalise une introspection personnelle afin d’imaginer ce que sera cette rencontre et quelle sera l’attitude des uns et des autres.
Vers 7 heures du matin les « locataires » de la poudrière sont habillés, tous debout, en position de départ. Nous entendons maintenant des bruits de moteurs lourds qui semblent se situer sur la petite route « romaine ». Les hommes discutent afin de déterminer ceux qui sortiront les premiers et comment ils se présenteront aux Allemands. Après des conciliabules c’est une vieille demoiselle que l’on appelle malicieusement « la Mélie Pan-Pan » qui prend la direction des opérations. Elle sortira en tête avec un drapeau blanc suivi des femmes et des enfants puis seulement les hommes âgés.
Je vois encore aujourd’hui la sortie de cette colonne humaine avec cette brave demoiselle en tête, telle Jeanne d’Arc, brandissant ce manche à balai nanti d’un drap blanc et ses disciples derrière se tenant par la main, enfants et femmes pleurant de frayeur sous un soleil matinal torride ; puis notre arrivée sur le bord de cette vieille route poussiéreuse où nous stoppons pour laisser passer les chars qui redescendent des forts. Je sens la main de maman qui tremble…
Cette fois ils sont là ; sur chacune des tourelles et sur les blindés ces soldats allemands au visage sérieux sont conquérants et triomphants. Un chef de char salue la « Mélie Pan-Pan » qui n’en revient pas… Son drapeau blanc a un petit succès…
Le cortège prend ensuite la direction du village, longe le cimetière, passe le pont qui enjambe la rivière du Saint-Oger, puis en silence c’est l’entrée dans notre village… Quelques maisons sont détruites, le clocher est éventré, l’église est dévastée, la voûte est tombée ainsi que le mur de la cure, triste rappel de la mort de notre curé. J’entends maintenant les chars qui s’éloignent derrière le bois de la vigne…La vague d’assaut à croix noires est passée…Repartie vers de tristes combats…
A partir de la Mairie, des Allemands sont rangés le long de la grande rue, les fusils, les mitraillettes sont en « tréseaux » gardés par des soldats en armes. Ensuite sont stationnés quelques véhicules tout terrain accompagnés de motos et side-cars, puis je remarque la cuisine roulante, en fonctionnement devant chez ma tantine Yvonne ; les cuisiniers préparent le repas de midi. Ils mangent du pain gris noir que je n’ai jamais vu auparavant. Puis très disciplinés, dans une tenue de couleur « gris vert », les hommes passent à tour de rôle devant ce grand gaillard de cuisinier qui sert un frugal repas, une sorte de soupe au vermicelle avec quelques petits morceaux de viandes. Ils parlent une langue gutturale qui fait frémir mais ils adressent quelques sourires si bien que les qualificatifs antérieurs ne correspondent plus du tout à ce que l’on attendait et c’est finalement une bonne surprise… Mon angoisse s’estompe…
Nous empruntons la route nationale et c’est alors un nouveau désastre qui s’offre à nous. A partir du domicile de notre grand-oncle Georges, la route est jalonnée de monticules de fusils dont la crosse est cassée, de cartouches de toutes sortes, de musettes, de casques, de masques à gaz, de ceinturons, de baudriers, de cartouchières, de calots, de bandes molletières, de capotes etc... Devant ce spectacle de désolation qui s’étend jusqu’au calvaire proche, je reste sans réaction, ni geste, ni parole… D’un côté les vainqueurs et de l’autre les séquelles d’une débâcle ! J’imagine nos pauvres soldats… « Où sont-ils maintenant ? » Certainement prisonniers…Près de la croix, j’entends comme dans un rêve cauchemardesque mon grand-père s’exclamer « Ils ont cassé les vieux Lebel, les mousquetons de cavalerie, ainsi que les nouveaux Mas 36 dont la crosse n’est même pas peinte ! Mais ils se sont battus ; les Allemands leur ont rendu les honneurs comme en 1914 ! C’est mon ami Joseph qui me l’a dit ! » Triste consolation…
Le retour à la ferme de mes grands-parents s’effectue dans un grand silence. A mon arrivée mon père me serre dans ses bras en embrassant ma mère qui doit croire à un miracle. En effet l’histoire vécue par mon père est rocambolesque. Le début du périple a pris naissance chez les gendarmes. Ils lui ont remis un ordre de transport pour un hypothétique régiment qui se trouve dans le sud. Avec deux autres soldats ils ont pris un train en direction de Besançon et après soixante-douze heures ils sont arrivés en gare de Port d’Atelier. Le train a stoppé et le chef de gare a annoncé que les Allemands avaient déjà pris possession de la ligne téléphonique des chemins de fer. L’homme a lancé d’un ton impératif : « inutile d’aller plus loin dans cette direction, vous serez fait prisonniers ; ça ne servira à rien, reprenez le train sur Epinal, vous ne pouvez plus vous battre ! » Les deux gendarmes réservistes en service sur le quai de la gare ont alors confirmé « Allez, il faut rentrer chez vous ! Vous êtes des auxiliaires » C’est ainsi que le retour a eu lieu. Celui-ci s’est effectué en soixante heures jusqu’à Xertigny puis ensuite à pied jusqu’au pays. Je pleure de joie…